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Nous avons vraiment connu la peur le lendemain matin, alors qu’apparemment nous avions toutes les raisons de nous montrer optimistes. Nous avions tenu une bonne moyenne la veille, nul corbeau ne tournoyait encore alentour et nous atteindrions sans doute le bois du Malheur avant les pluies de l’après-midi, ce qui signifiait que nous pourrions y mener notre petite affaire à bien et déblayer le plancher avant la tombée de la nuit. J’étais satisfaite.
Une troupe de cavaliers est apparue sur la route vers le sud, piquant droit sur nous. Plus ils se rapprochaient, plus il devenait évident qu’ils portaient l’uniforme. « Que faisons-nous ? s’est enquis Arpenteur.
— Contentons-nous d’espérer qu’ils ne sont pas à notre recherche et continuons d’avancer. » Les cavaliers ignorèrent royalement les voyageurs qui nous précédaient, même s’ils les forcèrent à se ranger tous sur le bas-côté. Ils ne galopaient pas mais ne lambinaient pas non plus.
Oncle Doj se rapprocha subrepticement de l’âne que ne montait pas Gota. Bâton de Cendre était dissimulé dans un fouillis de toiles et de piquets de tente en bambou, le fardeau de l’animal. Plusieurs précieux lance-boules de feu se cachaient parmi les piquets.
Il nous en restait bien peu. Et notre stock ne risquait pas de grossir tant que nous n’aurions pas déterré Madame. Gobelin et Qu’un-Œil étaient infoutus d’en fabriquer… quoique le premier eût admis qu’il n’en aurait pas été de même à peine dix ans plus tôt.
Ils étaient trop vieux pour s’atteler à toute tâche ou presque exigeant une certaine agilité cérébrale et, surtout, une grande dextérité manuelle. Selon toute probabilité, le projecteur de brume était leur dernière contribution d’envergure. Et l’on avait dû faire appel aux jeunes mains de Tobo pour tout ce qui dans sa conception n’exigeait aucune intervention magique.
J’ai surpris du coin de l’œil un scintillement métallique provenant de la troupe de cavaliers. « Flanc gauche de la route, ai-je lancé à Arpenteur. Que tout le monde se range de ce côté si nous devons leur céder la place. »
Mais j’avais parlé trop tard. Iqbal, notre homme de tête, avait déjà bondi sur la droite. « J’espère qu’il aura la présence d’esprit de retraverser après leur passage.
— Il n’est pas idiot, Roupille.
— Il est ici avec nous, non ?
— C’est un fait. »
Nous n’avons pas été déçus. La troupe de cavaliers était exactement ce qu’elle m’avait semblé : les éclaireurs d’une formation bien plus importante qui, à son tour, se révéla un peu plus tard l’avant-garde de la troisième division territoriale de l’armée taglienne.
En l’occurrence, le régiment commandé par le Grand Général en personne. Ce qui signifiait que Dieu avait décidé de nous placer directement sur la route de Mogaba.
Je me suis efforcée de ne pas m’inquiéter de la bonne blague qu’il comptait nous jouer. Lui seul sait sonder son cœur. Je me suis assurée que toute ma petite troupe occupait bien le côté gauche de la route et je lui ai ordonné de s’égailler davantage. Puis je me suis demandé si l’un d’entre nous ne risquait pas d’être reconnu par Mogaba ou par un vétéran qui l’aurait suivi assez longtemps pour se souvenir des guerres de Kiaulune contre le Maître d’Ombres.
Aucun de nous ne laissait de souvenir marquant. Et bien peu auraient pu croiser le chemin du Grand Général dans le passé… à part, bien entendu, oncle Doj, mère Gota, Saule Cygne ! Et Narayan Singh ! Narayan avait été l’allié très proche du Grand Général juste avant la dernière guerre contre le Maître d’Ombres. Leurs deux vilaines et malfaisantes bobines s’étaient concertées un nombre incalculable de fois.
« Je vais devoir changer d’apparence.
— Hein ? » Le petit Félon décharné s’était brusquement matérialisé à mes côtés, me faisant tressaillir. S’il était capable de se mouvoir aussi sournoisement…
« Nous allons croiser le Grand Général Mogaba, n’est-ce pas ? Et il pourrait bien me reconnaître, quoique notre dernier tête-à-tête remonte à des années.
— Vous me sidérez, ai-je reconnu.
— J’obéis au bon plaisir de la déesse.
