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Sahra changeait de visage aussi aisément qu’un comédien de masque. Elle était tantôt la cruelle et rusée nécromancienne, la froide calculatrice qui conspirait avec les Captifs. Tantôt la presque veuve du porte-étendard et annaliste officiel de la Compagnie et tantôt la mère d’un Tobo choyé. Mais, quand il lui arrivait de se rendre en ville, elle devenait Minh Subredil, un être entièrement différent.

Minh Subredil était une hors-caste et une métisse née de l’union fugace d’un prêtre de Khusa avec une putain nyueng bao. Elle en savait plus long sur ses antécédents que la moitié des gens des rues de Taglios. Elle ne cessait d’en parler toute seule, à haute voix, et de s’en flatter auprès de tous ceux à qui elle pouvait tenir la jambe.

C’était une femme si pitoyable et marquée par le sort qu’elle était déjà vieille et courbée des décennies avant l’âge. Sa signature  – la caractéristique permettant à tous ceux qui ne la connaissaient pas de l’identifier  – était une petite statuette de Ghanghesha qu’elle emportait partout. Ghanghesha est le dieu de la chance des Gunnis comme de certains Nyueng Bao. Quand Minh Subredil se croyait seule, elle parlait à Ghanghesha.

Veuve, elle élevait sa seule enfant en se livrant au Palais à des travaux ancillaires journaliers. Chaque matin, dès potron-minet, elle allait faire la queue avec la foule des miséreux rassemblés devant la poterne de service nord dans l’espoir de décrocher un travail. Parfois, Sawa, la sœur faible d’esprit de son défunt mari, se joignait à elle. Quand elle n’était pas accompagnée de sa fille, ce qui n’arrivait plus très fréquemment. La gamine était désormais assez grande pour se faire remarquer.

Jaul Barundandi, le sous-assistant de l’économe du Palais, en sortait alors pour énoncer à haute voix la liste des emplois disponibles pour la journée, avant de choisir ceux qui les occuperaient. Il choisissait toujours Minh Subredil, car, bien qu’elle fût trop moche pour qu’on exigeât d’elle des faveurs sexuelles, elle était toujours disposée à lui reverser un bon pourcentage de son salaire. Minh Subredil était une créature aux abois.

La sempiternelle statuette de Subredil amusait beaucoup Barundandi. Lui-même gunni et pieux pratiquant du culte de Khusa, il incluait souvent dans ses prières une requête suppliant son dieu de lui épargner la « chance » de Subredil. Il ne l’aurait jamais admis devant ses sbires, mais, s’il la favorisait quelque peu, c’était en raison du manque de discernement dont elle avait fait preuve en choisissant le père de son enfant. Comme la grande majorité des fripouilles, il n’était mauvais que les trois quarts du temps et surtout par étroitesse d’esprit.

Subredil ne priait jamais quand elle était Ky Sahra. Ky Sahra n’avait que faire des dieux. Mais, ne se doutant pas du point faible de Jaul Barundandi, elle lui réservait un chien de sa chienne. Le moment venu. Le sous-assistant aurait amplement l’occasion de regretter ses rapines.

D’autres regrets innombrables, s’élèveraient dans tout l’empire taglien. Le moment venu.

Nous avons traversé le dédale de sortilèges de confusion et de désorientation que Gobelin et Qu’un-Œil avaient mis tant d’années à tisser dans tout le voisinage : un bon millier de couches de piperie plus légères que le tulle, si délicates que seule la Protectrice les aurait remarquées. À condition toutefois de bien y regarder. Mais Volesprit ne sillonne pas les rues en quête de repaires ennemis. Ses Gris, ses chauves-souris et ses corbeaux s’y emploient. Et ceux-là sont trop obtus pour se rendre compte qu’on les a fourvoyés, orientés dans la mauvaise direction et subtilement expédiés hors de la zone incriminée, si habilement qu’on n’y voyait que du feu. Les deux petits sorciers consacraient le plus clair de leur temps à l’entretien et à l’expansion de leur labyrinthe. Ceux à qui nous avions retiré notre confiance ne s’aventuraient pas à moins de deux cents mètres de notre QG. À moins qu’on ne les guidât jusqu’à lui.

Nous n’avions aucun problème. Nous portions un brin de chanvre noué au poignet gauche. Cette boucle enchantée édulcorait les sortilèges de confusion. Et nous permettait de voir la réalité.

