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« Qu’as-tu fait ensuite ? m’a demandé Tobo.

— Je suis sortie et je me suis assurée que la bibliothèque était propre », lui ai-je répondu, la bouche pleine de riz épicé à la mode taglienne. Et Surendranath Santaraksita est resté pétrifié sur place, abasourdi par les réponses que lui avait fournies un vil balayeur. J’aurais pu lui expliquer que quiconque prêtait un peu attention aux récits des conteurs des rues, aux sermons des moines mendiants et aux conseils gratuits des ermites et des yogis aurait pu répondre de manière tout aussi satisfaisante au questionnaire de Vikramas. Bon sang, même une Vehdna de Jaicur en était capable !

« Il faut le tuer, a déclaré Qu’un-Œil. Comment comptes-tu t’y prendre ?

— C’est ta seule solution ces derniers temps, dirait-on ?

— Plus on en liquidera aujourd’hui, moins ils seront nombreux à m’enquiquiner dans mes vieux jours. »

Pas moyen de savoir s’il blaguait. « On s’en inquiétera quand tu commenceras à vieillir.

— Ce devrait être un jeu d’enfant avec un type comme lui, greluchonne. Il ne s’y attendra pas. Bang ! Terminé. Et nul ne s’en souciera. Étrangle-le. Laisse un rumel sur son corps. Fais porter le chapeau à ton vieux pote Narayan. Il est en ville. Profitons-en pour lui coller toutes les merdes possibles sur le dos.

— Surveille ton langage, vieil homme ! » Qu’un-Œil a continué de babiller, déclinant dans une centaine de langues le nom des excréments animaux. Je lui ai tourné le dos. « Sahra ? Je te trouve bien calme.

— J’essaie de digérer ce que j’ai appris aujourd’hui. Au fait, Jaul Barundandi était fâché que tu sois restée à la maison. Il a essayé de défalquer ton bakchich de mes gages. J’ai enfin découvert les dernières limites de Minh Subredil. Je l’ai menacé de crier. Il m’aurait sans doute mise au défi si son épouse n’avait pas rôdé dans les parages. Tu es bien sûre qu’on peut laisser vivre ce bibliothécaire sans danger ? Si sa mort passait pour naturelle, nul ne soupçonnerait…

— Il y a peut-être des risques, mais ça pourrait être payant. Maître Santaraksita aimerait tenter une expérience sur moi. Vérifier si l’on peut apprendre à un chien de basse caste à se coucher sur le dos pour faire le mort. Qu’en est-il de Volesprit ? Et des ombres ? Tu as appris quelque chose ?

— Elle les a toutes lâchées. Sur un simple coup de tête. Sans autre dessein que de rappeler à la ville l’étendue de son pouvoir. Elle s’attendait à ce que les victimes soient des immigrants vivant dans la rue. Nul ne s’en soucie. Seules une poignée d’ombres sont rentrées avant l’aube. On ne s’inquiétera pas de nos prisonnières avant demain.

— On pourrait en capturer d’autres…

— Les chauves-souris », a objecté Gobelin en s’asseyant d’autorité sur une chaise. Qu’un-Œil semblait somnoler. Mais il tenait toujours fermement sa canne. « Les chauves-souris sont de sortie ce soir. »

Sahra a confirmé d’un hochement de tête.

« On les avait toutes tuées à l’époque des guerres contre les Maîtres d’Ombres, a repris Gobelin. Les récompenses étaient assez fortes pour permettre aux tueurs de chauves-souris d’en vivre. Les Maîtres d’Ombres s’en servaient eux aussi pour espionner. »

Je me suis souvenue d’un temps où l’on massacrait sans pitié les corbeaux parce qu’on les soupçonnait de servir à Volesprit d’yeux à longue portée. « Tu essaies de nous dire que nous ferions mieux de rester à la maison cette nuit ?

— L’esprit aussi affûté qu’une hache de pierre, cette greluche.

— Qu’est-ce que Volesprit a pensé de notre attaque ? ai-je demandé à Sahra.

