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Je n’aurais pas dû tant m’inquiéter. Un sergent des Gris passablement distrait nous a interrogées ; il donnait l’impression de n’y consentir que pour faire une fleur à Jaul Barundandi. Le sous-assistant avait de toute évidence péché par présomption en s’imaginant qu’il pouvait se gagner certaines bonnes grâces en produisant des témoins oculaires de la tragédie.

Dès qu’il se rendit compte qu’il n’avait rien ou bien peu à y gagner, sa sollicitude s’évanouit. Quelques heures après qu’on nous eut conduites dans le Palais, alors qu’une folle effervescence régnait encore, que circulaient un millier de rumeurs plus éhontées l’une que l’autre, que les officiers des Gris et des gardes continuaient d’y faire entrer davantage d’hommes armés de confiance et de dépêcher un nombre croissant d’espions pour surveiller les soldats réguliers dans leurs baraquements, au cas où ils auraient participé d’une manière ou d’une autre à l’assaut, Minh Subredil et sa demeurée de belle-sœur besognaient déjà fermement. Barundandi leur faisait nettoyer la salle du Conseil privé. Celle-ci était dans un état épouvantable : Volesprit avait piqué sa crise et s’était vengée sur l’ameublement.

« Attendez-vous à travailler dur aujourd’hui, Minh Subredil, nous a expliqué Barundandi. Peu de journaliers se sont présentés ce matin. » Il semblait amer Le raid ne lui rapporterait pas de bien gros dividendes Il ne lui était même pas venu à l’esprit de se féliciter d’être encore de ce monde. « Elle va bien ? » Il parlait de moi. Sawa. Je tremblais de tous mes membres. Une imitation très crédible.

« Elle tiendra le coup tant que je resterai auprès d’elle. Il vaudrait mieux ne pas l’affecter aujourd’hui au ménage d’une pièce d’où elle ne me verrait pas.

— Qu’il en soit ainsi, a-t-il grogné. Il y a bien assez de labeur pour deux dans celle-ci. Tâchez de ne pas vous fourrer dans les jambes des gens. »

Minh Subredil s’est fendue d’une courbette. Elle savait s’effacer et se montrer discrète. Elle m’a installée devant une large table, longue d’une bonne douzaine de pieds, et y a entassé des lampes, des chandeliers et tout un bric-à-brac qui avait valdingué. J’ai fait appel au faible pouvoir de concentration de Sawa, limité à une unique tâche, et entrepris de les nettoyer. Sahra, de son côté, s’est mise à balayer et à épousseter les meubles.

Des gens allaient et venaient, souvent très importants. Personne ne nous a remarquées, sauf Chandra Gokhale, l’inspecteur général des Archives, qui a décoché à Subredil un coup de pied irascible parce qu’elle frottait le parquet là où il voulait passer.

Elle s’est mise à genoux et prosternée pour lui demander pardon. Gokhale l’a ignorée. Elle a entrepris d’écoper l’eau renversée sans manifester plus d’émotion. Minh Subredil encaissait ce genre de traitement. Mais je soupçonnais Ky Sahra de s’être forgé une opinion bien précise de l’identité de celui de nos ennemis qui suivrait Saule Cygne en captivité.

La Radisha est apparue. Accompagnée de la Protectrice. Elles se sont installées à leurs places respectives. Jaul Barundandi a rappliqué peu après, déterminé à nous faire évacuer les lieux. Sawa n’a rien paru remarquer. Elle se concentrait trop sur son chandelier.

Un grand capitaine shadar est entré en trombe. « Votre Altesse, le décompte préliminaire dénombre quatre-vingt-dix-huit morts et cent vingt-six blessés, a-t-il annoncé. Certains mourront des suites de leurs blessures. On n’a pas encore retrouvé le ministre Cygne, mais de nombreux cadavres sont trop carbonisés pour être identifiables. Un grand nombre de ceux qui ont été frappés par les boules de feu se sont enflammés et consumés comme des torches résineuses. » Le capitaine peinait à garder son sang-froid. Il était encore jeune. Il y avait de fortes chances pour qu’il n’eût encore jamais vu les conséquences d’une bataille.

Je m’efforçais âprement de m’enfoncer le plus profondément possible dans la peau de mon personnage. Je ne m’étais pas trouvée aussi près de Volesprit depuis l’époque où elle m’avait séquestrée hors de Kiaulune, quinze ans plus tôt. Triste souvenir ! Je priais pour qu’elle ne me reconnaisse pas.