Ainsi, nous étions souvent informés des intentions du Palais avant même que ses projets ne fussent mis en branle. Minh Subredil, ou parfois Sawa, écoutait aux portes pendant qu’ils se tramaient.

« N’est-il pas affreusement tôt pour mettre le nez dehors ? ai-je marmonné.

— Si. Mais d’autres feront déjà la queue à notre arrivée. » Les désespérés fourmillent littéralement à Taglios. Certains campent aussi près du Palais que les Gris le leur permettent.

Nous avons atteint le secteur du Palais plusieurs heures avant notre heure habituelle. Mais nous devions effectuer quelques tournées sous le couvert de l’obscurité, rendre visite dans leurs planques à des frères de la Compagnie. Chaque fois, la voix de la sorcière sortait de la bouche de cette épave de Minh Subredil. Sawa trottinait derrière, la bouche tordue et la bave aux commissures.

La plupart des hommes ne nous reconnaissaient pas. Ils ne s’attendaient pas à notre visite, mais à recevoir des responsables au préalable, un mot de code leur permettant de nous identifier comme des messagères. Ils l’ont effectivement reçu. Il y avait de fortes chances pour qu’ils fussent eux-mêmes travestis. Chaque frère de la Compagnie est censé se forger plusieurs personnalités qu’il peut adopter en public. Certains se débrouillent mieux que d’autres. On exigeait des moins doués qu’ils prennent un minimum de risques.

Minh Subredil a jeté un coup d’œil au mince croissant de lune qui pointait le museau entre deux nuages. « Plus que quelques minutes. »

J’ai poussé un grognement nerveux. Il y avait beau temps que je ne m’étais pas impliquée dans une opération périlleuse. À part déambuler dans le Palais, bien entendu, ou me rendre à la bibliothèque. Mais, dans ces deux cas, nul ne risquait de me larder d’un objet pointu.

« Ces nuages ressemblent à ceux qui annoncent la saison des pluies. » Si c’était vrai, la saison serait prématurée. Perspective peu plaisante. Durant la saison des pluies, il pleut à verse tous les jours. Le temps peut devenir tellement féroce, avec de spectaculaires écarts de température, des chutes de grêle et des coups de tonnerre comme si tous les dieux du panthéon gunni se mettaient soudain à brailler, ivres morts.

Les Tagliens divisent l’année en six saisons. On n’échappe réellement à la chaleur torride que durant leur seul hiver.

« Sawa remarquerait-elle les nuages ? » s’est enquise Subredil. Elle tenait à ce que nous restions coûte que coûte dans la peau des personnages. Dans une ville gouvernée par les Ténèbres, on ne sait jamais si des yeux ne vous épient pas dans l’ombre, si des oreilles invisibles ne se tendent pas pour surprendre vos paroles.

« Hum. » Sans doute la réflexion la plus intelligente que puisse s’autoriser Sawa.

« Viens. » Elle m’a prise par le bras pour me guider, ce dont elle était coutumière lorsque nous allions travailler au Palais. Nous nous sommes approchées de l’entrée principale nord, qui ne se trouvait qu’à une quarantaine de mètres de la poterne de service. Une unique torche y brûlait, destinée à permettre aux gardes de voir qui arrivait, mais si mal disposée qu’elle n’éclairait que les honnêtes gens. Alors que nous nous rapprochions, quelqu’un qui s’était faufilé le long de la muraille a brusquement bondi pour coiffer la torche d’un sac de cuir humide.

Le grossier juron de stupéfaction d’un des gardes s’est distinctement fait entendre. Aurait-il à présent l’imprudence d’aller voir ce qui se passait ?

Nulle raison d’en douter. Les gardes royaux n’avaient connu aucun problème depuis près d’une génération.

Le croissant de lune a disparu derrière un nuage. Au même instant, quelque chose a bougé à l’entrée du Palais.

La partie la plus épineuse de l’affaire allait se jouer : apparemment, nous avions saboté une opération promise au succès en entrant en pleine relève de la garde.

