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Sahra m’a convoquée dès mon arrivée, non pas pour me punir d’avoir laissé Tobo prendre des risques stupides, mais pour assister au lancement de sa manœuvre suivante. Il était amplement temps que Tobo se heurtât à un obstacle assez effrayant pour lui mettre un peu de plomb dans le crâne. La clandestinité ne pardonne pas. Elle vous accorde rarement une seconde chance. Tobo devait absolument le comprendre. Instinctivement.
Après m’avoir quelque peu cuisinée sur les derniers événements, elle a veillé à ce que Gobelin et Qu’un-Œil eussent vent eux aussi de son profond mécontentement. Tobo n’était pas là pour assurer sa défense.
Gobelin et Qu’un-Œil n’ont pas frémi. Ce n’était pas un brin de fille de quarante printemps qui allait effaroucher ces deux antiquités. En outre, ils étaient pour moitié responsables des méfaits du garçon.
— Je vais réveiller Murgen à présent », a laissé tomber Sahra. Elle semblait indécise, en fait. Elle ne l’avait pas beaucoup consulté récemment. Nous nous demandions tous pourquoi. Murgen et elle avaient formé un authentique couple d’amoureux romantiques de légende, avec tous les attributs évoqués dans les récits immémoriaux : défi aux dieux, colère des parents, séparations tragiques, retrouvailles, complots ourdis par l’ennemi et ainsi de suite. Il n’y manquait qu’un seul ingrédient : que l’un des deux pénétrât dans le royaume des morts pour arracher l’autre à ses griffes. Et Murgen, en ce moment même, était bel et bien piégé dans un charmant enfer glacé par la grâce de cette sorcière cinglée de Volesprit.
Les Captifs vivaient encore, tout comme lui, sous la plaine de pierre scintillante. Et nous n’étions informés de leur état et position que parce que Sahra savait invoquer l’esprit de son époux.
Se pouvait-il que cette stase fût le vrai problème ? Sahra vieillissait un peu plus chaque jour tandis que Murgen restait figé dans le passé. Appréhendait-elle d’être plus vieille que sa mère le jour où nous libérerions enfin les Captifs ?
Au terme d’années d’études, je prenais douloureusement conscience que la majeure partie de l’histoire est suspendue à des considérations personnelles de cet ordre plutôt qu’à la poursuite d’idéaux, qu’ils fussent ténébreux ou immaculés.
Voilà bien longtemps, Murgen avait appris à se désincarner durant son sommeil. Il en était encore partiellement capable, mais les contraintes surnaturelles imposées par sa captivité réduisaient considérablement sa liberté de mouvement. Il ne pouvait plus rien faire hors de la caverne des anciens, à moins d’avoir été convoqué par Sahra… ou, sans doute, de manière plus terrifiante, par tout autre nécromant capable de le contacter.
Le fantôme de Murgen était l’espion idéal. Nul, hormis Volesprit, ne pouvait détecter sa présence. Il nous tenait informés des intrigues de tous nos ennemis… Du moins de ceux que nous soupçonnions assez pour demander à Sahra d’enquêter sur leur compte. La méthode est certes plutôt limitée et malcommode, mais Murgen reste notre arme la plus puissante à ce jour. Sans lui, nous ne saurions survivre.
Et Sahra se montrait de plus en plus réticente à l’invoquer.
Dieu sait combien il est ardu de garder la foi. Nombre de nos frères l’ont perdue et se sont éloignés de nous pour bientôt se fondre dans le chaos et la vastitude de l’empire. Si nous remportions quelque deux ou trois succès fugaces, sans doute cette foi serait-elle en partie revigorée.
Les années n’ont pas fait de cadeaux à Sahra. Elles lui ont coûté trois enfants, supplice que nulle mère aimante ne devrait endurer. Elle a aussi perdu son père, mais cette perte ne l’a que très peu affligée. Aucun de ceux qui l’ont connu n’en dit du bien. Et, tout comme nous, elle a souffert du siège de Jaicur.
Peut-être a-t-elle (avec tout le peuple des Nyueng Bao) provoqué le courroux de Ghanghesha. À moins que le dieu aux multiples têtes d’éléphant n’eût décidé de se livrer à une farce cruelle aux dépens de ses adorateurs. Kina prend assurément son pied à jouer des tours pendables, aussi cruels que fatals, à ses zélotes. Gobelin et Qu’un-Œil ne sont pas présents, ordinaire, quand Sahra réveille Murgen. Elle n’a pas besoin de leur assistance. Ses pouvoirs sont restreints mais puissants, et les deux sorciers peuvent la distraire. Même s’ils s’efforcent de se conduire sagement.
