42

Je jouais au tonk avec Spiff, Jojo et Kendo le Surineur. Intéressante combinaison. Trois d’entre nous au moins prenaient leur religion au sérieux. Le vrai nom de Jojo est Cho Dai Cho. Il est nyueng bao et, théoriquement, garde du corps de Qu’un-Œil. Celui-ci n’a que faire d’un garde du corps et Jojo n’a nullement envie d’exercer cette fonction. De sorte qu’ils ne se voient pas beaucoup et que, de notre côté, nous ne croisons guère plus fréquemment Jojo qu’oncle Doj. « Tu es en cheville avec ce crétin de fils des marécages. Tu me crois aveugle ?

— Moi, faire gourbi avec un hérétique et un incroyant ?

— Tu lui tendras un traquenard dès que tu auras nettoyé mes ossements. »

J’avais eu jusque-là la main incroyablement heureuse.

Les gens détestent voir leur victime favorite jouer de bonheur.

« Je n’arrive pas à m’habituer à l’idée de ne plus aller travailler », ai-je déclaré. Jojo s’est défaussé du six dont j’avais besoin pour ma quinte. « C’est peut-être bien mon jour de chance, après tout.

— C’est peut-être aussi le moment de sortir te trouver un coquin, en ce cas.

— Gobelin ! Tu es toujours vivant. À voir la fureur de Volesprit l’autre nuit, j’aurais cru qu’elle ne ferait de toi qu’une bouchée pour son souper. À mi-chemin de la maison. »

Gobelin m’a décoché son plus beau sourire de crapaud. « Elle va clopiner un bon moment. Jamais je n’aurais cru qu’elle couperait dans la combine. » Son sourire s’est effacé. « J’y ai vaguement réfléchi. La dégommer de cette façon était peut-être une erreur. J’aurais dû la conduire là où nous aurions pu la prendre sous un feu croisé…

— Elle s’y serait attendue. D’ailleurs, si elle ne t’a pas poursuivi, c’est certainement parce qu’elle subodorait une embuscade de cette espèce. Tu veux te joindre à nous ? »

Mes trois compagnons ont râlé. Gobelin n’est pas Qu’un-Œil, mais ils n’ont aucune confiance en lui. Ils le soupçonnent, dans leur ingénuité, de tricher plus intelligemment. Et de ne se forger un passé de perdant que pour mieux brouiller les pistes.

Vous avez sans doute remarqué que l’animal humain, féru de rituels et pétri de préjugés, demeure leur fidèle gardien contre toute logique et en dépit des contradictions.

« Pas cette fois-ci. » Gobelin sait saisir une discrète allusion. Il les lessiverait plus tard à sa manière en riant sous cape comme un débile. Et ça leur ferait les pieds. « J’ai du travail. Tout le monde se plaint apparemment qu’un fantôme aurait sillonné l’entrepôt cette nuit. Je dois le débusquer. »

J’avais une main perdante. Un pied, disons. J’ai abattu mon jeu. « Il essaie de me culpabiliser parce que je flemmarde. » J’ai empoché mes gains.

« Tu ne peux pas te lever maintenant, a grommelé Kendo.

— Tu as prouvé que tu avais raison, pas vrai ? Les femmes ne savent pas jouer aux cartes. Si je m’attardais plus longtemps, je me retrouverais vite ratiboisée. Et tu devrais te passer cette année de cadeau d’anniversaire.

— Je n’en ai pas reçu l’an dernier non plus.

— Sans doute parce que j’avais encore joué au tonk avec toi. Vous êtes si nombreux sur les rangs que je peine à me rappeler les noms de tous ceux qui me plument. »

Tous maugréaient à présent.

« Et si je me joignais à vous pour une main ou deux ? a suggéré Gobelin.

— Ça ira. Tu ferais mieux d’aller aider Roupille. Ou vice versa. » Ils ont cessé de rouspéter, du moins jusqu’à ce que nous ne puissions plus les entendre.