— Bien sûr. »
Il n’y a d’autre dieu que Dieu. Même s’il me faut affronter tous les jours une déesse dont l’impact sur mon existence est nettement plus substantiel. Il m’arrive parfois de me faire violence pour m’interdire de gamberger. Dans sa miséricorde, Il est semblable à la Terre.
« Et si vous vous contentiez d’emprunter quelques vêtements et de vous débarrasser de ce turban ? » Encore que la meilleure solution, selon moi, fût de ne strictement rien faire. Comme je l’ai déjà fait remarquer, Narayan Singh ressemble à presque tous les Gunnis de basse caste. Eussent-ils été amants naguère que Mogaba, à mon avis, aurait le plus grand mal à le reconnaître. À moins qu’il ne se trahît délibérément. Mais comment diable aurait-il pu faire une chose pareille ? N’était-il pas le maître Félon, le saint vivant de sa secte ?
« Ça pourrait suffire. »
Singh s’est éloigné. Je l’ai suivi des yeux, brusquement prise de soupçons. Il ne pouvait être totalement inconscient de son anonymat inné. C’est donc qu’il s’efforçait d’implanter un schéma préconçu dans mon cerveau.
J’aurais aimé pouvoir lui trancher la gorge. Ce qu’il tentait d’imposer à mes pensées me déplaisait souverainement. Je pouvais très aisément me laisser obnubiler par mes inquiétudes sur ses manigances. Mais nous en avions besoin. Sans lui, plus moyen de récupérer la Clé. Oncle Doj lui-même ne savait pas exactement ce que nous cherchions. Il n’avait jamais vu la Clé avant qu’elle eût été volée. Ignorait jusqu’à son existence. J’espérais qu’il saurait la reconnaître.
J’allais devoir accorder quelques réflexions à la manière dont nous pourrions contourner les fermes garanties que j’avais fournies à Narayan pourvu qu’il consentît à nous accompagner en toute confiance, avec l’assurance que nous n’assassinerions pas la Fille de la Nuit pendant leur séparation.
Le dernier cavalier nous a enfin dépassés et le vacarme des sabots s’est estompé. Ils ne nous avaient prêté aucune attention dans la mesure où nous avions évité de leur barrer le passage. Le premier bataillon de fantassins arrivait derrière, à quelques centaines de mètres, en ordre impeccable ; aussi soignés et impressionnants qu’ils pouvaient le rester sur la route sous le commandement direct de Mogaba. On m’a bien fait quelques propositions de mariage provisoire, mais, cela mis à part, les soldats observaient la plus grande indifférence à notre égard. La Troisième territoriale est une division de soldats de métier très disciplinés, une sorte de prolongement du caractère et de la volonté de Mogaba ; rien à voir avec la bande de hors-la-loi loqueteux qui forment la Compagnie noire.
De toute manière, militairement parlant, nous ne valions plus tripette. Nous n’aurions pu trouver la force de combattre des lépreux, encore moins une formation comme la Troisième territoriale. Toubib en aurait le cœur brisé, une fois déterré.
Mon bel optimisme commençait à se dissiper. Nous progressions beaucoup moins vite depuis que les soldats tenaient le haut du pavé. Les points de repère signalant le chemin du bois du Malheur étaient certes en vue, mais encore à des heures de marche. Difficile d’éperonner la charrette et les bêtes sur ce sol boueux.
J’ai commencé à chercher des yeux un coin où nous asseoir à l’abri de la pluie mais, de mes précédentes visites dans le secteur, je n’avais gardé le souvenir d’aucun site propice. Quand j’ai posé la question à l’oncle Doj, il ne m’a pas été d’un grand secours : « Le bois est l’abri le plus proche.
— Quelqu’un devrait partir en reconnaissance.
— Tu as une raison de t’inquiéter ?
— Nous avons affaire aux Félons. » Je ne lui ai pas dit que Furtif et les gars de Semchi devaient nous y retrouver. Il n’avait pas besoin de le savoir. Et s’il avait dû esquiver le gros de l’armée de Mogaba et ses patrouilles, la marche de Furtif avait peut-être été ralentie elle aussi.
« Je vais partir en éclaireur. Dès que je pourrai le faire sans éveiller la curiosité.
— Embarquez Cygne avec vous. Il est le plus susceptible de nous trahir. » La Radisha n’était pas un moins gros risque, mais, jusque-là, elle n’avait pas fait mine d’appeler au secours. Cela dit, Arpenteur la talonnait d’assez près pour lui serrer le kiki s’il la voyait respirer un peu trop profondément.
