11
Nous vivions des journées passionnantes. J’étais pressée de me lever de mon lit pour sortir dans la rue où devaient se passer plein de choses. Le bruit de notre audace avait dû atteindre chaque recoin de cette ville à présent. J’ai englouti du riz froid en écoutant Tobo se lamenter encore sur l’indifférence de son père.
« Puis-je faire quelque chose pour y remédier, Tobo ?
— Hein ?
— À moins de t’imaginer que je pourrais aller le trouver dans son trou pour l’exhorter à se secouer et à parler à son gosse, tu perds ton temps et le mien en venant te plaindre à moi. Où est ta mère ?
— Partie travailler. Ça fait longtemps. Elle a dit qu’elle risquait d’éveiller des soupçons en ne se présentant pas aujourd’hui.
— C’est probable. Ils vont sans doute rester à cran un bon bout de temps. Et si, au lieu de pleurer sur le passé, tu réfléchissais à la façon dont tu réagiras à ta prochaine entrevue avec ton père ? Pendant ce temps, tu noteras pour moi les questions qu’on aura posées au prisonnier et ça t’épargnera des ennuis. »
À sa mine renfrognée, j’ai compris que la perspective de travailler ne l’excitait pas plus qu’un autre garçon de son âge. « Tu comptes sortir toi aussi ?
— Je dois me rendre à mon travail. » C’était le jour idéal pour arriver de bonne heure à la bibliothèque. Les clercs devaient normalement s’absenter toute la journée en raison d’une importante réunion du bhadrhalok, sorte de vague association d’esprits érudits ne portant pas Volesprit dans leur cœur et peu favorables à l’institution du Protectorat. Sur le mode badin, ils se présentaient eux-mêmes comme une bande de terroristes intellectuels. Le mot bhadrhalok signifie plus ou moins « les gens respectables » et c’était au demeurant sous ce jour qu’ils se voyaient. Tous étaient des Gunnis instruits et de haute caste ; autant dire que la grande majorité de la population taglienne ne leur portait aucune sympathie. Le plus gros problème qui les opposait à la Protectrice était le parfait mépris qu’elle vouait à leur arrogance et leur complexe de supériorité. En tant que révolutionnaires et terroristes, les membres du bhadrhalok étaient des brandons de discorde encore moins subversifs que les clubs associatifs réservés aux basses castes qu’on trouve à tous les coins de rue. J’aurais été fort étonnée que Volesprit gaspillât deux de ses espions pour les surveiller. Mais ils prenaient grand plaisir à fulminer, contester et se lamenter sur le sort du monde qui courait à l’abîme à tombeau ouvert, conduit par une diablesse tout de noir vêtue. En outre, chaque semaine ou presque, la bibliothèque se vidait de son personnel et je ne l’avais plus dans les pattes.
J’encourageais de mon mieux leur ferveur séditieuse.
J’ai démarré en douceur. Je n’avais pas fait cinquante pas hors de l’entrepôt que je tombais sur deux de nos frères qui faisaient le guet tout en jouant les mules pour Do Trang. L’un d’eux m’a signifié par gestes qu’ils avaient des informations à me transmettre. Je les ai rejoints nonchalamment en soupirant. « Que se passe-t-il, Arpenteur ? » Les gars l’avaient surnommé Arpenteur-du-Fleuve. Je ne lui connaissais pas d’autre nom.
« Quelques-uns de nos pièges à ombres se sont déclenchés. On s’est fait de nouveaux petits amis.
— Oh, non. Mince ! » J’ai secoué la tête.
« Mauvaise limonade ?
— Détestable. Cours l’annoncer à Gobelin, Chaud-Lapin. Je reste avec Arpenteur jusqu’à ton retour. Ne traîne pas. Je suis en retard au boulot. » C’était faux, mais les Tagliens n’ont qu’un sens assez limité de l’urgence, et la notion de ponctualité leur est le plus souvent étrangère.
Des ombres prises dans les pièges. C’était assurément un rebondissement de mauvais augure. Autant que nous avions pu le déterminer, Volesprit ne disposait plus que de deux douzaines d’ombres sous son contrôle. De nombreuses autres étaient retournées à l’état sauvage dans le Sud lointain, où elles se taillaient une réputation de rakshashas, diables et démons toutefois légèrement différents de ceux que connaissaient mes ancêtres dans le Nord. Les démons septentrionaux sont des êtres solitaires jouissant d’un pouvoir considérable, les rakshashas des créatures grégaires, assez faibles et vulnérables prises isolément. Mais dangereuses. Mortelles.
Ils sont nettement plus puissants, bien sûr, dans les anciens mythes. Ils se jettent des montagnes à la figure, deux têtes leur repoussent aussitôt quand un héros les décapite et ils enlèvent les belles épouses de rois qui, en fait, sont des dieux réincarnés mais ne s’en souviennent pas. La vie devait être drôlement plus excitante dans l’Antiquité… même si, au jour le jour, elle devait paraître fichtrement absurde.