Froissement. Cri de surprise. Une voix demandant ce qui se passait. Tumulte et charivari : on venait d’enfoncer la porte. Fracas métallique. Un ou deux hurlements. Coups de sifflet. Puis, quinze secondes plus tard, d’autres coups de sifflet provenant d’autres directions, en réponse aux premiers. Tout se déroulait exactement selon le plan. Au bout de quelques instants, les coups de sifflet stridents nous parvenant du Palais ont pris une tonalité désespérée.

Quand on avait soulevé l’idée pour la première fois, un très sérieux débat s’était engagé, portant sur le caractère principal ou non de cette attaque de l’entrée. Emporter cette position semblait une tâche relativement aisée. Une faction assez importante, composée d’hommes las de tergiverser, votait pour faire irruption à l’intérieur et massacrer tout le monde. Sans doute cela eût-il été passablement gratifiant, mais l’opération nous laissait fort peu de chances d’anéantir Volesprit, et un tel carnage n’aurait en rien avancé la libération des Captifs, notre objectif premier.

J’avais réussi à convaincre tout le monde que nous devions absolument organiser une bonne vieille diversion assortie de sortilèges de désorientation, à la mode des annales. Faire croire à l’ennemi que nous méditions tel forfait alors que nous préparions un coup tout à fait différent. Les obliger à cavaler dans une direction pour nous devancer alors que nous empruntions l’itinéraire opposé.

Compte tenu de l’âge désormais très avancé de Gobelin et Qu’un-Œil, nos fourberies doivent prendre un tour de plus en plus cérébral. Les deux sorbiers n’ont plus la force ni l’énergie de créer de grandioses illusions sur le champ de bataille. Et, bien qu’ils soient avides de partager leurs secrets, ils n’ont toujours pas réussi à armer le bras de Sahra pour le combat. Ses talents ne s’étendent pas à ce domaine.

Les premiers Gris ont chargé, surgissant des ténèbres, et se sont précipités tête baissée dans le traquenard qu’on leur avait tendu. Pendant quelques instants, la tuerie fut féroce. Mais quelques-uns réussirent une percée et coururent renforcer les gardes, pratiquement submergés, à l’entrée du Palais.

Subredil et moi sommes allées nous poster au pied de la muraille, entre le grand portail et la poterne de service. Subredil étreignait en geignant son Ghanghesha. Sawa se cramponnait à Subredil en bavant et poussant de petits cris d’effroi.

Les assaillants fauchaient certes de pleins monceaux de Gris mais ne parvenaient toujours pas à enfoncer la défense de l’entrée. Puis des renforts sont arrivés de l’intérieur. Saule Cygne et un peloton de gardes royaux ont fait irruption par le portail. Si promptement, de fait, que Cygne s’est mis à glapir. « Halte ! Quelque chose cloche ! »

La nuit s’est brusquement illuminée. Des boules de feu ont zébré le ciel. On n’avait pas vu leurs pareilles depuis les durs combats de la fin des guerres contre les Maîtres d’Ombres. Madame en avait fait confectionner des quantités et quelques-unes avaient été soigneusement conservées depuis. Ceux qui les employaient n’avaient pas participé à l’attaque de l’entrée. Ils s’en tenaient strictement au plan d’urgence, lequel comptait sur tout le monde pour arracher Cygne à la surveillance des gardes et des Gris.

Sa vie en dépendait.

Le feu s’est abattu près d’un petit groupe, non loin de Subredil et de moi. Cygne avait peur. On s’attendait à ce qu’il battît en retraite vers la poterne de service (en passant devant nous) dès que le tir changerait de direction pour viser l’entrée principale et lui couper la route.

Ce brave vieux Cygne. Il avait dû lire mon scénario. Alors même que ses hommes se faisaient déchiqueter par les boules de feu à quelques mètres de lui, il continuait de se défiler, les mains plaquées au mur, en se maintenant à deux ou trois pas de l’anéantissement. Pierre fondue et lambeaux de chair brûlée volaient au-dessus de sa tête et des nôtres, et je me suis aperçue que j’avais sous-estimé  – peut-être fatalement  – la férocité de mes propres armes. Les utiliser en si grosse quantité était indubitablement une erreur.

Cygne a trébuché sur la cheville de Minh Subredil. Au moment de heurter les pavés, il s’est retrouvé, comme par hasard, nez à nez avec une idiote bavant. Qui pointait sa dague juste sous son menton. « N’essaie même pas de respirer », a-t-elle chuchoté.

