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Maître Santaraksita n’attendit même pas que nous fussions seuls et hors de portée d’ouïe pour m’aborder.

« Tes états de service commencent à s’en ressentir, Dorabee. Voilà deux jours, tu es arrivé en retard. Hier, tu ne t’es même pas montré. Et tu ne m’as pas l’air franchement frais et dispos ce matin. »

Je ne l’étais pas. Avec tout autre que lui, j’aurais sans doute réagi avec acrimonie. En l’occurrence, c’est à peine si j’ai remarqué que le ton de ses paroles ne s’harmonisait pas avec leur teneur. Il m’a semblé que mon retour lui ôtait un poids et j’ai même cru sentir qu’il avait craint de ne pas me voir revenir. « J’avais la fièvre. Pas moyen de tenir debout plus de trois minutes d’affilée. J’ai bien essayé de venir, mais j’étais dans un tel état de faiblesse que je me suis égaré et que j’ai fini par me résigner à rentrer.

— Est-ce bien sage de venir aujourd’hui ? » Brusque revirement teinté d’une inquiétude exagérée.

« Je me sens un peu plus valide ce matin. Et j’ai du pain sur la planche. Je tiens vraiment à conserver cet emploi, sri. Aucun autre ne me permettrait d’approcher d’aussi près une telle somme de savoir.

— Où habites-tu, Dorabee ? » J’avais déjà pris mon balai. Il me filait le train.

Des yeux nous observaient, pétillant parfois d’une lueur entendue, comme si ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient Santaraksita poursuivre un jeune homme de ses assiduités.

Sachant qu’il avait déjà tenté de me suivre jusque chez moi, j’avais une réponse toute prête à sa dernière question. « Je partage avec plusieurs amis soldats une petite chambre sur les quais, dans le quartier de Sirada. » Situation assez banale à Taglios, où l’on comptait pratiquement deux fois plus d’hommes que de femmes, tant les premiers avaient quitté en grand nombre les Territoires dans l’espoir de faire fortune en ville.

« Pourquoi n’es-tu pas rentré chez toi à ta libération, Dorabee ? »

Oh-ho. « Sri ?

— Ta mère, tes frères et sœurs et leurs épouses et époux vivent toujours là où tu as vécu enfant. Ils te croient mort. »

Oh, flûte ! Il était donc allé les trouver ? Quel fouineur ! « Je ne m’entends pas avec eux, sri. » Mensonge éhonté de la part de Dorabee Dey Banerjae. Celui que j’avais connu était très proche des siens. « Au retour des guerres de Kiaulune, j’avais si horriblement changé qu’ils ne m’auraient jamais reconnu. Si j’étais rentré à la maison, ils n’auraient pas tardé à découvrir sur mon compte des faits qui les auraient obligés à me désavouer. J’ai préféré leur laisser croire que Dorabee était mort. Le garçon dont ils se souvenaient n’existait plus. »

J’espérais qu’il interpréterait ces paroles conformément à ses souhaits personnels.

Il a mordu à l’hameçon. « Je vois.

— Je vous remercie de votre sollicitude, sri. Si vous voulez bien m’excuser… » Je me suis mise au travail.

Je travaillais avec diligence, absorbée dans mes pensées. Pour parvenir à mes fins, j’étais quasiment contrainte de me laisser suborner. Je n’avais aucune expérience de ces choses, ni d’un point de vue ni de l’autre. Mais les anciens me disent intelligente et, au bout d’un moment, j’ai fini par entrevoir un moyen d’infléchir dans mon sens le cours des événements sans pour autant inciter Surendranath Santaraksita à se mettre dans une position plus compromettante  – tant sur le plan moral qu’affectif  – que celle où il s’était déjà fourré en me filant jusque chez moi, m’obligeant par le fait à envoyer Tobo lui porter secours. Détail qu’il ignorait évidemment.

J’ai été victime d’une brève faiblesse en milieu de matinée, si bien le vieux Baladitya a eu l’occasion, en me témoignant sa sollicitude, de rembourser la petite dette qu’il avait contractée envers moi. Le temps que maître Santaraksita invente une excuse plausible pour m’approcher de nouveau, j’étais déjà rétablie et à pied d’œuvre.

