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Quelque chose clochait en ville. En dehors de son extraordinaire odeur de propreté. La pluie était tombée presque toute la nuit. Et en dehors encore de l’expression hébétée des gens des rues qui avaient survécu à la plus effroyable des nuits. Non. C’était une sensation qui vous coupait le souffle, et elle ne faisait que croître à l’approche de la bibliothèque. Peut-être une espèce de phénomène médiumnique.

Je me suis arrêtée tout net. Le capitaine nous conseillait de nous fier à notre instinct. Si le mien flairait du louche, je devais m’accorder le temps d’en comprendre la raison. Je me suis lentement retournée.

Pas de mendiants autour de moi. Mais ça se comprenait. On voyait des cadavres partout. Les rescapés, craignant que les Gris ne prennent de jour la relève des ombres, devaient encore se tapir dans l’abri qu’ils s’étaient trouvé. Mais les Gris brillaient eux aussi par leur absence. Et la cohue était moins dense qu’à l’ordinaire. La plupart des petits étals installés d’habitude par tout le quartier restaient invisibles.

L’odeur de la peur était palpable. Les gens s’attendaient au pire. Le spectacle auquel ils avaient assisté les avait profondément perturbés. Mais quel spectacle ? C’était loin d’être évident. Quand j’ai interrogé un marchand assez téméraire pour pointer le museau dehors, il a royalement ignoré ma question pour tenter de me convaincre que je ne pouvais en aucun cas survivre une journée de plus sans un encensoir en cuivre martelé.

Au bout d’un moment, j’ai fini par décider qu’il avait sans doute raison. J’ai encore fait halte pour converser avec un autre négociant en cuivres dont le stand se trouvait à portée de vue de la bibliothèque. « Où est passé tout le monde ce matin ? » lui ai-je demandé tout en examinant une espèce de théière à long bec sans réelle utilité.

Le coup d’œil furtif que mon interlocuteur a jeté en direction de la bibliothèque m’a appris que ma prémonition n’était pas dénuée de fondement. Et ce qui l’avait tant terrifié devait s’être produit très récemment. Nul quartier de Taglios ne reste bien longtemps désert et silencieux.

Je porte rarement de l’argent sur moi mais, ce matin, j’avais quelques pièces en poche. J’ai acheté la théière inutile. « Un présent pour ma femme. Parce qu’elle m’a enfin donné un fils.

— Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? m’a demandé le dinandier.

— Non. Je suis de… Dejagore. »

Il a opiné du bonnet comme si ça expliquait tout. « N’allez pas par là, Dejagorien, a-t-il murmuré quand j’ai repris mon chemin.

— Ah ?

— Ne vous pressez surtout pas. Faites un long crochet pour contourner ce bâtiment. »

J’ai scruté la bibliothèque des yeux sans rien voir d’anormal. Tout semblait parfaitement en ordre, sauf que quelques hommes travaillaient dans le jardin. « Oh. » J’ai continué d’avancer jusqu’à enquiller dans la première ruelle.

Pourquoi y avait-il des jardiniers sur place ? Seul le bibliothécaire en chef était habilité à les convoquer.

J’ai vu quelque chose tournoyer au-dessus du bâtiment. Ça s’est laissé dériver jusqu’au portail en fer forgé, où ça s’est posé juste à l’aplomb de la tête d’Adoo. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un pigeon isolé puis, quand il a replié ses ailes, j’ai reconnu un corbeau blanc. Et un corbeau encore plus vigilant qu’Adoo. Mais Adoo a l’habitude de se poster à l’intérieur du portail.

Encore un présage.

Le corbeau blanc m’a fixée. Et m’a fait un clin d’œil. À moins qu’il n’ait simplement battu des paupières ; mais j’ai préféré y voir un signe de connivence et de camaraderie entre conspirateurs.

Il s’est perché sur l’épaule d’Adoo. De stupéfaction, le portier a failli jaillir de ses sandales. L’oiseau a manifestement prononcé quelques mots. Adoo a encore sauté en l’air puis tenté de l’attraper. N’y parvenant pas, il s’est engouffré dans la bibliothèque. Quelques instants plus tard, des Shadars déguisés en bibliothécaires ou en copistes en surgissaient pour tenter d’abattre le corbeau à coups de pierres. L’oiseau a décampé sans demander son reste.

J’ai suivi son exemple, mais en empruntant une autre direction. Mes sens n’avaient pas été aussi aiguisés depuis des années. Que se passait-il ? Que fabriquaient-ils là ? De toute évidence, ils faisaient le mort et guettaient quelqu’un. Moi ? Qui d’autre ? Mais pourquoi ? Qu’avais-je bien pu faire pour me trahir ?

Rien, peut-être. Mais ne pas me présenter pour répondre à un interrogatoire constituait sans doute en soi un aveu de culpabilité. Toujours est-il que je n’étais pas assez folle pour essayer de m’introduire au flan dans la place rien que pour vérifier ce qu’y tramaient les Gris.

Le lait était renversé. Trop tard pour y remédier. Mais en songeant à ce volume des anciennes annales que je n’avais pas encore repéré ni subtilisé, j’en avais les larmes aux yeux.

Tout le long du trajet de retour, j’ai tenté de comprendre ce qui avait bien pu déclencher l’intervention des Gris. La disparition de Surendranath Santaraksita était encore trop récente pour susciter un intérêt officiel. D’ailleurs, il lui arrivait parfois d’arriver beaucoup plus tard à son travail. J’ai renoncé avant de me griller les méninges. Murgen pourrait toujours fourrer son nez là-dedans. Rien qu’en tendant l’oreille, il dénicherait peut-être la réponse.