— Ça ne m’est pas revenu aux oreilles. » Elle a poussé vers moi quelques pages des vieilles annales. « Le suicide du Bhodi semblait la tracasser davantage. Elle craint qu’il ne fasse florès.

— Florès ? Y aurait-il plus d’un moine assez ballot pour s’immoler par le feu ?

— C’est ce qu’elle croit.

— Allons-nous convoquer père ce soir, maman ?

— Je n’en sais rien encore, chéri.

— J’aimerais lui reparler.

— Tu en auras l’occasion. Je suis sûre qu’il en a envie lui aussi. » Elle donnait l’impression de vouloir s’en persuader.

« Vous serait-il possible de faire fonctionner sans interruption cette boîte à brume, de manière à maintenir le contact avec Murgen et l’envoyer à tout instant s’informer de ce que nous désirons savoir ? ai-je demandé à Gobelin.

— On y travaille. » Il s’est lancé dans un laïus technique. Je n’en comprenais pas le premier mot, mais j’ai laissé courir. Il avait bien besoin de se remonter le moral de temps en temps.

Qu’un-Œil s’est mis à ronfler. Néanmoins, quand on avait un tant soit peu de jugeote, mieux valait se tenir hors de portée de sa canne.

« Tobo pourrait noter continuellement ses propos… » ai-je avancé. L’image du fils de l’annaliste prenant la relève de son père, comme dans les guildes artisanales tagliennes où commerces et outils de la profession se transmettent de génération en génération, m’a subitement traversé l’esprit.

« De fait, greluchonne, a fait remarquer Qu’un-Œil comme s’il ne s’était rien passé depuis sa dernière observation (et comme s’il ne feignait pas de dormir l’instant d’avant), le moment est idéal pour jouer un bon gros vieux tour de cochon bien vicelard à la manière de la Compagnie noire. Envoie des gens acheter des pièces de différentes couleurs à la bourse de la soie. Assez larges pour confectionner des copies de ces foulards dont se servent les Étrangleurs. Ces rumels. Ensuite commençons à éliminer tous ceux qui ne nous plaisent pas. En laissant de temps à autre un de ces foulards derrière nous. Comme pour ce bibliothécaire.

— Ça me plaît, ai-je répondu. Sauf pour ce qui concerne maître Santaraksita. Le chapitre est clos, vieil homme.

— L’homme doit s’en tenir à ce qu’il croit, a-t-il gloussé.

— D’autant que ça éveillerait nombre de soupçons », a fait observer Gobelin.

Qu’un-Œil a encore gloussé. « Mais les doigts se pointeraient dans une autre direction, greluchonne. Et, à mon avis, nous ne tenons pas à ce qu’on s’intéresse trop à nous ces temps-ci. Je nous crois plus proches de toucher au but que nous ne nous l’imaginons.

— L’eau dort. On doit nous prendre au sérieux.

— C’est précisément ce que je dis. Utilisons ces foulards pour éliminer les indicateurs et ceux qui en savent trop. Les bibliothécaires, par exemple.

— Mes soupçons m’égareraient-ils ou bien ai-je raison de croire que tu y songes depuis un bon bout de temps ? Et que tu aurais déjà, peut-être, préparé une petite liste ? » C’était plus que vraisemblable. Et cette liste inclurait sans doute tous ceux qu’il jugeait responsables de ses nombreuses tentatives (toutes avortées) pour pénétrer le marché noir de Taglios.

Il a caqueté. Puis tenté de cingler Gobelin de sa canne. « Et tu disais qu’elle avait l’esprit aussi affûté qu’une hache de silex ?

— Apporte-moi ta liste. J’en discuterai avec Murgen à notre prochaine entrevue.

— Avec un spectre ? Ils n’ont aucune perspective, tu le sais bien.

