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Jaul Barundandi donna pour coéquipière à Minh Subredil une jeune femme du nom de Rahini et les envoya travailler dans les quartiers de la Radisha, sous la férule d’une dénommée Narita, créature obèse et d’une laideur épouvantable, de surcroît très infatuée de sa personne. « Il me faudrait six femmes de plus, se plaignit-elle à Barundandi. Je dois encore faire le ménage de la salle du Conseil après celui de la suite royale.
— En ce cas, je te conseille vivement de t’armer toi aussi d’un balai. Je serai de retour dans quelques heures. J’espère que tu auras bien progressé. Je t’ai confié les meilleures travailleuses disponibles. » Sur ce, Barundandi s’en alla déplaire à d’autres.
La grosse femme se vengea sur Subredil et Rahini. Subredil ne connaissait pas Narita. Elle n’avait jamais travaillé dans la suite royale auparavant. « Qui est cette odieuse bonne femme ? » chuchota-t-elle en trimbalant la serpillière sans cesser pour autant de caresser son Ghanghesha.
Rahini jeta un coup d’œil à droite et à gauche mais ne releva pas les yeux. « Il faut la comprendre. C’est l’épouse de Barundandi.
— Hé, vous deux ! On ne vous paie pas pour bavarder.
— Pardon, m’dame, s’excusa Sahra. Je n’avais pas compris ce que je devais faire et je ne voulais pas vous déranger. »
La grosse femme se renfrogna un moment puis reporta sa frustration sur un autre objet. Rahini se fendit d’un petit sourire. « Elle n’est pas de bonne humeur aujourd’hui. »
Les heures passant et ses mains, ses muscles et ses genoux la faisant de plus en plus souffrir, Sahra se rendit compte qu’on les avait plus confiées à la femme de Barundandi, elle et Rahini, pour leurs capacités intellectuelles que pour le travail qu’elles étaient susceptibles d’abattre. Elles n’étaient pas très futées et ne faisaient pas non plus partie des filles de salle les plus séduisantes. Barundandi cherchait à convaincre Narita qu’il n’employait que des femmes de leur espèce. Tandis que lui-même et ses sous-fifres pourraient abuser ailleurs, en toute liberté, de leur parcelle d’autorité et rudoyer les malheureuses et les désespérées.
La journée n’était guère propice à l’exploration. Il y avait plus de besogne qu’elles ne pouvaient en abattre à elles trois. Sahra n’eut pas une seule fois l’occasion d’ajouter d’autres pages des annales cachées à sa collection. Puis, quelques heures seulement après le lever du jour, l’atmosphère du Palais se détendit considérablement. Les Très-Hautes commencèrent de faire quelques apparitions, se déplaçant ici et là d’un pas vif. Une rumeur se propagea, traversant manifestement les murs de pierre : un autre disciple du Bhodi s’était immolé dehors par le feu et la Radisha connaissait un profond désarroi. « Elle est épouvantée, leur confia Narita en personne. Il se passe trop de choses qu’elle ne contrôle pas. Elle s’est rendue dans le boudoir. Elle le fait presque tous les jours, maintenant.
— Le boudoir ? » marmonna Sahra. Elle n’en avait jamais entendu parler jusque-là mais ne travaillait que depuis peu si près du cœur du Palais. « C’est quoi, m’dame ?
— Une pièce retirée où elle peut s’arracher les cheveux, lacérer ses vêtements, évacuer sa fureur et pleurer tout son saoul sans que ses émotions empoisonnent un environnement destiné à de tout autres fins. Elle n’en ressortira que lorsqu’elle pourra affronter le monde le visage serein. »
Subredil comprit : c’était une idée gunnie. Seuls les Gunnis pouvaient inventer une chose pareille. La religion gunnie accorde une âme à toutes choses. Tout prenait l’aspect d’un dieu, d’une déesse, d’un démon, deva, rakshasa, yaksha ou autre, d’ordinaire sous plusieurs aspects, avatars ou noms ; on ne les rencontre plus guère de nos jours, mais tous avaient été très actifs dans le passé.
Seule une Gunnie extrêmement fortunée et affligée d’un millier de pièces dont elle ne savait que faire pouvait concevoir l’idée d’un boudoir.
Plus tard dans la journée, Subredil fut autorisée à faire le ménage d’un boudoir tout récemment évacué. La pièce était réduite et ne contenait qu’une natte, un parquet de bois poli et un petit autel des ancêtres. La fumée y était épaisse et l’odeur de l’encens entêtante.