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J’ai expédié à toute allure ma participation à la réunion de la soirée et je suis allée m’installer dans mon petit coin privé pour comparer mes pages acquises de fraîche date à celles du livre subtilisé à la bibliothèque, que je pensais être la copie exacte – voire l’original – du premier vrai volume des annales de la Compagnie noire.
J’étais d’humeur si enjouée que Qu’un-Œil a dû prendre son pied à me casser du sucre sur le dos. J’en mettrais ma main au feu.
Il ne m’est même pas venu à l’esprit de m’attarder pour apprendre si la « Tentation de Chandra Gokhale » avait porté ses fruits.
J’ai su un peu plus tard que l’inspecteur général avait fait suivre Shiki jusqu’à chez elle par un de ses hommes. Ne le voyant pas revenir au terme d’un délai raisonnable (il était en effet tombé sur Chaud-Lapin et Iqbal Singh en un lieu où il n’aurait jamais dû se trouver et avait effectué le grand plongeon dans le fleuve), Gokhale avait foncé tout droit vers le claque où ses associés, lui-même et ceux qui partageaient leurs penchants particuliers, mais assez répandus, en matière en plaisir avaient leurs habitudes. Arpenteur-du-Fleuve et quelques autres frères l’avaient cueilli au sortir du Palais. Il était accompagné de deux commensaux qui regretteraient bientôt d’avoir cherché à se faire bien voir de lui en partageant sa nuit de débauche.
Murgen suivait lui aussi les événements de près. Le sachant, je n’avais aucun scrupule à m’enfermer avec ma dernière acquisition.
Il me fallut une heure pour parvenir à la conclusion que les pages rapportées aujourd’hui étaient bel et bien une version ultérieure de la toute première annale, et une autre encore, ou presque, pour comprendre que je serais incapable d’élucider les mystères de ce livre sans une aide éclairée. À moins d’y consacrer plus de temps que celui dont je disposais.
Chandra Gokhale avait apparemment trouvé la mort à l’intérieur de la maison de plaisir. Ainsi que ses deux commensaux. Il y avait des témoins. Des gens avaient assisté à leur étranglement. Puis, dans sa fuite précipitée, l’assassin avait oublié un rumel rouge.
Les Gris étaient arrivés presque aussitôt. Ils avaient chargé les corps dans une charrette et déclaré que la Protectrice souhaitait voir Gokhale ramené sur-le-champ au Palais. Mais ces Gris avaient cessé de l’être dès leur sortie du bordel et leur itinéraire les avait amenés sur les berges du fleuve plutôt qu’au Palais. Les deux cadavres encombrants avaient disparu dans le courant.
Un corbeau blanc qui somnolait sur un toit s’était réveillé quand ils avaient dévalé la côte. Il s’était ébroué et les avait suivis.