Quelques heures plus tard, je me suis forcée à rendre mon déjeuner avant de nettoyer les dégâts avec ostentation. Des vertiges m’ont encore prise un peu plus tard. Dont le tout dernier après le départ de la majeure partie des bibliothécaires et copistes, en dépit des averses qui menaçaient de nouveau. La tempête de l’après-midi avait été moins violente qu’à l’ordinaire. Les Tagliens y voient souvent un mauvais présage.

Santaraksita a rempli son rôle à la perfection. Il se trouvait à mes côtés avant même que mon tournis ne se dissipe. « Tu devrais rentrer maintenant, Dorabee, m’a-t-il conseillé d’une voix fébrile. Tu as abattu plus que ton quota journalier d’heures de travail. Tu finiras demain. Je vais t’accompagner pour m’assurer que tu vas bien. »

Une récidive a menacé alors que je m’apprêtais à protester de l’inutilité de la démarche, de sorte que j’ai répondu : « Merci, sri. Votre générosité ne connaît pas de limites. Mais Baladitya ? » Le petit-fils du vieux copiste lui avait encore fait faux bond.

« Il habite pratiquement sur la route. Nous le ramènerons d’abord. » J’ai tenté de réfléchir à une petite comédie, geste ou parole affectée qui conforterait Santaraksita dans son fantasme, mais rien ne m’est venu. C’était d’ailleurs bien inutile. Il était décidé à s’enferrer lui-même. Tout cela parce que je savais lire.

Saugrenu.

Arpenteur-du-Fleuve traînait justement devant la bibliothèque quand nous en sommes sortis, maître Santaraksita, Baladitya et moi-même. Je lui ai adressé un petit signe discret pour lui faire comprendre que nous allions pouvoir opérer. En cours de route, d’autres gestes lui apprirent que le vieillard devait lui aussi être emballé, dès que Santaraksita et moi l’aurions quitté. C’était un témoin qui risquait de déclarer avoir vu le bibliothécaire en chef pour la dernière fois en ma compagnie. En outre il pouvait nous être utile.

Non loin de l’entrepôt, j’ai encore été victime d’un léger accès. Santaraksita a passé le bras autour de ma taille pour me soutenir. Je me suis enfouie un peu plus profondément dans ma retraite intime et j’ai continué à jouer le jeu. Nous étions dès lors entourés, à distance respectueuse, par des frères de la Compagnie.

« Tout droit », ai-je précisé à Santaraksita que le réseau extérieur de sortilèges commençait à désorienter. « Tenez-moi la main. »

Quelques instants plus tard, un coup délicat à la base du crâne du bibliothécaire en chef me permettait enfin de sortir de ce rôle embarrassant.

 

« On me connaît sous le nom de Roupille. Je suis l’annaliste de la Compagnie noire. Je vous ai conduit jusqu’ici pour m’aider à traduire certains matériaux rédigés de la main de mes prédécesseurs. »

Santaraksita s’est mis à pousser les hauts cris. Kendo a plaqué la main sur sa bouche et son nez, lui coupant la respiration. Au bout de plusieurs manœuvres de ce genre, même un membre de la haute caste des prêtres parvient à établir une corrélation entre le silence et l’aptitude à respirer librement.

« Nous jouissons d’une réputation assez féroce, sri, ai-je continué. Et elle est largement méritée. Non, je ne suis pas Dorabee Dey Banerjae. Dorabee est mort pendant les guerres de Kiaulune. Il combattait dans notre camp.

— Que me voulez-vous ? » D’une voix chevrotante.

« Comme je viens de vous l’expliquer, nous devons traduire de très vieux livres. Tobo, apporte-les sur mon établi. »

Le garçon s’éloigna non sans maugréer : c’était toujours lui qui devait tout aller chercher.

Maître Santaraksita découvrit avec effarement que certains des volumes que je souhaitais traduire avaient été pillés dans sa réserve interdite. De fait, son visage a même perdu ses couleurs quand je lui ai montré ce que je croyais être la plus ancienne des annales, en ajoutant : « On va commencer par celui-là.

— Je suis abasourdi, Dorabee… Désolé, jeune homme. Roupille, c’est bien ça ?

