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Je me suis assise sur une chaise face à la cage de Narayan Singh. Il était réveillé, mais il a feint d’ignorer ma présence. « La Fille de la Nuit vit encore, lui ai-je appris.

— Je sais.

— Tu le sais ? Comment ?

— Je sais que vous ne lui avez pas fait de mal.

— Alors tu dois savoir ceci : elle ne restera pas éternellement saine et sauve. Elle n’est encore indemne que parce que nous souhaitons ta collaboration. Si nous ne l’obtenons pas, nous n’aurons plus aucune raison de continuer à la nourrir. Toi non plus, d’ailleurs. Mais j’ai l’intention de respecter ma promesse. Je prendrai soin de toi. Parce qu’avant de t’autoriser à mourir je tiens à te faire assister à l’anéantissement de tout ce qui possède quelque valeur à tes yeux. Ce qui me rappelle qu’Aridatha n’aurait pu être des nôtres aujourd’hui. Son capitaine craignait des troubles. Un autre disciple du Bhodi comptait s’immoler. Nous devrons donc patienter jusqu’à demain soir. »

Narayan a poussé une espèce de gémissement étouffé. Il refusait d’admettre mon existence, car l’existence en général et la mienne en particulier le rendaient très malheureux. Ce qui faisait ma joie, bien que je n’eusse aucune dent contre lui personnellement. Mon inimitié, très salubre et d’ordre quasiment institutionnel, trouvait surtout sa source dans les sévices qu’il avait infligés à mes frères blessés ou emprisonnés sous terre.

« Peut-être devrais-tu demander conseil à Kina ? » lui ai-je suggéré.

Le regard qu’il m’a jeté ! Narayan n’a aucun sens de l’humour ; il ne reconnaîtrait pas un sarcasme s’il jaillissait des buissons pour lui planter ses crochets dans la cheville.

« En résumé, ai-je repris, j’ai épuisé mes réserves de patience. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Nous chevauchons d’ores et déjà le tigre. Le grand crêpage de chignons ne tardera plus à se déclarer. »

« Crêpage de chignon. » Expression argotique universellement utilisée par les hommes pour désigner une bagarre entre femmes.

Tiens ?

Je venais tout juste d’en prendre conscience : cette guerre n’était pratiquement menée que par des femmes. Sahra et moi. Volesprit et la Radisha. Kina et la Fille de la Nuit. Oncle Doj était aussi près d’en être un protagoniste de premier plan que tout autre homme impliqué. Tout comme Narayan, bien qu’il fût surtout l’ombre de la Fille de la Nuit.

Bizarre. Bizarre.

« Quand les tignasses commenceront à voler, Narayan, je n’aurai guère de temps à consacrer à ton amie. Mais j’entends assurément prendre soin de toi. »

Je me suis préparée à partir.

« Je ne peux pas faire ça. » Sa voix était presque inaudible.

« Prends sur toi, Narayan. Si tu aimes cette fille. Si tu ne tiens pas à voir ta déesse repartir de zéro. » Il me semblait en avoir le pouvoir. En éliminant les personnes adéquates, je pouvais contraindre Kina à se rendormir pour un nouveau millénaire. Et je m’y résoudrais sans aucune hésitation si je ne parvenais pas à déterrer mes frères.

J’ai trouvé Banh Do Trang en train de m’attendre dans le petit cagibi où je dormais et travaillais. Il n’avait pas l’air en très grande forme, ce qui n’avait rien de surprenant. Il n’était que de quelques années le cadet de Gobelin et ne disposait pas de ses ressources surnaturelles. « Puis-je quelque chose pour vous, oncle ?

— J’ai cru comprendre que Doj t’avait narré l’histoire de notre peuple. » Il n’avait réussi à émettre qu’un chuchotement rauque.

« Il m’a narré une histoire. Quand un Nyueng Bao partage un secret avec moi, tous les doutes ne sont pas forcément levés.

— Hé ! Eh eh ! Tu es une jeune femme très intelligente, Roupille. Sans grandes illusions ni obsessions flagrantes. Je crois que Doj s’est montré aussi sincère envers toi qu’il pouvait se le permettre. Du moins s’il s’est montré sincère envers moi ensuite, quand il est venu me demander conseil. Je lui ai expliqué que nous entrions dans une ère nouvelle et il a fini par m’écouter. C’est précisément ce que Hong Tray voulait nous faire comprendre quand elle a choisi le jengal comme époux à Sahra. Nous sommes tous des enfants perdus. Nous devons nous donner la main. Cela aussi, Hong Tray tentait de nous le faire comprendre.

— Elle aurait pu le dire.

— C’était Hong Tray. Une voyante. Une voyante nyueng bao. Aurais-tu préféré qu’elle délivrât des rescrits péremptoires comme la Protectrice et la Radisha ?

— Absolument. »

Do Trang a gloussé. Puis il a paru s’assoupir.

Que se passait-il ? « Oncle ?

— Hein ? Oh ! Désolé, jeune dame. Écoute. Il me semble que nul n’y a fait allusion. Gota et moi sommes sans doute les seuls à l’avoir vu. Il y a un fantôme ici. Nous l’avons aperçu à plusieurs reprises au cours des deux dernières nuits.

— Un fantôme ? » Murgen aurait-il tellement forci qu’on pouvait à présent le distinguer ?

« Un être maléfique et glacé, Roupille. Quelque chose qui devrait se complaire à rôder autour des tombes éventrées ou à se faufiler en rampant à travers des monceaux d’ossements. Un peu comme l’enfant vampire dans sa cage à tigre. Tu devrais te montrer très prudente avec elle. Quant à moi, je crois que je ferais bien de retrouver mon lit. Avant de m’endormir sur place et de faire jaser tes amis.

— S’ils doivent répandre des ragots à mon sujet, j’aimerais autant qu’ils m’accouplent à un autre. N’importe qui.

— Un de ces jours, quand j’aurai recouvré ma jeunesse. Au prochain tour de la Roue.

— Bonne nuit, oncle. »

J’avais envisagé de lire un petit moment, mais j’ai sombré presque aussitôt dans le sommeil. Au cours de la nuit, j’ai découvert que le fantôme de Do Trang existait bel et bien. Je me suis réveillée, instantanément sur le qui-vive, et j’ai vu chatoyer à mes côtés une silhouette vaguement humaine qui manifestement m’observait. Le vieux monsieur m’en avait d’ailleurs fait une description très précise. Je me suis demandé s’il ne s’agissait pas de la Mort en personne.

Elle a disparu dès qu’elle a senti mes yeux l’inspecter.

Je suis restée étendue un moment à essayer de recoller les morceaux. Murgen ? Volesprit m’espionnant ? Un inconnu ? Ou bien ce que ça semblait être : la fille de la cage à tigre sortie pour une petite balade ectoplasmique ?

J’ai bien essayé d’aboutir à une déduction logique, mais j’étais encore trop fatiguée pour persister.