Gobelin a gloussé. Moi aussi. « On devrait se marier tous les deux, a-t-il déclaré.

— Je suis trop vieille pour toi. Demande plutôt à Chandra Gokhale de t’arranger le coup.

— Un vrai couple de rats affamés, ces deux-là, non ? » Gokhale et Drupada ne cessaient de se chamailler. Si leurs prises de bec restaient platoniques, c’était uniquement parce qu’on les avait prévenus que l’éventuel vainqueur d’une rixe recevrait un châtiment effroyable.

« Un des deux finira peut-être par tuer l’autre pour le dévorer, ai-je conclu. Avec un peu de chance.

— Tu rêves tout debout.

— Que penses-tu de ce fantôme ? »

Il a haussé les épaules.

« Tu sais que c’est la fille, pas vrai ?

— J’en suis persuadé.

— Connaîtra-t-elle les mêmes turpitudes que Murgen quand il en a été victime, selon toi ? Osciller sans arrêt dans le temps et ainsi de suite ?

— Je n’en sais rien. Il y a une légère différence Avec Murgen, nul n’a jamais rien vu.

— Tu peux l’en empêcher ?

— De te terrifier ?

— Dans la mesure où je crains qu’elle n’aille quémander de l’aide à l’extérieur ? Bien sûr.

— Ooh. Ça ne m’était pas venu à l’esprit.

— Songes-y, Gobelin. Et ce corbeau blanc ? C’est encore elle, à ton avis ?

— Il me semblait que c’était Murgen. »

Il n’était pas si naïf. « Murgen est ici. Esclave et éclaireur de Sahra.

— Ce ne serait pas la première fois qu’il occuperait deux positions dans l’espace et observerait les événements depuis deux points de vue différents dans le temps.

— Il prétend ne plus se souvenir d’avoir été le corbeau.

— Sans doute parce que ça ne s’est pas encore produit. Il s’agit peut-être du Murgen de l’an prochain, quelque chose comme ça. »

Je n’ai pas su que répondre. L’hypothèse m’avait effleurée. Et Murgen l’avait déjà fait.

« D’un autre côté, je ne suis pas totalement persuadé, personnellement, qu’il s’agisse de Murgen ni de la morpionne. » Il m’a décoché son plus beau sourire de crapaud, conscient que j’allais sauter en l’air.

Je n’y ai pas manqué. « Quoi ? Sale rat. Qui, en ce cas ? »

Haussement d’épaules. « J’ai bien une ou deux petites idées, mais il est encore trop tôt pour en parler. Tu as les annales. Il suffit de t’y plonger pour suivre mon raisonnement. » Il s’est remis à glousser, tout content d’avoir pris l’annaliste à son propre jeu. Pour ainsi dire. « Hi hi ! » Il a tournoyé sur lui-même en dansant. « Allons tourmenter Narayan Singh. Wouah ! Regarde qui voilà ! Tu es bien trop vieux pour porter les cheveux si longs, Cygne. À moins de tout ramener sur le sommet de ton crâne pour essayer de dissimuler ta calvitie. »

J’ai pointé de l’index l’occiput de Gobelin. Il n’y était pas poussé un seul cheveu de mon vivant.

« J’ai l’impression que ta propre ligne de plantation recule légèrement ces temps-ci, a rétorqué Cygne. Sans doute à force de te cogner la tête à l’envers des tables. » Cygne m’a dévisagée en arquant un sourcil. « Il plane à la ganja ou quoi ?

— Non. Il n’est toujours pas revenu de son tête-à-tête avec ta petite amie et du fait qu’il s’en est tiré sain et sauf. » Mais Cygne avait indirectement levé un lièvre. Le chanvre était une plante à ce point répandue qu’on pouvait s’étonner que Gobelin et Qu’un-Œil ne se fussent pas encore intéressés à son aspect ludique.