La présence des deux vieux croûtons m’a mis la puce à l’oreille : Il se tramait quelque chose d’inhabituel. Et, pour être vieux, ils le sont ! Au point que l’on leur donne difficilement un âge. Leur art les maintient en vie. Si les annales ne mentent pas, Qu’un-Œil va sur ses deux cents ans. Son compère et cadet lui rend à peine un siècle.
Aucun n’est bien grand. Et je suis généreuse. Tous deux sont plus petits que moi. Et ils n’ont jamais fait mieux, même quand ils n’étaient pas encore de vieilles reliques racornies. Quand ils n’avaient encore que quinze ans l’un et l’autre, j’imagine ! J’ai peine à me dépeindre Qu’un-Œil sous d’autres traits que ceux d’un vieillard. Il a dû naître vieux. Et déjà coiffé du plus immonde et crasseux couvre-chef noir qui ait jamais existé.
Peut-être doit-il sa longévité à la malédiction de ce chapeau. Peut-être son couvre-chef se sert-il de lui comme d’une monture et dépend-il de lui pour sa survie.
Ce puant hémisphère de feutre encroûté de crasse finira dans le plus proche brasier avant même que le cadavre de Qu’un-Œil n’ait fini de gigoter. Tous le haïssent.
Gobelin en particulier. Il ne manque pas de le mentionner dès qu’ils se prennent le bec. Dès qu’ils se retrouvent, autrement dit.
Qu’un-Œil est petit, noir et ridé. Gobelin est petit, blanc et ridé. Sa trogne évoque celle d’un vieux crapaud desséché.
Qu’un-Œil y fait allusion dès qu’ils se chamaillent. Dès qu’ils se rencontrent et que personne ne s’interpose, autrement dit.
Mais, en présence de Sahra, ils s’efforcent de se tenir le mieux possible. Cette femme a un don. Elle nous force tous à donner le meilleur de nous-mêmes. Sauf sa mère. Encore que le Troll soit bien pire loin de sa fille.
Heureusement pour nous, nous ne voyons guère Ky Gota. Ses articulations la font trop souffrir. Tobo prend soin d’elle : cynique exploitation, sans doute, de son immunité au fiel de Gota Elle est gaga de ce garçon… même si son père n’était qu’une vermine d’étranger.
« Ces deux-là prétendent avoir découvert une méthode plus efficace pour matérialiser Murgen, m’a appris Sahra. De façon à communiquer directement avec lui. » D’ordinaire, Murgen devait parler par la bouche de Sahra après son réveil. Je n’ai pas l’oreille médiumnique.
« Si vous parvenez à l’ancrer assez vigoureusement dans le présent pour que nous puissions tous le voir et l’entendre, alors il faudrait convoquer aussi Tobo, ai-je fait remarquer. Depuis quelque temps, il ne tarit pas de questions sur son père. »
Sahra m’a jeté un regard étrange. Elle ne comprenait pas réellement ce que j’avais dit.
« Ce gosse doit faire la connaissance de son vieux », a lancé Qu’un-Œil d’une voix rogue. Il a reluqué Gobelin, s’attendant à ce qu’un homme qui n’avait jamais connu le sien s’inscrive en faux. C’était l’habitude : déclencher une bagarre à tout prix, sans se préoccuper de détails aussi insignifiants que la réalité ou le sens commun. En valaient-ils la peine ? Ce débat remontait à plusieurs générations.
Mais, cette fois-ci, Gobelin a passé la main. Il gardait sa réfutation pour plus tard, quand Sahra ne serait pas là pour lui faire honte en le rappelant à l’ordre.
Sahra a fait un signe de tête à Qu’un-Œil. « Mais, avant tout, nous devons voir si votre micmac fonctionne réellement. »
Qu’un-Œil s’est mis à pester. On osait suggérer que sa sorcellerie devait subir des tests in situ ? Allons ! Oublions le passé ! Ce coup-ci…
« Commence pas », lui ai-je dit.
Le temps avait fini par le rattraper. Sa mémoire commençait à flancher. Et, depuis peu, il avait tendance à s’assoupir en plein effort. Ou à oublier ce qui l’avait énervé quand il piquait sa crise. Il se contredisait même parfois.