Je me suis rencognée tout au fond de ma retraite secrète. Pour la première fois depuis ma captivité. Les gonds de la porte étaient rouillés. Mais j’ai réussi à y entrer et à m’y installer douillettement tout en demeurant Sawa. Il me restait tout juste assez d’attention pour comprendre ce qui se passait autour de moi.

« Qui sont ces femmes ? » a soudain demandé la Protectrice.

Barundandi s’est fait obséquieux. « Pardon, Très-Hautes. C’est ma faute. J’ignorais que cette salle serait utilisée.

— Réponds à la question, économe, a ordonné la Radisha.

— Certainement, Votre Grandeur. » Il s’était incliné presque jusqu’au sol. « Celle qui frotte le parquet s’appelle Minh Subredil. Une veuve. L’autre est sa demeurée de belle-sœur, Sawa. Elles font partie du personnel journalier employé dans le cadre du programme de bienfaisance de la Protectrice.

— Il me semble en avoir déjà vu une, a laissé tomber Volesprit. Sinon les deux. »

Barundandi s’est incliné encore plus bas. L’intérêt qu’on lui portait soudain le terrifiait. « Minh Subredil travaille ici depuis des années, Protectrice. Sawa l’accompagne quand elle est suffisamment lucide pour accomplir des tâches répétitives. »

J’ai senti qu’il hésitait à leur annoncer que nous avions assisté de très près à l’attaque de ce matin. Je me suis terrée si profondément dans ma retraite que je n’ai rien suivi de ce qui s’est passé au cours des minutes suivantes.

Barundandi a préféré ne pas nous soumettre à un interrogatoire. Sans doute s’est-il persuadé qu’en s’intéressant à nous de trop près on risquait de découvrir qu’il gardait par-devers lui la moitié de notre médiocre salaire, à seule fin de nous permettre de plonger nos mains douloureuses dans les eaux souillées.

— File, économe, lui a finalement ordonné la Radisha. Laisse-les travailler. Le sort de l’empire ne se décidera pas ici aujourd’hui. »

Et Volesprit l’a chassé d’un geste de sa main gantée, avant de le rappeler pour lui demander : « Qu’est-ce qui est posé sur le parquet à côté de cette femme ? » Elle parlait de Subredil, bien entendu, puisque j’étais assise.

« Hein ? Oh ! Un Ghanghesha, Très-Haute. Elle ne le quitte jamais. Une véritable obsession. Il…

— Retire-toi, maintenant. »

C’est ainsi que Sahra, à tout le moins, put assister pendant près de deux heures aux réactions des plus hautes instances du pouvoir à notre assaut.

Au bout d’un moment, j’ai fini par refaire surface, assez pour suivre pratiquement tout. Des courriers entraient et repartaient. Un tableau a fini par se dégager, mettant en relief la conduite en général irréprochable de l’armée et de la population. C’était prévisible. Aucun de ces deux corps n’avait intérêt à entrer en rébellion pour le moment. Autant de bonnes nouvelles pour la Radisha.

Mais l’intelligence pragmatique de Volesprit rendait plus suspicieuse cette vieille cynique.

« Nous n’avons fait aucun prisonnier, fit-elle remarquer. Pas de cadavres non plus laissés sur le terrain. Il est possible qu’ils n’aient pas subi de pertes très sévères. Quand on y réfléchit, ils n’ont pas non plus pris de très gros risques. Ils se sont enfuis dès que nous avons eu l’occasion de riposter. Que comptaient-ils faire ? Quel était leur véritable dessein ?

— L’attaque a été portée avec une férocité inouïe jusqu’à votre apparition sur les remparts, fit remarquer Chandra Gokhale non sans une certaine logique. Ce n’est que là qu’ils ont pris la fuite.

— Plusieurs rescapés et témoins déclarent avoir entendu ces brigands se disputer entre eux à propos de votre présence, Protectrice, déclara spontanément le capitaine shadar. De toute évidence, ils n’auraient jamais donné l’assaut s’ils avaient su que vous vous trouviez sur place. »

Un petit exemple de mes trompe-l’œil. J’espérais qu’il les induirait en erreur.