— Tu veux dire sans doute qu’il a tout vu et sait déjà ce que tu as derrière la tête ? Perspective qui me semble tout à fait suffisante. Quels sommets n’aurait pas atteint la Compagnie si nos ancêtres avaient disposé d’un spectre pour te tenir à l’œil ! »

Il a grommelé quelques mots touchant à l’injustice et à la déraison régnant en ce bas monde. Une scie qu’il entonnait inlassablement depuis que je le connaissais. Et qu’il continuerait probablement de fredonner quand il ne serait plus qu’un spectre lui-même.

« Crois-tu que nous pourrions demander à Murgen de découvrir l’origine de la puanteur qui monte du fond de l’entrepôt, là où Do Trang cache ses peaux de crocodile ? ai-je hasardé. Je sais que ça ne vient pas des crocos. Ils ont une odeur bien à eux. »

Qu’un-Œil s’est renfrogné. Il était tout disposé à changer immédiatement de sujet de conversation. L’odeur nauséabonde en question provenait de sa distillerie de bière et d’alcool planquée dans une cave dont Do Trang et lui s’imaginaient que nous ignorions l’existence. Banh Do Trang, naguère notre bienfaiteur pour l’amour de Sahra, faisait désormais quasiment partie de la bande, tant en raison de son très fort penchant pour la production de Qu’un-Œil que de son goût immodéré pour les recettes illicites et clandestines ; en outre, il ne détestait point embaucher des gars coriaces travaillant dur pour un maigre salaire.

Il croyait son péché mignon un secret qu’il ne partageait qu’avec Gota et Qu’un-Œil. Tous trois se poivraient deux fois la semaine.

L’alcool est sans conteste le point faible des Nyueng Bao.

« Je suis sûr que ça ne mérite pas le dérangement, greluchonne. Probablement des rats crevés. Cette ville en est infestée. Do Trang n’arrête pas de tout saupoudrer de mort-aux-rats. À haute dose. Inutile de faire perdre son temps à Murgen. Vous avez mieux à faire tous les deux. »

Si j’avais eu directement affaire à Murgen, j’aurais effectivement pu débattre avec lui d’un bon nombre de problèmes. Pourvu, du moins, que nous puissions attirer et retenir son attention. J’aurais aimé apprendre de première main ce qui me revenait d’ordinaire par la bouche d’autres personnes. Je n’y vois pas malice, surtout de la part de Sahra, mais les gens ont tendance à reformuler leurs informations en fonction de leurs préjugés personnels. Je ne fais sans doute pas exception, encore que, jusque-là, j’eusse témoigné d’une objectivité sans faille. Mais tous mes prédécesseurs… Bref, mieux vaut lire leurs rapports d’un œil circonspect.

Bien sûr, la plupart ont fait la même remarque sur leurs propres prédécesseurs. Nous tombons donc tous d’accord. Tous des menteurs sauf moi ! Seule Madame pratiquait l’autosatisfaction sans aucune vergogne. Elle a raté peu d’occasions de rappeler à ses successeurs son génie, sa détermination et les succès qu’elle a remportés en endiguant le raz-de-marée des Maîtres d’Ombres alors qu’elle ne pouvait s’appuyer que sur elle-même. Murgen, quant à lui, frisait le plus souvent la démence et je suis charitable. Dans la mesure où j’ai vécu un grand nombre des moments et des événements qu’il rapporte, je dois néanmoins avouer qu’il s’en sort plutôt bien. Le plus clair de ses chroniques pourrait être vrai. Je peux difficilement démentir. Il n’en reste pas moins qu’une grande partie semble fantasmatique.

Fantasmatique ? La nuit dernière, j’ai longuement bavardé avec son fantôme. Ou son esprit. Son ka. Comme vous voudrez. S’il ne s’agissait pas d’un tour que nous jouait Kina ou Volesprit.

Nous ne sommes jamais certains à cent pour cent que telle ou telle chose est une réalité plutôt qu’une apparence. Kina est la Mère de l’Illusion. Et Volesprit, pour citer un homme bien plus sage et mal embouché que moi, est une mange-merde parfaitement lunatique.