Ce n’était plus que l’ombre de la vieille relique racornie que j’avais connue dans ma jeunesse, mais il perdurait grâce à son pouvoir. Il lui arrivait pourtant, au beau milieu d’un trajet, d’oublier sa destination. Parfois pour le meilleur dans la mesure où il était Qu’un-Œil, mais le plus souvent non. En règle générale, Tobo était chargé, si besoin, de le remettre dans la bonne direction. Qu’un-Œil raffolait du gamin lui aussi.
La fragilité sans cesse croissante du petit sorcier nous facilitait la tâche de le garder claquemuré, à l’abri des tentations de la grande ville. Une seule seconde d’indiscrétion pouvait nous tuer tous. Et Qu’un-Œil n’a jamais été très porté sur la discrétion.
Le voyant reculer, Gobelin a poussé un gloussement. « Pourriez-vous vous concentrer sur ce que vous êtes en train de faire, tous les deux ? » ai-je suggéré. J’étais hantée par la crainte de voir Qu’un-Œil s’assoupir un jour au beau milieu d’un sortilège mortel, en nous laissant sur les bras une horde de démons ou d’insectes suceurs de sang furieux d’être arrachés à leur marais distant de plusieurs milliers de kilomètres. « C’est important.
— Ça l’est toujours, a grommelé Gobelin. Même quand c’est simplement pour demander : « Gobelin, donne-moi un coup de main, je suis trop fainéant pour astiquer moi-même l’argenterie », on a l’impression que la fin du monde est arrivée. Toujours important ? Oumph !
— Je constate que tu es d’excellente humeur, ce soir !
— Gralk ! »
Qu’un-Œil s’est hissé hors de son fauteuil. Il a clopiné jusqu’à Sahra en s’appuyant sur sa canne, tout en marmonnant des remarques peu flatteuses à mon égard. Il avait oublié que j’étais une femme. Il se montrait moins odieux quand ça lui revenait, mais je ne m’attendais nullement à un traitement de faveur pour ce malencontreux accident de naissance.
Depuis qu’il avait adopté cette canne, il faisait étalage d’une toute nouvelle dangerosité. Il s’en servait pour cingler les gens. Ou les faire trébucher. Il s’assoupissait aux moments les plus inattendus, mais on ne savait jamais s’il dormait réellement. S’il faisait semblant, sa canne risquait à chaque instant de jaillir pour se prendre dans vos jambes.
Nous craignions tous que Qu’un-Œil ne durât plus très longtemps. Sans lui, nos chances de passer inaperçus s’effondreraient. Gobelin ferait de son mieux, mais ce n’était qu’un sorcier à la petite semaine. Dans notre situation, nous avions assez de besogne pour plus de deux sorciers dans leur prime jeunesse.
« Commence, femme, a-t-il râlé. Gobelin, voudrais-tu apporter ce matériel jusqu’ici, pauvre bouse de scarabée sans valeur ? Je n’ai pas l’intention d’y passer la nuit. »
Sahra avait installé une table à leur intention. Elle-meme n’avait pas besoin d’accessoires. Au moment prévu, elle se concentrerait sur Murgen. Elle établissait généralement le contact assez vite, pendant ses régles, quand sa sensibilité diminuait, elle chantonnait en nyueng bao. À la différence de certains de mes frères de la Compagnie, je n’ai pas l’oreille pour les langues étrangères Le nyueng bao m’échappe la plupart du temps. Ses chansons ressemblent à des berceuses. À moins que les paroles n’aient un double sens, ce qui est tout à fait possible. Oncle Doj parle tout le temps par énigmes mais se flatte d’être parfaitement clair pourvu qu’on prenne la peine de l’écouter.
On ne voit plus beaucoup oncle Doj, Dieu merci. Il a son propre carnet de route… quoiqu’il n’ait pas l’air de bien comprendre lui-même de quoi il retourne. Le monde change sans arrêt sous ses yeux, à son plus grand dam.
Gobelin a apporté un sac plein d’ustensiles sans se donner la peine de relever la grossièreté de Qu’un-Œil. Il se pliait plus volontiers à sa volonté ces derniers temps, ne serait-ce que par souci d’efficacité, et, quand il n’était plus question de travail, ne perdait plus son temps à donner son avis.
Alors même qu’ils coopéraient et disposaient leur matériel, ils ont commencé à se chamailler sur la place de chaque instrument. Je les aurais tannés comme des gosses de quatre ans.