« Ca n’a aucun sens. Où auraient-ils bien pu pêcher cette idée ? » Elle ne s’attendait pas à une réponse et poursuivit tout de go : « Avez-vous identifié quelques-uns des brûlés ?

— Trois seulement, Protectrice. Les autres n’ont pratiquement plus forme humaine.

— Qu’en est-il des dégâts matériels, Chandra ? s’enquit la Radisha. Avez-vous pu procéder à une première évaluation ?

— Oui, Radisha. Ils sont assez sévères. Extrêmement sévères. L’enceinte semble avoir souffert de dommages structurels. Nous n’avons pas encore réussi à en mesurer pleinement l’étendue. Elle restera probablement notre point faible pendant un bon moment. Vous pourriez envisager de dresser un mur-rideau de bois devant ce qui deviendra nécessairement un chantier de construction. Et songer très sérieusement à faire revenir des troupes en ville.

— Des troupes ? demanda la Protectrice. Pour quoi faire ? » Sa voix, restée longtemps neutre, s’était faite soupçonneuse. Quand on n’a aucun ami, la paranoïa est une attitude plus naturelle encore qu’aux frères de la Compagnie noire.

« Parce que le Palais est trop vaste pour qu’on le défende avec les gens dont nous disposons. Même en armant les domestiques. Un ennemi n’aurait pas besoin de prendre d’assaut les entrées normales. Il lui suffirait d’escalader le mur d’enceinte quand il n’est pas surveillé puis d’attaquer de l’intérieur.

— S’il tentait le coup, il lui faudrait des plans pour se diriger, affirma la Radisha. Personne à ma connaissance, sauf Fumée, l’ex-sorcier de la Cour voilà bien longtemps, n’en était capable sans un plan. Il faut un certain instinct.

— Si l’assaut était donné par des éléments descendant de l’ancienne Compagnie noire, fit observer l’inspecteur général  – et l’emploi récent de boules de feu semble corroborer qu’il existe bel et bien un lien, même si nous savons que la Protectrice l’a exterminée  –, ils ont pu avoir accès aux plans des couloirs dressés par le Libérateur et son état-major quand ils étaient cantonnés ici.

— Il est impossible de dresser les plans de ce bâtiment, s’entêta la Radisha. J’en sais quelque chose. J’ai essayé. »

Vous pouvez en remercier Gobelin et Qu’un-Œil, princesse. Voilà bien des lustres, le capitaine avait prié les deux vieux sorciers de répandre à profusion, partout dans le Palais, des sortilèges de confusion. Il ne tenait pas à ce que la Radisha découvrît certains objets. Tous objets restés d’ailleurs dissimulés depuis, dont ces antiques volumes des annales censés exposer la naissance et les débuts secrets de la Compagnie, mais qui n’avaient apporté jusque-là que pure, déception. Minh Subredil sait comment les récupérer. Dès qu’elle en trouve l’occasion, elle en arrache quelques pages qu’elle sort du Palais en douce pour me les transmettre. Je les introduis à mon tour, tout aussi discrètement, dans la bibliothèque et, quand on ne me regarde pas, j’en traduis quelques mots d’affilée en quête d’une phrase nous permettant d’ouvrir la voie aux Captifs.

Sawa faisait les cuivres et l’argenterie. Minh Subredil nettoyait meubles et parquet. Conseil privé et consorts allaient et venaient. Le niveau de la panique retombait, les assauts ayant tourné court. Dommage que nous ne fussions pas assez nombreux pour continuer à les tarauder quelques heures encore.

Volesprit gardait un calme inhabituel. Elle connaissait la Compagnie depuis plus longtemps que quiconque hormis le capitaine, Gobelin et Qu’un-Œil, mais uniquement de l’extérieur. Elle n’accepterait rien pour argent comptant. Pas encore.

J’espérais qu’à force de se poser des questions elle finirait par se péter les neurones, mais je craignais qu’elle n’eût déjà découvert le fin mot de l’histoire, car elle ne cessait de s’interroger sur Saule Cygne et ces corps carbonisés. Mon plan était-il à ce point transparent ? N’était-elle désarçonnée que parce qu’elle cherchait à voir au-delà du simple kidnapping ?