Volesprit surveillait sans doute ses ombres de près. Elles étaient son plus précieux atout. Ce qui signifiait, si elle les avait envoyées fureter, qu’elle saurait exactement où chacune d’elles s’était rendue. C’est du moins ce que j’aurais fait à sa place, eussé-je avancé des pions irremplaçables. J’avais agi de même pour tous les hommes qui avaient participé à la capture de Saule Cygne. Je savais de quelle manière ils occuperaient leur poste, comment ils regagneraient le bercail et tout ce qu’ils feraient entre-temps. Et, comme Volesprit, je serais sans doute allée les chercher en personne en ne les voyant pas revenir.
Un Gobelin claudiquant et jurant dans sa barbe m’est apparu dans la lumière du petit matin. Il portait la houppelande de laine brune d’un derviche véyédine. S’il comprenait la nécessité de se déguiser pour sortir, il haïssait cette tenue. Je ne pouvais guère l’en blâmer. La laine est très chaude. Elle est censée rappeler à ces saints hommes l’enfer auquel ils échappent en faisant vœu de chasteté et d’ascétisme, et en se consacrant aux bonnes œuvres. « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? a-t-il bougonné. Il fait déjà assez chaud pour cuire un œuf sur les pavés.
— Les gars affirment que nous avons pris quelque chose dans nos pièges à ombres. Je me suis dit que tu aimerais sans doute réagir avant que maman ne vienne rechercher ses bébés.
— Merde. Encore un surcroît de turbin…
— Ta bouche, vieillard, est pleine d’une substance que je ne voudrais même pas tenir dans la main.
— Mijaurée vehdna ! Fiche le camp avant que je te donne une véritable leçon de langue vivante. Et tâche de rapporter de quoi nourrir convenablement son homme à ton retour. Une vache, par exemple. »
Qu’un-Œil et lui avaient plus d’une fois comploté pour kidnapper un des nombreux bovidés sacrés qui erraient en ville. Leurs tentatives avaient été infructueuses jusque-là, car aucun homme ne voulait y participer. La plupart étaient d’ascendance gunnie.
Il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre que les ombres capturées n’étaient pas les seules à avoir sévi en ville juste avant l’aube. La rumeur battait son plein. Les récits des meurtres qu’elles avaient perpétrés renvoyaient au néant notre attaque du Palais et l’immolation du disciple du Bhodi. Ils étaient plus récents et s’étaient déroulés plus près. Le cadavre d’un homme dévoré par une ombre n’est plus qu’une malheureuse coquille vide et racornie.
Je me suis faufilée dans la foule agglutinée devant le perron d’une famille frappée de nombreux décès. Chose facile pour quelqu’un d’aussi petit et svelte que moi, qui sait en outre jouer des coudes. Je suis arrivée juste à temps pour voir embarquer les cadavres. J’espérais qu’on les exposerait en public. Non point que je tinsse à les voir de mes yeux. J’en avais eu amplement l’occasion pendant les guerres contre le Maître d’Ombres. Mais il me semblait que les gens avaient le droit de constater ce dont était capable Volesprit. Plus elle se ferait d’ennemis, mieux ça vaudrait.
Ils étaient déjà recouverts d’un linceul. Mais on jasait.
J’ai poursuivi mon chemin et appris que la plupart des victimes étaient des gens vivant dans la rue. Et elles avaient été nombreuses, frappées plus ou moins au hasard, sans aucun ordre apparent. À croire que Volesprit n’avait déchaîné ses ombres que pour administrer la preuve qu’elle était capable de tuer et résolue à le faire.
Ces morts n’avaient guère soulevé de panique. On croyait l’affaire terminée. La majorité des gens ne connaissaient aucune des victimes, de sorte qu’ils n’étaient pas non plus en colère. Curiosité et répulsion étaient les réactions les plus répandues.
J’ai envisagé de revenir sur mes pas pour demander à Gobelin de préparer nos captives pour de nouveaux carnages ce soir et au cours des nuits suivantes, jusqu’à ce que Volesprit finisse par les retrouver. Si elle se persuadait que ses ombres étaient dévoyées, elle ne chercherait pas les poseurs de pièges. Et les ombres lui auraient créé d’innombrables nouveaux ennemis avant que ne prît fin la terreur qu’elles engendraient.
À première vue, les Gris avaient déserté les rues. On en voyait beaucoup moins que d’habitude. Mais la raison m’a sauté aux yeux dès que j’ai longé le Chor Bagan. Partant du principe que les rescapés de la Compagnie noire, flétris et traités de brigands par la Protectrice, se planqueraient forcément dans les bas-fonds de Taglios avec les voleurs et les coupe-jarrets autochtones, ils faisaient le siège du quartier. Amusant.
