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La bibliothèque, fondée et léguée à la ville par un prince marchand des premiers temps féru de culture, me fait l’effet d’un emblème du Savoir dressé comme un phare pour diffuser sa lumière au sein des ténèbres de l’obscurantisme environnant. Quelques-uns des plus misérables taudis de la ville s’accotent à son mur d’enceinte. Les mendiants pullulent devant ses portails. Je me demande encore ce qui les y pousse. Je n’ai jamais vu personne leur jeter une pièce.

Il y a bien un gardien, mais ce n’est pas un garde. Il n’a même pas de canne de bambou. Cette arme serait d’ailleurs superflue. Tous respectent ce sanctuaire du savoir. Sauf moi, à vrai dire.

« Bonjour, Adoo », lui ai-je dit alors qu’il faisait pivoter la porte de fer forgé pour me faire entrer. En dépit de ma glorieuse condition de grouillot et de balayeur, je suis considérée. Je jouis apparemment des faveurs de certains membres du bhadrhalok.

Caste et condition sociale ont pris une importance croissante à mesure qu’augmentait la population de Taglios et que diminuaient ses ressources. Au cours des dix dernières années, tant la définition des castes que leur observance sont devenues plus strictes et rigoureuses. Les gens se cramponnent désespérément au peu qu’ils possèdent. Ainsi le pouvoir des guildes commerçantes s’est-il considérablement accru. Plusieurs ont levé une petite armée privée qui veille à ce que les nouveaux arrivants et autres étrangers n’empiètent pas sur leurs plates-bandes, ou qu’on loue par exemple à des temples ou à d’autres corps constitués avides de justice expéditive. Certains de nos frères ont œuvré dans cette branche. Ces activités engendrent des revenus, créent des relations et nous permettent de connaître de l’intérieur des cercles qui nous resteraient autrement fermés.

De l’extérieur, la bibliothèque ressemble aux plus ornementés des temples gunnis. Ses piliers et ses murs sont tapissés de bas-reliefs évoquant des récits mythiques ou historiques. Elle n’est pas très vaste puisqu’elle mesure trente mètres de large sur soixante de long. Son niveau principal surplombe de quelque trois mètres les jardins et monuments environnants, eux-mêmes coiffés d’un clocheton. Le bâtiment proprement dit est assez haut pour abriter une galerie suspendue courant sur tout son périmètre au niveau d’un second étage, et le tout est surmonté d’une sorte de grenier, tandis qu’une cave bien drainée a été aménagée au sous-sol. Cette disposition des lieux est un tantinet trop exposée à mon goût. Si je ne me trouve pas tout en haut ou tout en bas, tout le monde peut me voir faire.

Le plancher de l’étage principal est une vaste étendue de marbre importé de très loin. Les pupitres et les tables où travaillent les clercs, tantôt à étudier, tantôt à copier des manuscrits décomposés, s’alignent en rangées bien droites. Le climat de Taglios n’est guère propice à la longévité des livres. Il émane de la bibliothèque une certaine atmosphère de tristesse et d’abandon. La Protectrice n’en a cure, car cette institution ne peut guère se targuer d’héberger d’antiques grimoires farcis de sortilèges mortels. On n’en trouve pas un seul, en fait. Mais elle recèle toutefois plein de matériau passionnant… Encore faudrait-il que Volesprit se donnât la peine de chercher. Mais elle n’a pas ce genre de curiosité.

Il y a plus de vitres dans la bibliothèque que partout ailleurs. Les copistes ont besoin de beaucoup de lumière. La plupart sont assez vieux et leur vue baisse. Maître Santaraksita ne cesse de répéter que la bibliothèque n’a pas d’avenir. Nul ne vient plus la visiter. Ce serait lié, selon lui, à la terreur panique qui a commencé à frapper les esprits dans son jeune temps, peu après l’ascension des Maîtres d’Ombres. Quand la peur qu’inspirait la Compagnie noire commençait à se répandre, avant même qu’elle ne fit son apparition.

Je suis entrée et j’ai inspecté les alentours des yeux. J’adore ce lieu. En d’autres circonstances, je serais volontiers devenue l’un des acolytes de maître Santaraksita. Du moins si j’avais survécu à l’examen sourcilleux subi par les candidats.

Je ne suis ni gunnie ni de haute caste. Je peux sans doute feindre de façon assez réaliste l’appartenance à ce culte. Je suis entourée de Gunnis depuis ma plus tendre enfance. Mais je ne connais pas le système des castes de l’intérieur. L’instruction n’est autorisée qu’aux membres de la caste des prêtres et à certains individus triés sur le volet parmi celle des négociants. Et si la vulgate et le haut-mode me sont familiers, je peux difficilement me prétendre issue d’une famille de prêtres tombée dans la débine. C’est à peine si j’ai connu une famille.

J’avais la bibliothèque pour moi toute seule. Et, visiblement, je n’avais nullement besoin de faire le ménage.

Que personne n’y vécût m’a toujours sidérée. Qu’on la trouvât à la fois plus sacrée et terrifiante qu’un temple. Les kangalis, ces enfants des rues orphelins et sans domicile qui se déplacent en bandes de six à huit individus, ne voient dans les temples qu’une ressource potentielle comme tant d’autres. Mais jamais ils ne sèment le désordre dans la bibliothèque.

Aux yeux des analphabètes, le savoir contenu dans les livres n’est pas moins terrifiant que celui gravé dans la chair d’un être aussi malfaisant que Volesprit.

