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Narayan semblait sincèrement intrigué par l’intérêt persistant que je lui portais. Je n’avais pas l’impression qu’il se souvînt de moi. Mais il savait désormais que j’étais une fille et que j’avais été naguère le jeune homme qu’il avait croisé des siècles plus tôt  – assez rarement du reste  – sous le nom de Roupille.

« Je vous ai laissé le temps de la réflexion. Avez-vous enfin décidé de nous aider ? »

Il m’a jeté un regard venimeux mais dépourvu de toute antipathie personnelle flagrante. Je n’étais pour lui qu’un obstacle très déplaisant qui retardait d’autant le triomphe inéluctable de sa déesse. Il vivait sur cette idée fixe.

« Très bien. On se reverra demain soir. Votre fils Aridatha doit bientôt bénéficier d’un jour de permission. Nous vous l’amènerons. »

 

Un garde surveillait la Fille de la Nuit. « Qu’est-ce que tu fiches ici, Kendo ?

— Je tiens à l’œil la…

— File. Et ne reviens pas. Fais passer le mot. Nul ne garde la Fille de la Nuit. Elle est bien trop dangereuse. Nul ne s’en approche, sauf contrordre de Sahra ou de moi. Et jamais seul.

— Elle n’a pas l’air…

— Pourquoi en aurait-elle l’air ? Décampe ! » Je me suis dirigée vers la cage. « Combien de temps faudrait-il à ta déesse pour recréer toutes les conditions propices à la naissance d’une de tes pareilles si je décidais de te tuer… ? »

Elle a lentement relevé les yeux. Je mourais d’envie de reculer devant la virulence de son regard, mais j’ai tenu bon. Peut-être fallait-il lui administrer une plus forte dose d’opium.

« Médite sur ta valeur. Et sur ma capacité à te détruire. » Je me sentais ragaillardie. Exactement le genre d’invectives que se lancent à la gueule les devas ou les dieux mineurs dans les sagas débagoulées par les conteurs professionnels.

Elle m’a fixée méchamment. La puissance émanant de ses yeux était telle que j’ai décidé de demander à Qu’un-Œil et Gobelin de consacrer quelques instants à Kendo pour s’assurer qu’il n’était pas déjà sous son emprise.

« J’ai le pressentiment que, sans toi, il n’y aura jamais d’Année des Crânes. Et je sais pertinemment que tu ne dois d’avoir la vie sauve qu’à mon désir d’obtenir quelque chose de Narayan, qui t’aime comme un père. » De fait, Singh était son père sous presque tous les aspects. La Chance, cette dame cruelle  – ou plus exactement la volonté de Kina  – avait dénié ce rôle à Toubib.

« Porte-toi bien, chérie. » Je me suis retirée. J’avais de la lecture sur la planche. Et de l’écriture en souffrance, du moins si on m’en laissait le temps. Mes journées, toujours bien remplies, tournaient trop souvent au chaos. Je décidais de me consacrer à telle ou telle activité puis elles me sortaient de l’esprit. Ou bien j’assignais une mission à un tiers et j’en oubliais tout. Je commençais à guetter avec impatience le jour où nos succès  – voire nos échecs suffisamment spectaculaires  – nous contraindraient à quitter la ville. Je pourrais alors me terrer là où nul ne me connaîtrait et enfin lézarder pendant quelques mois.

Ou jusqu’à la fin de mes jours si l’envie m’en prenait.

Je comprenais aisément pourquoi chaque année quelques-uns de nos frères jetaient l’éponge et disparaissaient. Mais j’espérais qu’un poil de renommée les ramènerait au bercail.

J’ai étudié les pages que Sahra m’avait rapportées, mais la traduction en était pénible, le thème guère captivant et j’étais lasse. Je n’arrêtais pas de me déconcentrer. Je songeais à maître Santaraksita. J’ai même envisagé un instant de retourner armée au Palais. J’ai réfléchi à ce qu’allait faire Volesprit maintenant qu’elle connaissait son échec à nous piéger dans le Jardin des Voleurs. J’ai médité sur la vieillesse et la solitude, et soupçonné la peur de n’être pas étrangère à la loyauté  – quoi qu’il arrivât  – de certains de nos frères envers la Compagnie. C’était leur seule famille.

C’était ma seule famille.

Pas question de me lamenter sur le passé. Je n’ai pas cette faiblesse. Ni de relâcher ma vigilance. Je persévérerai. Je triompherai de moi-même comme de l’adversité.

Je me suis assoupie alors que je me remémorais mes souvenirs personnels de l’intrusion de la Compagnie noire dans la plaine scintillante, épisode relaté par Murgen dans ses annales. J’ai rêvé des êtres qu’il y avait croisés. S’agissait-il des rakshasas et des nagas de la mythologie ? Entretenaient-ils un rapport avec les ombres ou ceux qui les avaient créées à partir de prisonniers de guerre ?