— Ouaf ! a beuglé Qu’un-Œil qui venait tout juste d’apparaître. N’auriez-vous donc jamais flairé le mauvais arbre ? Mon petit trésor de Roupille, ici présente, est une fille. »

Je me suis fendue d’un petit sourire narquois. « Zut ! C’est reparti, sri. Il va falloir vous fourrer dans le crâne que même une femme peut savoir lire. Ah ! Voilà Baladitya. Vous travaillerez avec lui. Merci, Arpenteur. Tu n’as rencontré aucun problème ? »

Santaraksita s’est remis à ruer dans les brancards. « Je ne… » Kendo l’a de nouveau réduit au silence.

« Vous allez vous coller à ces traductions sans épargner vos efforts, sri. Sinon, nous ne vous nourrirons pas. Nous ne sommes pas le bhadrhalok. Il y a beau temps que nous avons cessé de bavasser. Nous agissons. Pour votre malheur, vous vous êtes empêtré dans nos filets. »

Sahra s’est pointée. Trempée jusqu’aux os. « Il pleut encore. Je constate que tu as sorti ton poisson de l’eau. » Elle s’est effondrée dans un fauteuil et a scruté Surendranath Santaraksita. « Je suis vannée. Mes nerfs ont été éprouvés toute la journée. La Protectrice est rentrée des marais à midi. Elle était d’une humeur franchement exécrable. Elle s’est chamaillée avec la Radisha sous nos yeux.

— La Radisha lui a tenu tête ?

— En effet. Elle est à bout de nerfs. Un nouveau disciple du Bhodi s’est pointé ce matin, mais les Gris l’ont empêché de s’immoler. Là-dessus, la Protectrice lui a annoncé qu’elle nous confisquerait dorénavant la nuit en lâchant ses ombres. C’est là que la Radisha s’est mise à vociférer. »

Ce qu’impliquaient les révélations de Sahra laissait Santaraksita à ce point désemparé que je n’ai pu me retenir d’éclater de rire. « Non, s’est-il obstiné. Ce n’est pas drôle. » Puis nous nous sommes aperçus qu’il ne s’inquiétait pas vraiment des ombres. « La Protectrice me taillera les oreilles en pointe. Sinon pire. Ces livres n’auraient jamais dû se trouver dans la bibliothèque. J’aurais dû les détruire depuis des siècles, mais je suis incapable d’infliger un tel sort à un livre. Ensuite ils me sont sortis de l’esprit. J’aurais dû les mettre sous clé.

— Pourquoi ? » a aboyé Sahra. Sa question est restée sans réponse.

« Tu as progressé ? lui ai-je demandé.

— Je n’ai pas eu l’occasion d’arracher des pages. Je ne suis même pas entrée dans la suite de la Radisha. J’ai surpris sa conversation avec Volesprit. Et j’ai encore appris autre chose.

— Quoi donc ?

— Que le Purohita et tous les hiérarques du Conseil privé quitteront le Palais demain pour assister à une assemblée des grands-prêtres destinée à préparer le Druga Pavi de cette année. »

Le Druga Pavi est la plus importante fête annuelle gunnie de l’année taglienne. Taglios, en raison de ses nombreux cultes et innombrables minorités, se glorifie presque chaque jour d’une fête, mais le Druga Pavi surpasse toutes les autres.

« Mais cette fête ne tombe qu’à la fin de la saison des pluies. » Cette information me laissait sur une curieuse impression.

« Ça m’a semblé de mauvais augure à moi aussi, a reconnu Sahra.

— Arpenteur, escorte le maître et le copiste dans leurs quartiers et veille à ce qu’ils soient aussi confortablement installés que possible. Demande à Gobelin de leur appliquer des sortilèges d’étouffement et assure-toi qu’ils aient bien compris leur fonctionnement. As-tu eu vent de ce renseignement avant ou après le retour de Volesprit de sa campagne de terreur dans les marais ? ai-je demandé à Sahra.

— Après, bien sûr.

— Évidemment. Elle soupçonne quelque chose. Kendo, dès qu’il fera jour demain, je veux que tu files au Kernmi What. Tâche d’en apprendre le plus que tu pourras sur cette assemblée sans pour autant trahir ton intérêt. Si tu constates la présence de nombreux Gris ou Shadars dans les parages, n’insiste pas. Reviens ici avec ce que tu auras découvert.

