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« Il vaudrait mieux aller chercher oncle Doj avant de poursuivre plus avant, Tobo », ai-je fait remarquer. J’ai repéré Kendo le Surineur et Chaud-Lapin. « Vous êtes enfin de retour, tous les deux ? Comment ça s’est passé ?

— À la perfection. Exactement comme tu l’avais prévu.

— Vous avez mon cadeau ? a demandé Sahra.

— Ils sont en train de le trimballer. Il est toujours dans les pommes.

— Posez-le là, qu’on puisse tailler le bout de gras quand il reprendra connaissance. » L’œil de Sahra brillait d’un éclat mauvais.

« Volesprit s’imagine que nous poursuivons un maître-plan superbement et soigneusement orchestré par un stratège de génie, ai-je ricané. Si elle se doutait que nous avançons à tâtons, en espérant jouer de bonheur jusqu’au jour où nous pourrons ouvrir la voie aux Captifs…

— Serais-tu en train de me dire que les deux génies que vous êtes n’ont aucun plan préétabli, greluchonne ? a aboyé Qu’un-Œil.

— Nous en avons plusieurs. » C’était vrai. « Volesprit elle-même ne saurait concevoir que le prochain soit du domaine du possible. J’en reste persuadée. Je vais inviter maître Santaraksita à dîner et lui offrir une chance de vivre l’aventure de sa vie.

— Eh eh ! J’en étais sûr. »

Oncle Doj nous a rejoints. La façon dont nous l’avions traité récemment l’avait profondément ulcéré.

« Un de nos amis vient de nous rapporter une conversation entre les Mille Voix et la Radisha, lui ai-je appris. Leur raisonnement dépasse mon imagination, mais les Mille Voix ont apparemment décidé que tous leurs ennuis récents étaient l’œuvre d’un maître de la Voie de l’épée qui aurait dû mourir de mort violente voilà bien longtemps. Aux dernières nouvelles, les Mille Voix seraient allées rendre visite aux moines, du temple de Vinh Gao Ghang pour les interroger sur cet homme. Ce temple vous est sans doute familier. »

Doj a blêmi. La main qui tenait son épée a tremblé un bref instant. Sa paupière droite a frémi. Il s’est tourné vers Sahra.

« C’est la vérité, lui a-t-elle déclaré. Que risque-t-elle d’apprendre là-bas ?

— Exprime-toi dans la langue du Peuple, l’a coupée Doj.

— Non. »

Le maître de la Voie de l’épée se voyait contraint d’accepter ce sur quoi il n’exerçait aucun contrôle. Mais, pour être franc, il faudrait ajouter qu’il le prenait d’assez mauvaise grâce.

« Vous détenez toujours un livre que nous voulons, ai-je repris. Et vous pourriez aussi, me semble-t-il, nous divulguer nombre d’informations utiles. »

C’était un vieillard entêté. Bien décidé à ne pas me permettre de lui forcer la main.

« Les Mille Voix ont envoyé chercher Mogaba, ai-je poursuivi. Elles souhaitent que l’armée vienne nous débusquer. Si je le pouvais, je quitterais volontiers Taglios avant qu’elle ne se mette à pied d’œuvre. Mais il nous reste beaucoup à faire et à apprendre avant de partir. Votre aide serait inestimable. Et je me permets de vous rappeler que certains des vôtres gisent aussi sous cette plaine… Eh ?

— Quoi ? s’écria Sahra. Roupille ? Qu’est-ce qui lui prend ? Gobelin ! Va voir ce qu’elle a.

— Je vais très bien. Parfaitement bien. Je viens juste de connaître ce qu’on appelle une illumination. Il me semble du moins. Tout donne à penser que Volesprit croit les Captifs morts. Ce qui signifie qu’elle met Ombrelongue dans le même sac. Nous savons, nous, qu’il est encore vivant. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi nous ne nous inquiétons pas pour l’instant. Mais si elle l’ignore, pourquoi ne s’étonne-t-elle pas de ne pas voir le monde envahi par les ombres ? »

Je n’ai eu droit pour ma peine qu’à des regards effarés. Même de la part des deux sorciers.