Sahra s’est mise à fredonner. Elle a une belle voix. Dommage qu’elle enfouisse ainsi ce talent. Elle n’utilise pas à proprement parler la nécromancie ; n’impose pas totalement sa volonté à Murgen ni ne conjure son ombre… il est encore vivant, là-bas. Mais, lorsqu’on l’invoque, son esprit peut s’échapper de sa tombe.
Je regrettais qu’on ne pût également convoquer les autres Captifs. Et plus particulièrement le capitaine. L’inspiration commençait à nous manquer.
Un nuage de poussière s’est lentement formé entre Gobelin et Qu’un-Œil, assis de part et d’autre de la table. Non. Pas de poussière. Ni de fumée. J’ai plongé l’index à l’intérieur et goûté : de la vapeur d’eau fraîche et subtile. « Nous sommes prêts », a annoncé Gobelin à Sahra.
Celle-ci a changé de registre. Elle donnait à présent l’impression d’implorer, de cajoler. Je parvenais même à isoler quelques mots.
La tête de Murgen s’est matérialisée entre les sorciers : elle ondulait, un peu comme un reflet à la surface d’une mare. J’étais ébahie. Non pas par cette sorcellerie, mais par l’aspect que présentait Murgen. Il était resté exactement tel que dans mon souvenir, sans aucune ride nouvelle. Nous avions tous beaucoup changé.
Sahra commençait à ressembler à sa mère à l’époque du siège de Jaicur. En moins pesante. Et dépourvue de cet étrange déhanchement provoqué par ses problèmes d’articulations. Mais sa beauté se fanait rapidement. Chez elle, ç’avait été une source d’émerveillement, surpassant de loin l’habituelle joliesse évanescente typique des jeunes femmes nyueng bao. Elle n’en parlait pas, mais ça la rongeait. Elle avait sa vanité. Une vanité bien méritée.
Le temps est réellement le plus cruel des scélérats.
Murgen n’était pas précisément content d’avoir été invoqué. J’ai craint que le malaise de Sahra ne l’ait contaminé. Il a pris la parole. Et je le comprenais aisément, bien que sa voix se réduisît à un murmure ectoplasmique.
« Je rêvais. D’un lieu… » Son irritation s’est évanouie, cédant le pas à une horreur exsangue. Et j’ai compris qu’il avait rêvé de l’ossuaire décrit dans ses annales. « Un corbeau blanc… » Nous avions un gros problème s’il préférait se promener dans le décor des cauchemars de Kina que profiter d’un aperçu de la vraie vie.
« Nous sommes prêts à frapper, lui a expliqué Sahra. La Radisha vient de convoquer le Conseil privé. Va voir ce qu’ils trafiquent. Assure-toi de la présence de Cygne. » Murgen a disparu de la brume. Sahra avait l’air affligée. Gobelin et Qu’un-Œil ont entrepris d’agonir d’injures ce lâcheur de porte-étendard.
« Je l’ai vu, leur ai-je déclaré. Distinctement. Et entendu. Il s’exprimait exactement comme j’imaginais que parlerait un fantôme.
— Parce que tu as entendu ce à quoi tu t’attendais, m’a répondu Gobelin en souriant. Tu n’écoutais pas réellement avec tes oreilles, vois-tu. »
Qu’un-Œil a eu un reniflement sarcastique. Il n’expliquait jamais rien à personne. Sauf peut-être à Gota quand elle le surprenait à rentrer en douce au beau milieu de la nuit. Il lui servait alors une salade aussi tarabiscotée que l’histoire de la Compagnie noire.
« Tu peux faire entrer Tobo, a déclaré Sahra de la voix d’une femme feignant de n’éprouver aucune amertume. Nous savons désormais qu’il ne se produira ni explosions ni incendies. Vous n’avez percé que deux trous dans le dessus de la table…
— Vile calomnie ! a explosé Qu’un-Œil. Ce ne serait pas arrivé si Face de crapaud ici présent… »
Sahra l’a ignoré. « Tobo pourra consigner ce que nous apprendra Murgen. Afin que Roupille s’en serve ultérieurement. Il est temps pour nous de changer de personnalité. Si jamais Murgen découvre un quelconque péril, envoyez-nous un messager. »
Tel était le plan. Et il m’enthousiasmait encore moins à présent. J’aurais préféré rester bavarder avec mon vieil ami. Mais cette affaire dépassait de loin la discussion d’homme à homme. Découvrir si Baquet se portait toujours bien pouvait attendre.