Elle n’était pas stupide. Si elle en avait l’intention, elle attendrait une occasion qui lui laisserait au moins une petite chance de survivre à sa tentative.
Oncle Doj et Saule Cygne ont réussi à s’éclipser sans attirer l’attention, mais Doj a dû renoncer à emporter Bâton de Cendre.
J’ai rejoint Arpenteur et la Radisha. « Cette contrée est beaucoup plus cultivée qu’autrefois », ai-je fait remarquer. Dans mon jeune temps, la majeure partie des terres étaient désertes entre Taglios et Ghoja, et les villages, petits et misérables, survivaient sur quelques arpents très réduits. On ne trouvait à l’époque aucune ferme autonome. À présent, on en voyait partout. Fondées par des vétérans sûrs d’eux et épris d’indépendance ou par des réfugiés venus de territoires saccagés, naguère broyés sous le talon de fer des Maîtres d’Ombres. Nombre de ces nouvelles cultures débordaient quasiment sur la route, interdisant parfois de la quitter.
L’armée qui progressait vers le nord était forte d’environ dix mille hommes, assez pour occuper des kilomètres de route, alors que les suiveurs et le train se trouvaient encore loin derrière. Il devint vite flagrant que nous n’atteindrions pas le bois du Malheur avant les pluies, ni même peut-être avant la nuit.
Si l’on m’en avait laissé le choix, j’aurais préféré ne pas m’en approcher après la tombée du jour. Je m’y étais rendue longtemps après le coucher du soleil une certaine fois, voilà des siècles, à la faveur d’un raid de la Compagnie destiné à capturer Narayan et la Fille de la Nuit. Nous avions massacré un tas de leurs copains, mais ils avaient réussi à nous échapper. Je ne me souviens que de ma peur, du froid et de ce que ce bois semblait avoir une âme plus maléfique et incompréhensible que celle d’une araignée. Murgen avait même déclaré qu’il valait mieux s’introduire dans les cauchemars de Kina que de traverser de nuit ce décor. Bien qu’appartenant à ce monde, il en émanait une puissante aura surnaturelle.
J’ai essayé d’interroger Narayan. Pourquoi ses prédécesseurs avaient-ils choisi de faire de ce bois leur site le plus sacré ? En quoi était-il très différent des autres bois de cette époque, quand l’empreinte de l’homme sur la face du monde était nettement moins marquée ?
« Pourquoi désires-tu le savoir, annaliste ? » m’a-t-il demandé. Il se méfiait de mon brusque regain d’intérêt.
« Parce que j’ai la curiosité chevillée au corps. Il ne vous arrive jamais de vous demander comment les choses se passent ni pourquoi les gens agissent de telle ou telle façon ?
— Je sers ma déesse. »
J’ai attendu. De toute évidence, cette explication lui semblait amplement suffisante. Étant moi-même d’un tempérament plutôt religieux, je pouvais la comprendre sans pour autant m’en satisfaire.
J’ai fini par renifler dédaigneusement. Narayan s’est fendu d’un petit sourire narquois. « Elle est réelle, a-t-il insisté.
— Elle est les ténèbres.
— Tu peux la voir à l’œuvre autour de toi tous les jours. »
Faux. « Erreur, petit homme. Mais il me semble qu’on le constaterait effectivement si elle était libérée. » La conversation prenait brusquement un tour très dérangeant. Elle me forçait à admettre l’existence d’un autre dieu que le mien, ce que ma religion prétendait impossible. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu. »
Nouveau sourire sardonique.
Mogaba m’a rendu le seul service qu’il m’eût jamais rendu. En apparaissant en chair et en os, il m’a épargné l’épineuse et malcommode gymnastique mentale susceptible de reconfigurer Kina sous les traits d’un ange déchu jeté à l’abîme. Je savais que c’était faisable. Certains éléments de son mythe peuvent être refondus, reforgés de manière à les faire coïncider avec les dogmes de la seule vraie religion ; et, après les avoir calfatés d’une fine couche de goudron, j’aurais sans doute enchaîné sur une série d’acrobaties mystico-religieuses assez élégantes pour susciter l’admiration et la fierté de mes maîtres d’école.