« Écoutez, ai-je fait. Ça signifie tout simplement qu’il importe peu qu’Ombrelongue soit mort ou vivant. Tant qu’il reste derrière la Porte d’Ombre. Nulle épée flamboyante n’est donc suspendue au-dessus de nos têtes, prête à s’abattre pour mettre fin à ce monde dès que ce cinglé cassera sa pipe. Les sorciers les plus futés ne seront pas les seuls à survivre. »

Les moins futés des sorciers ont raccroché les wagons. Ils se sont spectaculairement illuminés. Non point d’ailleurs qu’ils se fussent jamais souciés de ce qu’il adviendrait du monde après leur dernière culbute.

Nous ne nous étions jamais vraiment préoccupés de ce que nous devions faire du Maître d’Ombres, dans la mesure où nous avions toujours dû surmonter des obstacles nettement plus urgents avant que sa menace ne constituât un réel problème.

« Si nous ne parvenons pas à ouvrir la voie, a renchéri Sahra, inutile de nous inquiéter de la méthode à employer pour la garder hermétiquement fermée à ceux qui nous veulent du mal.

— Je me demande comment s’y prenaient les Maîtres d’Ombres. Par la force brutale ? La Compagnie noire se trouvait toujours dans l’Extrême-Nord et la Lance de la Passion était entre ses mains. » J’ai dévisagé l’oncle Doj. D’autres m’ont imitée. « Se pourrait-il que la honteuse tare des Nyueng Bao soit moins ancienne que je ne le croyais ? me suis-je demandé tout haut. Qu’elle ne remonte qu’à quelque deux générations ? À l’époque où les Maîtres d’Ombres sont apparus pratiquement du jour au lendemain ? »

L’oncle Doj a fermé les yeux et n’a pas relevé les paupières avant un bon moment. Quand ils se sont rouverts, ils me fixaient méchamment. « Viens faire un tour avec moi, soldat de pierre. »

Chandra Gokhale, inspecteur général des Archives et amateur de très jeunes filles, choisit cet instant pour pousser un grognement. « Accordez-moi quelques minutes, oncle. Je dois distraire un invité. Je vous promets de ne pas m’éterniser. »

Gobelin s’est agenouillé près du ministre, lui a doucement tapoté les joues et l’a aidé à s’asseoir. Gokhale a repris haleine, prêt à chanter aux charrons. Il n’avait pas ouvert la bouche que je me penchais sur lui pour chuchoter : « L’eau dort. »

La tête de l’inspecteur général a brusquement pivoté. Une seconde plus tard, il se rappelait où il m’avait déjà vue. « Tous leurs jours sont comptés, mon pote, lui a déclaré Gobelin. Et, dame, certains d’entre vous vivront quelques jours de moins que les autres. » Gokhale l’a reconnu aussi, bien qu’il fût censément décédé. Et lorsqu’il s’est rappelé où il avait vu Sahra, il s’est mis à trembler comme une feuille.

« Te rappelles-tu avoir maltraité Minh Subredil à plusieurs occasions ? Subredil ne l’a pas oublié, elle. À mon avis, nous devrions te faire payer cela au quintuple. Dans quelques instants, mes frères t’installeront dans une cage à tigre. À part ça, tu seras bien traité. Et, dans quelques jours, le Purohita te tiendra peut-être compagnie. » Elle a si haineusement ricané qu’un frisson m’a parcourue. « Pour le restant de leurs jours, Chandra Gokhale et Arjana Drupada invoqueront en frères le ciel, la terre, le jour et la nuit. »

Formule nyueng bao qui m’était partiellement inintelligible. Mais j’avais très bien compris ce qu’elle sous-entendait. Tout comme Gokhale. Il resterait encagé jusqu’à la fin de ses jours avec l’homme qu’il méprisait le plus au monde.

Sahra a de nouveau ricané.

Elle me rendait nerveuse quand elle était de cette humeur.