— Tu crois vraiment l’occasion propice ? s’est enquise Sahra.

— Elle le restera tant qu’ils seront hors du Palais, pas vrai ?

— On ferait peut-être mieux de les tuer et de placer des pastilles sur leurs cadavres. Volesprit piquerait une rage folle.

— Minute. Une idée me vient. Sans doute m’a-t-elle été soufflée par al-Shiel. » J’ai agité un doigt en l’air comme pour battre le tempo. « Oui. C’est ça. Il faut espérer que la Protectrice tente de tendre un piège au Purohita. » Je me suis expliquée.

« Parfait, s’est exclamé Sahra. Mais, pour que ça marche, il faudrait que Tobo et toi entriez avec moi au Palais.

— Et ça m’est impossible. Pas question de ne pas me présenter à mon travail le jour de la disparition de maître Santaraksita. Convoque Murgen. Demande-lui s’il a traîné aujourd’hui dans les environs du Palais. Tâche de découvrir s’il s’agit d’un traquenard et, si c’est le cas, son emplacement. Si Volesprit s’absente, vous pourrez peut-être y suffire, Tobo et toi.

— Je ne voudrais pas rabaisser ton génie, Roupille, mais j’ai mûrement réfléchi à cette affaire. Pendant des années, par intermittence. C’est en partie parce que cette opération est envisageable que j’essaie sans cesse de me rapprocher le plus possible du centre de décision. Pour tout dire, elle ne peut être menée à bien par moins de trois personnes. J’ai besoin de Shiki et j’ai aussi besoin de Sawa.

— Laisse-moi réfléchir. » Pendant que je ruminais, Sahra a réussi à capter l’attention de Murgen. Il semblait désormais plus attentif, tout comme il donnait l’impression de s’intéresser davantage au monde extérieur, surtout si son fils et son épouse étaient concernés. Il commençait peut-être à comprendre. « Je sais, Sahra ! Nous pouvons demander à Gobelin de jouer le rôle de Sawa.

— Pas mèche, bordel ! » a fulminé Gobelin. Il l’a répété quatre ou cinq fois en autant de langues différentes, au cas où nous n’aurions pas pigé. « Qu’est-ce qui te prend, femme ?

— Tu es de ma taille. Il suffira de te frotter un peu le visage et les mains de noix de bétel, de te faire endosser la tenue de Sawa et de demander à Sahra de te coudre hermétiquement les lèvres pour que tu ne te mettes pas à beugler dès que l’envie t’en prendra, et l’on n’y verra que du feu. À condition que tu gardes les yeux baissés. La principale activité de Sawa.

— C’est peut-être la solution, a dit Sahra en ignorant les protestations ininterrompues du petit sorcier. En fait, plus j’y réfléchis, plus ça me plaît. Et, sans vouloir te manquer de respect, Gobelin nous serait nettement plus utile que toi en cas de coup dur.

— Je sais. C’est donc décidé. Et je vais pouvoir continuer à jouer le rôle de Dorabee Dey. Merveilleux, non ?

— Les femmes ! a grommelé Gobelin. Infréquentables, mais pas moyen de s’en débarrasser.

— Tu ferais bien de demander tout de suite à Roupille de t’enseigner les tics de Sawa, lui a conseillé Sahra avant de se tourner vers moi. Il y a beaucoup de besogne pour elle là-bas. Et Narita tient énormément à la reprendre. Tobo, tu as besoin de te reposer. Nul n’a encore fait le rapprochement entre Gokhale et toi, mais tu dois néanmoins rester vigilant.

— Je n’aime vraiment pas aller là-bas, m’man.

— Tu crois que ça me plaît ? Nous devons tous…

— Oui. Je crois que tu aimes ça. Et que tu continues à t’y rendre parce que le danger t’excite. Que tu supporterais très mal d’arrêter de prendre des risques. Quand ça arrivera, à mon avis, il faudra te surveiller de très près pour t’empêcher de prendre des initiatives qui risqueraient de nous entraîner avec toi dans la mort. »

Voilà un gamin qui avait beaucoup réfléchi. Peut-être avec l’aide d’un ou deux de ses oncles. Mais, à mon avis, il n’était pas loin de toucher la vérité du doigt.