Mogaba et son état-major cheminaient en arrière garde, aux trois quarts du trajet de la colonne. Le Grand Général était monté sur un cheval, ce qui n’a pas manqué de me surprendre. Il n’a jamais été un cavalier émérite. Mais c’est surtout la nature de sa monture qui m’a étonnée.
C’était un de ces étalons noirs enchantés ramenés du Nord par la Compagnie. Je les croyais tous morts. Je n’en avais pas vu un seul depuis les guerres de Kiaulune. Non seulement le sien n’était pas mort, mais il semblait dans une forme scandaleuse. En dépit de son âge avancé. D’un autre côté, cette chevauchée donnait l’impression de prodigieusement l’ennuyer.
« N’ouvre pas des yeux comme des soucoupes, m’a conseillé Arpenteur. Les gens trop curieux éveillent la curiosité.
— Il me semble que nous pouvons nous permettre de continuer à les dévisager encore un bon moment. Mogaba se sentira flatté. » L’incarnation même du Grand Général et du puissant guerrier, ce bon Mogaba. De haute stature, bien découplé, musclé, moulé dans un uniforme seyant et soigné de sa personne. Hormis l’argent qui saupoudrait ses cheveux, il ne faisait guère plus âgé qu’à notre première rencontre, juste après que la Compagnie avait repris Jaicur au Maître d’Ombres. Il n’avait pas de cheveux à l’époque, préférant se raser le crâne. Il paraissait d’excellente humeur, état d’esprit que je ne lui aurais guère prêté dans le passé, quand tous ses plans partaient à vau-l’eau, à son plus grand dam, et qu’il suffisait à la Compagnie de rappliquer en sifflotant pour les réduire à néant d’un seul geste.
Alors qu’il arrivait à notre hauteur, sa monture a brusquement renâclé et henni, avant de se cabrer légèrement comme si elle avait levé un serpent sous ses sabots. Mogaba a poussé un juron, bien qu’il n’eût à aucun moment menacé de vider les étriers.
Un rire est comme tombé du ciel. Et un corbeau blanc a piqué juste après, pour se poser de façon précaire sur la flèche de la perche brandie par le porte-étendard personnel du Grand Général.
Ce dernier continuait de blasphémer, de sorte qu’il n’a pas remarqué que son étalon se démanchait le cou pour me regarder passer.
Le foutu bestiau m’a fait un clin d’œil.
Il m’avait reconnue. Il devait s’agir de l’animal que j’avais chevauché, voilà si longtemps, sur des centaines de kilomètres.
J’ai commencé à me sentir légèrement fébrile.
Un homme de la garde personnelle de Mogaba a décoché une flèche au corbeau blanc. Elle a manqué sa cible et elle est retombée non loin de Chaud-Lapin, qui a poussé un hurlement irréfléchi. Du coup, le Grand Général a déversé sa bile sur l’archer.
Le cheval me fixait toujours. J’ai réprimé une forte envie de déguerpir. Peut-être allais-je passer au travers…
Le corbeau blanc a croassé quelque chose. Peut-être avait-il parlé, mais je n’ai perçu qu’un vague tintouin. La monture de Mogaba a exécuté une embardée assez violente pour rouvrir le robinet de ses vitupérations. Il s’est tourné vers l’avant et est reparti au trot. Cette dernière manœuvre afin de détourner de nous autres, pauvre piétaille sudiste, l’attention générale.
Tout le monde a hâté le pas en fixant ses pieds, sauf la Suruvhija d’Iqbal. Nous avons bientôt dépassé le plus fort du danger. Je me suis déportée vers Cygne. Il était encore si nerveux qu’il en cafouillait. Sa vanne éculée sur ce pigeon venu se poser sur le Grand Général alors qu’il était encore vivant est sortie de sa bouche dans un bredouillis.
Le rire nous a survolés. Haut dans le ciel, le corbeau était quasiment impossible à distinguer sur le fond de nuages. Je regrettais de n’avoir embarqué personne qui pût me conseiller à son sujet.
Pendant une génération, les corbeaux avaient toujours été de mauvais présages pour la Compagnie. Mais, apparemment, nous devions une fière chandelle à celui-là.
Pouvait-il s’agir d’un Murgen provenant d’une époque différente ?
Murgen nous observait, j’en avais la certitude, mais ce corbeau était incapable de communiquer. Alors peut-être que…
Si tel était le cas, lui aussi avait dû passer un mauvais quart d’heure. Sachant que, nous capturés, ses chances de ressusciter retombaient à zéro.