J’occupais un des meilleurs emplois de Taglios. J’étais la principale gardienne du plus vaste reliquaire de livres de tout l’empire taglien et de sa plus importante manufacture de copies. Il m’avait fallu pas moins de trois ans et demi d’intrigues et plusieurs meurtres soigneusement ciblés pour parvenir à ce poste que j’appréciais sans doute beaucoup trop. La tentation d’oublier à jamais la Compagnie était prégnante. Et j’y aurais sans doute cédé si mes qualifications m’avaient permis de devenir autre chose qu’un simple concierge qui compulsait les bouquins en douce quand on ne le regardait pas.

J’ai rapidement rassemblé les attributs de ma prétendue profession puis je me suis dirigée vers un pupitre de copiste parmi les plus éloignés. Il se dressait assez à l’écart mais m’offrait une bonne perspective sur toute la salle en même temps qu’une excellente acoustique, tant et si bien que je ne risquais pas d’être surprise à exercer une activité aussi prohibée que peu plausible.

On m’avait prise deux fois sur le fait, chaque fois, fort heureusement, alors que j’étais plongée dans un livre tantrique enluminé d’illustrations. On avait cru que je reluquais des images cochonnes. Maître Santaraksita en personne m’avait suggéré d’aller étudier les parois des temples si ce genre de chose m’intéressait. Mais, après le second incident, je n’avais pu réprimer l’impression qu’il nourrissait de gros soupçons.

On ne m’avait pas menacée de révocation ni même d’une punition, mais on m’avait clairement fait comprendre que mon attitude était déplacée et que les dieux châtient ceux qui cherchent à outrepasser leur caste et leur condition sociale. On ne se doutait nullement de mes origines ni de mes fréquentations, bien entendu, pas plus que de ma répugnance à accepter la religion gunnie avec son idolâtrie et sa tolérance à la cruauté.

J’ai sorti le livre qui prétendait relater l’histoire des débuts de Taglios. Je n’en aurais jamais pris conscience si je n’avais pas remarqué qu’il était la copie d’un antique manuscrit. Si ancien qu’il semblait rédigé dans une calligraphie évoquant celle des vieilles annales que je peinais tant à déchiffrer. Le vieux copiste Baladitya n’avait eu aucun mal à le retranscrire en taglien moderne. J’avais récupéré l’original, moisi et en lambeaux, et je l’avais caché. Il me semblait qu’en comparant les deux versions je parviendrais peut-être à appréhender le dialecte de ces annales.

Dans le cas contraire, on pourrait toujours proposer à Girish de les traduire pour la Compagnie noire, occasion qu’il ne pourrait que saisir, compte tenu de l’alternative qui lui serait offerte.

Je savais d’ores et déjà que les livres que je souhaitais traduire étaient les copies de versions encore plus anciennes, dont deux au moins avaient été originellement transposées d’une langue entièrement différente… celle, probablement, que parlaient nos premiers frères à l’époque où ils avaient traversé la plaine de pierre scintillante.

J’ai commencé par le début.

L’histoire était passionnante.

Taglios, à sa naissance, n’était qu’une agglomération de huttes de torchis sur la rive du fleuve. Certains villageois péchaient ou esquivaient les crocodiles, tandis que d’autres cultivaient un certain nombre de plantes. La ville avait grandi sans autre raison apparente que sa situation de dernier poste avancé sur la terre ferme avant que le fleuve n’aille se perdre dans les marais pestilentiels du delta. Le commerce en aval se perpétuait par-delà les terres jusqu’à « tous les grands royaumes du Sud », dont aucun nom n’était cité.

Taglios, au tout début, était la tributaire de Baladiltyla, cité aujourd’hui disparue mais qui occupe une place importante dans la tradition orale. On l’associe parfois à de très antiques ruines proches du village de Videha, lui-même étroitement lié aux prouesses intellectuelles de certain empire « Kuras » et site de ruines entièrement différentes. Baladiltyla est la ville natale de Rhaydreynak, le roi guerrier qui faillit anéantir les Félons dans l’Antiquité et a ensuite harcelé la poignée de leurs survivants en enterrant les Livres des Morts, leurs textes sacrés, dans la caverne où Murgen gît à présent en dormition, avec les vieillards dans leur cocon de glace filée.

Toutes ces informations n’étaient pas contenues dans le livre que je lisais. Au fil des pages, j’établissais des liens avec des connaissances glanées au hasard de lectures ou de conversations. C’était très excitant. Pour moi, en tout cas.

J’ai trouvé la réponse à la question de Gobelin. Les princes de Taglios ne pouvaient jouir du titre de « roi » parce qu’ils étaient les vassaux des souverains de Nhanda qui les avaient élevés à ce rang et qu’ils considéraient comme leurs suzerains. Bien entendu, Nhanda n’existe plus, et Gobelin voudrait savoir pourquoi, en ce cas, les princes tagliens ne peuvent toujours pas se couronner. Les précédents étaient pourtant nombreux. À en juger par l’histoire des siècles antérieurs à l’arrivée de la Compagnie, ç’avait même été le passe-temps favori de tout homme capable d’en rallier trois ou quatre autres à son panache.

J’ai résisté au désir pressant de sauter les pages pour arriver à l’époque où les Compagnies franches du Khatovar se répandaient dans le monde entier. Ce qui s’était produit auparavant m’aiderait sans doute à comprendre ce qui avait provoqué cette explosion.