Gobelin avait lu dans mes pensées : « Nous n’y touchons pas parce que ça met la tête à l’envers et embrouille les idées.

— Mais pas cette pisse de buffle d’eau que vous distilliez à un moment donné ?

— Un simple médicament, Roupille. Tu devrais l’essayer. C’est bourré d’ingrédients qui te feraient le plus grand bien.

— Mon régime me convient parfaitement, Gobelin. À part le riz et le poisson.

— Exactement ce que je disais. On fait une collecte et on achète un cochon… sans s’occuper de ce que raconte Sahra. Rien de plus goûteux qu’un peu d’échine aux fayots… »

Cygne s’était joint à notre petit trajet de soixante-dix pas jusqu’à la cage de Narayan. « Je participe, a-t-il déclaré. Voilà vingt ans que je n’ai pas senti le goût du bacon.

— Chiasse ! s’est écrié Gobelin. Tu participes ? T’as même plus de nom, mec. T’es mort.

— Je pourrais courir jusqu’au Palais et fouiller sous mon matelas. Je n’ai pas connu que des vicissitudes.

— Si tu refuses de m’épouser, alors marie-toi avec Cygne, Roupille. Il a amassé un joli magot et il est trop vieux pour te poursuivre de ses assiduités viriles. Narayan Singh ! Ramène ton sale petit cul merdeux et mets-toi à table.

— La survie doit être une drogue très puissante, a murmuré Cygne.

— Surtout à l’âge de Gobelin, ai-je convenu.

— À n’importe quel âge, à mon avis.

— Que veux-tu dire ?

— Que j’aurais dû remonter depuis longtemps dans le Nord. Venir ici ne m’a strictement rien rapporté. J’aurais dû commencer à me remuer dès que Lame et Cordy ont touché le fond. Mais ça m’était interdit. Et pas seulement parce que Volesprit me tenait par les burettes.

— Hon ?

— Je suis un perdant. Nous étions tous des perdants. Tous les trois. Nous n’avons même pas réussi à faire de bons soldats dans l’ancien empire. Nous avons déserté. Lame a été jeté en pâture aux crocodiles pour avoir offensé les prêtres de son pays natal. Aucun de nous n’est jamais vraiment parti du bon pied. Cordy et moi ne nous sommes retrouvés ici que parce qu’il faut un bon moment pour freiner une fois qu’on a commencé à galoper. Qui m’éperonnera maintenant qu’il ne me reste plus aucun ami ? »

Je me suis bien gardée d’éclairer sa lanterne quant à la santé de Lame et de Cordy, qui font partie des Captifs, mais j’ai objecté : « Tu ne peux pas être entièrement incompétent. Depuis ton arrivée, le trône de Taglios ne cesse de te confier un commandement après l’autre.

— Je suis un étranger. Je fais un prête-nom idéal. Tout le monde sait qui je suis et tout le monde me reconnaît. La Protectrice et la Radisha se servent de moi comme d’un paravent, d’un bouc émissaire chargé de les abriter du contrecoup de toutes leurs décisions impopulaires.

— Elles devront s’en trouver un autre désormais.

— Ne me regarde pas comme ça. Je ne rejoindrai pas les rangs de la Compagnie noire, même si tu me promettais de m’épouser et de me nommer de surcroît capitaine. Vous êtes tous condamnés. Ça se lit sur vous.

— Que veux-tu, alors ?

— Moi ? Puisque je n’ai plus la santé ni la jeunesse, ni les couilles de rentrer chez moi  – et, de toute manière, ce ne serait plus “chez moi” à mon retour  –, j’aimerais reprendre l’activité que nous avons exercée à notre arrivée. Monter une petite brasserie et passer mes dernières années à faciliter un peu la vie de mes frères humains.

— Je suis sûre que Gobelin et Qu’un-Œil prendraient volontiers un associé.

