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En ce temps-là, la Compagnie noire n’existait pas. Je le sais pour l’avoir appris par des lois et des décrets. Mais je ne me sentais pas pour autant privée de substance.

L’étendard de la Compagnie, son capitaine, son lieutenant, son porte-étendard et tous les hommes qui avaient contribué à lui forger sa terrible réputation avaient disparu, enterrés vivants au cœur d’un vaste désert de pierre. « Pierre scintillante », chuchotait-on dans les rues et les venelles de Taglios ; « Partis au Khatovar », proclamait-on là-haut, tandis que l’effroyable forfait qu’elle s’était si longtemps efforcée de prévenir se transformait en un triomphe ineffable, la Radisha, la Protectrice ou Dieu sait qui ayant décidé que le peuple devait se persuader que la Compagnie avait accompli sa destinée.

Ceux qui étaient assez vieux pour s’en souvenir n’étaient pas dupes. Seules cinquante personnes s’étaient aventurées dans la plaine de pierre scintillante. La moitié n’appartenaient même pas à la Compagnie. Et sur ces cinquante individus, deux seulement en étaient revenus pour mentir effrontément sur ce qui s’était passé. Un troisième avait réussi à s’en sortir et aurait pu rétablir la vérité s’il n’avait pas trouvé la mort lors des guerres de Kiaulune, très loin de la capitale. Mais les piperies de Saule Cygne et Volesprit n’abusaient personne, ni maintenant ni jamais. Les gens feignaient tout bonnement d’y croire parce que c’était plus sain.

Ils auraient certes pu se demander pourquoi il avait fallu à Mogaba cinq ans et le sacrifice de milliers de jeunes vies pour vaincre une compagnie anéantie et faire passer les terres de Kiaulune sous la tutelle de la Radisha, les intégrer au royaume de vérités distordues régenté par la Protectrice. Ils auraient pu répondre qu’une troupe proclamant haut et fort son appartenance à la Compagnie noire tenait encore la forteresse de Belvédère bien des années plus tard, jusqu’au jour où Volesprit, perdant patience devant leur intransigeance, avait recouru à ses plus puissants sortilèges et investi toutes ses ressources dans un projet de deux ans qui avait réduit l’immense forteresse en un monceau de poussière blanche, de décombres et d’ossements blanchis. Ils auraient pu soulever ces objections. Mais ils avaient préféré se taire. Ils avaient peur. Oh oui, ils avaient peur. Non sans raison.

Sous la férule du Protectorat, l’empire taglien était devenu celui de la peur.

Durant ces années de méfiance, un héros anonyme s’était gagné la haine éternelle de Volesprit en sabotant la Porte d’Ombre, unique accès à la plaine scintillante. Volesprit était la plus grande sorcière vivante. Elle aurait pu devenir un Maître d’Ombre et éclipser les monstres renversés par la Compagnie lors des premières guerres menées au nom de Taglios. Mais la Porte d’Ombre hermétiquement scellée, il lui était désormais interdit de conjurer de plus redoutables ombres tueuses que la vingtaine passées sous son contrôle à l’époque où elle ourdissait contre la Compagnie.

Oh, bien sûr, elle aurait pu ouvrir la Porte d’Ombre. Une seule fois. Car elle ne savait pas la refermer. Si bien que tout ce qui rôdait derrière eût été libre de s’en évader en frétillant pour venir tourmenter le pauvre monde.

Cela signifiait en outre, pour une Volesprit initiée à si peu de secrets, que le choix était très réduit. Tout ou rien : soit la fin du monde, soit se résigner à l’état de fait.

Pour l’heure, elle se contente de faire avec. Non sans poursuivre assidûment ses recherches. Elle est la Protectrice. La peur qu’elle inspire imprègne tout l’empire. Rien ne peut la défier. Mais elle est consciente que cette obscure concorde ne saurait perdurer.

L’eau dort.

Dans les maisons, les ruelles ombragées et les dix mille temples de la ville résonnent d’incessants chuchotements. L’Année des Crânes. L’Année des Crânes. Cette époque veut que les dieux ne meurent pas et que ceux qui dorment s’agitent dans leur sommeil.

« L’eau dort », murmurent les gens chez eux, dans les ruelles obscures, les champs de céréales, les rizières inondées, les pâturages, les forêts et les villes tributaires dès qu’une comète traverse le ciel, qu’une tempête imprévisible sème la dévastation ou, surtout, que la terre tremble. Et la peur les prend.