Les boules de feu qui frappaient l’enceinte du Palais la transperçaient. Le portail de bois était en feu et la clarté suffisante pour permettre à nos frères de distinguer notre signal : nous tenions notre homme. Le tir est devenu plus précis. La résistance aux Gris accourus à la rescousse moins perméable. Une seconde attaque simulée s’est déclenchée. Deux des frères qui y participaient ont embarqué Cygne. Ils nous ont injuriées et frappées du pied avant d’emporter nos armes et de battre en retraite en même temps que la vague d’assaillants fuyant une résistance improbable.

Alors qu’ils se fondaient dans l’obscurité, l’événement que nous redoutions le plus s’est produit.

Volesprit est apparue entre les créneaux qui nous surplombaient ; elle venait voir ce qui se passait. Nous l’avons tout de suite compris, Subredil et moi, car les combats ont cessé dès que quelqu’un l’a repérée. Puis un déluge de boules de feu l’a visée.

Nous avons joué de bonheur. Elle ne s’y attendait pas et n’a pu réagir qu’en se jetant à terre. Nos frères ont alors fait ce qu’ils étaient censés faire : prendre leurs jambes à leur cou. Ils ont dévalé la colline et se sont mêlés à la foule avant que la Protectrice ne lâche ses chauves-souris et ses corbeaux.

J’étais convaincue que toute cette effervescence ne manquerait pas, dans les minutes qui suivraient, de déclencher un soulèvement dans cette partie de la ville. Les hommes devaient y contribuer en faisant courir d’absurdes rumeurs. Du moins s’ils gardaient leur sang-froid.

Subredil et Sawa se sont rapprochées d’une quinzaine de pas de la poterne de service. Nous venions à peine de nous installer pour baver, geindre et nous étreindre en regardant se consumer les cadavres quand une voix terrifiée a demandé : « Minh Subredil ? Que fais-tu là ? »

Jaul Barundandi. Notre patron. Je n’ai pas relevé les yeux. Et Subredil n’a réagi que lorsque Barundandi l’a lardée de la pointe de l’orteil en répétant sa question d’une voix qui n’était pas exempte de bonté. « Nous voulions arriver de bonne heure, lui a-t-elle répondu. Sawa a méchamment besoin de travailler. » Elle a regardé autour d’elle. « Où sont les autres ? »

D’autres personnes s’étaient effectivement présentées. Quatre ou cinq, encore plus avides que nous de prendre la tête de la file. Elles s’étaient envolées. Leur fuite pouvait nous valoir des ennuis. Le moyen de savoir ce qu’elles avaient vu avant de mettre les voiles ? Une première boule de feu égarée aurait normalement dû semer la panique et les éparpiller avant que Cygne ne nous tombe entre les mains mais je n’en gardais aucun souvenir.

Subredil s’est tournée davantage vers Barundandi. Je me suis cramponnée encore plus étroitement à elle en gémissant comme une âme en peine. Elle m’a tapoté l’épaule et a murmuré quelques paroles inaudibles. Barundandi a eu l’air d’avaler la couleuvre, surtout quand Subredil s’est brusquement aperçue qu’une des défenses de Ghanghesha s’était brisée et qu’elle s’est mise à pleurer et à la chercher autour d’elle.

Plusieurs collègues de Barundandi avaient également mis le nez dehors et furetaient dans tous les coins en s’interpellant mutuellement pour essayer de savoir ce qui s’était passé. La même scène se reproduisait devant l’entrée principale où des gardes abasourdis et des fonctionnaires encore ensommeillés se posaient les mêmes questions, se demandaient ce qu’ils devaient faire et… Sainte chiasse !… certains de ces feux grégeois avaient carrément transpercé une muraille épaisse de près de deux mètres ! Des Shadars arrivaient de partout, parfois d’une distance de deux kilomètres, ramassaient les Gris morts ou blessés et s’efforçaient eux aussi de comprendre.

La voix de Barundandi s’est faite encore plus bonasse. Il a appelé ses assistants. « Aidez ces deux femmes à entrer. Avec délicatesse. La Très-Haute voudra peut-être leur parler. »

J’espérais que mon tressaillement ne nous avait pas trahies. Certes, j’avais eu l’intention d’entrer de bonne heure dans le Palais, mais jamais je n’aurais imaginé qu’on pût s’intéresser à ce qu’avaient vu deux intouchables.