— Eux ? Ils s’enfileraient la moitié de la production. Ils se poivreraient, se prendraient le bec, se jetteraient les barils à la figure… »

Il n’avait pas tort. « Tu marques un point. Encore qu’ils aient récemment fait preuve d’un très grand sang-froid.

— Quand tes propres conneries risquent de te faire tuer, ça t’apprend à faire gaffe. Ce type m’a toujours sidéré. » Il parlait de Narayan Singh. « Il a tout du banal petit trouduc. On peut en croiser dix mille comme lui dans les rues en ce moment même et aucun ne fera jamais rien de remarquable, à part crever de faim.

— Si ça pouvait m’avancer, je le laisserais lui aussi crever de faim. Me revoici, Narayan. Consentiras-tu à me parler aujourd’hui ? »

Singh a relevé les yeux. Il avait l’air serein, paisible. On peut au moins accorder cette qualité aux Étrangleurs. Ils n’ont jamais de problèmes de conscience. « Bonjour, jeune dame. Oui. Nous pouvons parler. J’ai suivi ton conseil. Je suis allé trouver la déesse. Et elle consent à ta requête. Sincèrement, ça m’a beaucoup surpris. Elle n’a pas posé de conditions particulières à ce marché. Sinon que la vie et la santé de ses principaux agents soient épargnées. »

Cygne en est resté encore plus baba que moi. « Tu es sûre d’avoir enlevé le bon bonhomme, Roupille ?

— Je n’en sais rien. J’aurais cru qu’ils s’efforceraient de louvoyer davantage, tout en restant conscients de ne plus pouvoir tergiverser. » Ce revirement exigeait un minimum de réflexion. Voire un maximum. Sans compter qu’il ne manquait pas d’éveiller une légère inquiétude. « Tu m’en vois ravie, Narayan. Absolument. Où est la Clé ? »

Singh s’est fendu d’un sourire au moins aussi hideux que celui de Qu’un-Œil. « Je vais t’y conduire.

— Ah-ha, ai-je marmotté. Je vois. La première babouche est tombée. Parfait. Quand te sentiras-tu prêt à partir ?

— Dès que la Fille sera rétablie. Tu auras sans doute remarqué qu’elle est souffrante.

— En effet. Je croyais qu’elle avait ses règles. » Une horrible, effroyable pensée m’a traversé l’esprit. « Elle ne serait pas enceinte, au moins ? »

À l’expression de Singh, j’ai compris qu’il trouvait cette idée parfaitement incongrue.

« Tant mieux. Mais peu importe, Narayan. Tant que nous conspirerons ensemble, tes Félons et la Compagnie noire, vous ne pourrez plus faire équipe tous les deux. C’est triste à dire, Narayan Singh, mais tu ne m’inspires pas confiance. Et je ne me fierai jamais à elle, jusque dans la tombe. »

Il a souri à quelque pensée intime. « Mais tu t’attends en revanche à ce que nous te fassions confiance.

— Pour une bonne raison. Chacun sait que la Compagnie n’a jamais failli à sa parole du moment qu’elle l’a donnée. Eh oui ! » Un tantinet exagéré, bien entendu.

Narayan a jeté à Cygne un coup d’œil fugace puis son sourire est revenu. « Je vais devoir m’en contenter, j’imagine. »

J’ai affiché mon plus resplendissant sourire d’hypocrite. « Superbe. Nous allons pouvoir faire affaire. Je vais de ce pas préparer quelques personnes pour cette expédition. Irons-nous très loin ? »

Sourire. « Pas très. Dans le sud de la ville, à quelques jours de marche.

— Oh ! Le bois du Malheur. J’aurais dû m’en douter. »

J’ai embarqué Cygne et rejoint mes partenaires à la table de jeu. « Qu’on m’amène le fils de Singh dès qu’on pourra mettre la main dessus. » Un petit rabe de munitions ne pouvait pas nous nuire.