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On m’appelle Roupille. J’étais une enfant renfermée qui se réfugiait dans ses songeries le jour et dans ses cauchemars la nuit pour échapper aux horreurs de son enfance. Dès que j’avais quelques minutes de loisir, j’allais me blottir dans ce lieu douillet tout au fond de moi. Le Mal ne pouvait m’y atteindre. Je ne connaissais aucune cachette plus sûre jusqu’à l’arrivée de la Compagnie à Jaicur.

Mes frères m’accusaient de dormir tout le temps. Ils m’en voulaient de mon aptitude au déni. Ils ne comprenaient pas. Ils sont morts sans avoir compris. J’ai continué de dormir. Je ne me suis pleinement réveillée qu’après plusieurs années au sein de la Compagnie.

Aujourd’hui, je tiens les annales. Il faut bien que quelqu’un s’en charge et nul autre n’en est capable, encore que le titre d’annaliste ne m’ait jamais été officiellement décerné.

Il y a des précédents.

Les livres doivent être tenus. Et la vérité consignée, même si le destin devait décider que nul ne lirait jamais mes écrits. Les annales sont l’âme de la Compagnie noire. Elles nous rappellent ce que nous sommes. Que nous ne sommes que cela. Que nous devons persévérer dans ce sens. Et que la traîtrise, comme d’habitude, n’a pas réussi à nous saigner à blanc.

Nous n’existons plus. La Protectrice ne cesse de le ressasser. La Radisha le jure. Mogaba, ce puissant général aux milliers de noirs triomphes, crache en entendant notre nom et ricane à notre mémoire. L’homme de la rue décrète volontiers que nous ne sommes plus qu’un mauvais souvenir récurrent. Mais Volesprit est la seule à ne pas se retourner pour regarder par-dessus son épaule si quelque chose ne serait pas en train de la rattraper.

Nous sommes des spectres opiniâtres. Nous ne nous coucherons jamais. Nous ne cesserons jamais de les hanter. Nous sommes restés longtemps passifs, mais ils ont encore peur de nous. Leur mauvaise conscience leur souffle notre nom sans relâche.

Et ils ont raison d’avoir peur.

Tous les jours, un message écrit à la craie ou au sang de quelque animal apparaît sur un mur quelque part dans Taglios. Juste un rappel discret : L’eau dort.

Chacun sait ce qu’il signifie. On ne cesse de chuchoter ces mots, conscient qu’un ennemi rôde alentour, plus tumultueux qu’un torrent. Un ennemi qui, un jour, réussira à s’extraire de sa tombe pour s’en prendre à ceux qui l’ont trahi. On sait qu’aucune force au monde ne peut s’y opposer. On les a prévenus dix mille fois de ne pas céder à cette tentation. Nulle force maligne ne saura les protéger.

Mogaba a peur.

L’effroi paralyse la Radisha.

Saule Cygne tremble si fort qu’il peut à peine remplir son office, tout comme avant lui le sorcier Fumée qu’il accusait de couardise et accablait de son mépris. Cygne a rencontré la Compagnie voilà bien longtemps, dans le Nord avant même que quiconque vît en elle autre chose que le sombre rappel d’une antique terreur. Les années n’ont pas vu s’endurcir sa couenne ni s’apaiser la frayeur qu’elle lui inspire.

Purohita Drupada a peur.

L’inspecteur général Gokhale a peur.

Seule Volesprit ne craint pas. Volesprit n’a peur de rien. Volesprit n’en a cure. Elle raille et défie les démons. Volesprit est cinglée. Elle continuerait de rire et de s’amuser en se consumant dans les flammes.

Cette immunité à la peur ne laisse pas de perturber ses sbires. Ils savent qu’elle les poussera devant elle, droit dans les formidables mâchoires du destin.

De temps à autre, un mur délivre un autre message. Une touche plus personnelle : Tous leurs jours sont comptés.

Je sors quotidiennement dans la rue, soit pour aller à mon travail, soit pour épier, écouter, capter les bruits qui courent ou en lancer d’autres, fondue dans l’anonymat du Chor Bagan, le Jardin des Voleurs, que les Gris eux-mêmes n’ont toujours pas réussi à éradiquer. Je me déguisais naguère en prostituée, mais le subterfuge s’est révélé périlleux. Certains individus, dans ce quartier, feraient passer la Protectrice pour un parangon d’équilibre mental. Par bonheur, le destin leur interdit d’infliger à ce monde la pleine mesure de leur psychose.

La plupart du temps, je me promène travestie en jeune homme, comme je l’ai toujours fait. Depuis la fin des guerres, les jeunes gens déracinés fourmillent dans nos rues.

Plus étrange est la dernière rumeur lancée, plus elle se répand vite hors du Chor Bagan et plus elle corrode profondément les nerfs de l’ennemi. Taglios doit toujours  – toujours  – vivre sous le coup d’un sombre pressentiment. Nous nous devons de lui apporter chaque jour sa ration de mauvais présages et d’augures maléfiques.

Dans ses rares moments de lucidité, la Protectrice nous pourchasse ; mais elle se désintéresse rapidement de sa traque. Elle peine à fixer son attention sur un objet précis. Et pourquoi se soucierait-elle de nous ? Nous sommes morts, n’est-ce pas ? Nous n’existons pas. En sa qualité de Protectrice, elle reste le grand arbitre des réalités de tout l’empire taglien.

Oui, mais… l’eau dort.