J’ai terminé d’astiquer le dernier chandelier. Je me suis bien gardée de regarder autour de moi et me suis contentée de rester assise à ma place sans mot dire. Difficile de me concentrer sur autre chose que la menace assise à l’autre bout de la salle quand mes mains n’étaient plus occupées. J’ai loué Dieu silencieusement, ainsi qu’il convient à une femme et comme je l’avais appris enfant. Et loué l’insistance de Sahra qui tenait tant à ce que nous nous coulions dans la peau du personnage.

Tous deux m’avaient bien servi.

Jaul Barundandi est revenu à un moment donné. En présence des Très-Hautes, il se montrait un patron nettement plus doux. Il a expliqué à Sahra qu’il était temps de partir. Sahra a tiré Sawa de son hébétude. J’ai poussé quelques cris de détresse en me relevant.

« Qu’est-ce qui lui prend ? s’est-il enquis.

— Elle a faim. Nous n’avons rien mangé de la journée. » En règle générale, la direction nous distribuait des restes. C’était un des avantages en nature. Subredil et Sawa gardaient parfois quelques reliefs de leur part pour les ramener à la maison. Établissant et renforçant ainsi une habitude selon laquelle les femmes sortaient toujours quelque chose du Palais.

La Protectrice s’est penchée en avant. Elle nous fixait intensément. Qu’avions-nous fait pour éveiller ses soupçons ? Sa parano était-elle à ce point chevillée au corps qu’une simple intuition suffisait à la mettre sur ses gardes ? Où bien était-elle réellement capable de lire dans les pensées ? Superficiellement ?

Nous sommes sorties derrière Barundandi en traînant les pieds ; à chaque pas, j’avais l’impression de franchir une nouvelle lieue entre hiver et printemps, entre ténèbres et lumière du jour. Nous n’en avions pas fait cinq hors de la salle du conseil que Barundandi nous faisait sursauter. Il s’est passé la main dans les cheveux en hoquetant. « Oh, que ça fait du bien de sortir d’ici ! s’est-il exclamé, s’adressant à Subredil. Cette femme me flanque la chiasse. »

Elle me faisait exactement le même effet. Et si j’avais réussi à ne pas me trahir, c’était uniquement parce que je m’étais profondément enfouie dans la peau de mon personnage pour esquiver mes terreurs. Qui aurait soupçonné tant d’humanité chez Barundandi ? Je me suis cramponnée en tremblant au bras de Subredil.

Celle-ci lui a répondu à voix basse en admettant docilement que la Protectrice pouvait effectivement être épouvantable.

Les cuisines, normalement interdites aux travailleurs journaliers, étaient un authentique antre du dragon, bourré jusqu’à la gueule de trésors comestibles. Le dragon éconduit, Subredil et Sawa se sont empiffrées au point de pouvoir à peine marcher. Elles se sont ensuite chargées de tout le butin qu’elles seraient autorisées à sortir. Elles ont encaissé leurs quelques pièces de cuivre et pris la direction de la poterne de service avant que quiconque s’avise de leur coller une tâche supplémentaire sur le dos, avant même que les sbires de Barundandi ne s’aperçoivent qu’ils n’avaient pas touché leur bakchich coutumier.

Des gardes armés étaient plantés à la sortie de la poterne. Nouveau, ça ! Des Gris, d’ailleurs, plutôt que des soldats. Ils ne semblaient pas particulièrement s’intéresser aux gens qui ressortaient et ne se sont même pas donné la peine de procéder à l’habituelle palpation de pure forme, destinée à empêcher qu’on embarque l’argenterie royale.

J’ai regretté que les personnages que nous endossions ne fussent pas plus curieux de nature. J’aurais aimé voir de plus près les dégâts que nous avions causés. On dressait déjà un échafaudage et l’on édifiait le mur-rideau. Les quelques aperçus que j’ai surpris m’ont laissée pantoise. Je ne connaissais que par mes lectures les effets des dernières versions des lance-boules de feu. La façade du Palais évoquait une maquette de cire noire martelée au fer chauffé à blanc. La pierre n’avait pas seulement fondu et coulé, elle s’était volatilisée par endroits.

On nous avait libérées plus tôt que d’habitude. C’était le milieu de l’après-midi. J’ai tenté d’accélérer le pas, pressée de m’éloigner. Mais Sahra refusait d’être bousculée. Une foule de badauds silencieux s’amassait devant le Palais. Subredil a marmonné quelques mots. Quelque chose comme « … dix mille yeux ».