Sahra et moi avions insisté – contre l’avis de Qu’un-Œil et en dépit des défaillances occasionnelles de Do Trang – pour entretenir le moins de rapports possible avec la racaille. La lie criminelle de Taglios comportait nombre d’éléments indisciplinés, à la morale douteuse, qui risquaient de nous livrer en échange de quelque trente deniers, juste de quoi s’offrir une jarre de vin illicite. Je leur souhaitais bien du plaisir, à eux et aux Gris. J’espérais que quelqu’un oublierait les règles et qu’ils vivraient des journées sanglantes. Ce qui nous faciliterait indubitablement la tâche, à moi et aux miens.
Tout trajet en ville vous expose à la cruelle réalité de la vie de Taglios. Les mendiants y sont plus nombreux que partout dans le monde. Si quelqu’un s’avisait de nettoyer la ville et de les organiser en régiments, ils formeraient une armée plus forte encore que celle qu’avait levée le capitaine lors des guerres contre le Maître d’Ombres. Ayez peu ou prou l’aspect d’un riche étranger et ils vous noieront sous leur nombre. Rien n’est épargné pour susciter la pitié. Non loin de l’entrepôt de Do Trang, on peut voir un garçon privé de ses mains et de ses jambes. Des blocs de bois ont été fixés à leur place et il se meut en rampant, une sébile entre les dents. Tout infirme de plus de quinze ans se prétend invalide de guerre. Les enfants sont les pires. On les mutile souvent délibérément ; leurs membres sont atrocement difformes. On les vend à des hommes qui s’imaginent alors qu’ils leur appartiennent parce qu’ils leur octroient une poignée de maïs grillé tous les deux ou trois jours.
Un autre mystère de cette ville : les hommes de cette trempe semblent prêts à courir le risque d’endurer de cruelles tortures et de se retrouver eux-mêmes dans la peau de mendiants mutilés. S’ils ne surveillent pas soigneusement leurs arrières.
Mon itinéraire m’a conduite près d’un de ces types. Il n’avait plus qu’un seul bras qui lui servait à se traîner par terre. Ses autres membres n’étaient plus que des vestiges difformes. On avait réduit ses os en miettes, mais on l’avait gardé en vie par des soins constants. La peau de son visage, comme ce qu’on voyait de son corps, était couverte de cicatrices de brûlures. J’ai fait halte pour déposer une petite pièce de cuivre dans sa sébile.
Il a poussé un geignement et tenté de s’éloigner en rampant. Il y voyait encore d’un œil.
Partout où se posait le regard, l’existence se pliait à la mode, unique en son genre, de Taglios. Une grappe de resquilleurs s’accrochait à tout véhicule en déplacement. À moins qu’il ne s’agît du riksha d’un homme opulent, banquier de la rue Kowlrhi par exemple, qui pouvait s’offrir des laquais armés d’une canne de bambou pour tenir les fâcheux à distance. Les boutiquiers, faute de place, étaient fréquemment assis sur leurs minuscules étals. Des portefaix chargés de fardeaux à se briser l’échine déambulaient dans tous les sens, injuriant copieusement les gens sur leur passage. On rétorquait, riait, gesticulait sauvagement, ou l’on se contentait de s’écarter pour gagner un bas-côté de la rue où nul ne s’était accroupi pour déféquer parce que le besoin s’en était fait sentir. On se lavait dans l’eau des caniveaux sans se soucier du voisin qui urinait dans le même ruisseau, à quinze pas de là.
Taglios agresse violemment et inlassablement tous les sens, mais aucun n’est autant sollicité que l’odorat. Je déteste la saison des pluies, mais, sans ses interminables ruissellements, la ville deviendrait vite insupportable aux rats eux-mêmes. Sans ces pluies, le choléra et la petite vérole endémiques seraient un fléau encore plus virulent… bien que la saison des pluies engendre des épidémies de malaria et de fièvre jaune. Ces maladies sont fort répandues et acceptées avec stoïcisme.
Et il y a aussi les lépreux, dont le triste état semble donner un nouveau sens aux mots horreur et désespoir. Jamais ma foi en Dieu n’est mise à plus rude épreuve que quand je songe à leur sort. Ils me terrifient tout autant qu’un autre, mais j’en sais assez sur quelques-uns pour comprendre que bien peu ont mérité un tel châtiment. À moins que les Gunnis n’aient raison et qu’ils ne paient aujourd’hui pour des forfaits commis dans une vie antérieure.
Et les cerfs-volants, les corbeaux, les vautours et les busards survolent tout cela. La vie est douce pour les charognards. Du moins jusqu’à ce que les tombereaux viennent ramasser les cadavres.
Les gens arrivent de partout dans un rayon de mille kilomètres pour chercher fortune à Taglios. Mais la Fortune est une déesse hideuse à deux faces.
Quand on l’a vue œuvrer pendant la moitié d’une génération, on n’y prête presque plus attention. On oublie que la vie ne devrait pas se dérouler ainsi. On cesse de s’étonner de l’étendue de la malfaisance que l’homme parvient à engendrer par sa seule existence.