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C’était l’accalmie qui précède la tempête. L’inaction et le silence, toujours si présents juste avant la bataille. Je manquais d’entraînement. Pas moyen de m’étendre, de jouer au tonk ni même de regarder Gobelin et Qu’un-Œil essayer de s’escroquer mutuellement. En outre, j’avais la crampe de l’écrivain, de sorte qu’il m’était impossible de travailler aux annales.

« Tobo ! ai-je crié. Tu veux y assister ? »

Tobo a quatorze ans. C’est le plus jeune d’entre nous. Il a grandi au sein de la Compagnie noire. Il est pétri d’enthousiasme juvénile et d’impatience, démesurément persuadé d’être immortel et divinement immunisé contre le châtiment. Les missions qu’il accomplit au nom de la Compagnie le font exulter. Ne l’ayant pas connu, il n’est pas entièrement convaincu de l’existence de son père. Nous nous efforcions âprement de ne pas en faire un enfant gâté. Mais Gobelin persistait à le traiter comme son fils préféré. Il essayait de l’instruire.

Gobelin maîtrise plus médiocrement le taglien écrit qu’il ne veut l’admettre. La vulgate quotidienne présente une centaine de caractères, et quarante autres sont réservés aux prêtres qui pratiquent le haut-mode, langue sacrée et uniquement littéraire. Je me sers d’un mélange des deux pour écrire ses annales.

Dès que Tobo a su lire, « oncle » Gobelin l’a prié de faire à haute voix toutes ses lectures.

« Je pourrai poser d’autres pastilles, Roupille ? Maman pense qu’il en faudrait davantage pour attirer l’attention du Palais. »

Qu’il ait tenu une si longue conversation avec Sahra m’a sidérée. À son âge, les garçons sont bourrus et renfrognés. Au mieux. Il se montrait le plus souvent grossier avec sa mère. Il l’aurait été bien davantage, et plus insolent encore, s’il n’avait été gratifié d’une multitude d’« oncles » qui ne l’auraient pas toléré. Bien évidemment, Tobo n’y voit qu’une conspiration des adultes contre lui. En public. En privé, il reste plus accessible à la raison. À de rares occasions. À condition d’être sermonné avec délicatesse et par un autre que sa mère.

« Quelques-unes peut-être. Mais il va bientôt faire nuit et le spectacle va commencer.

— En quoi va-t-on se travestir ? Je déteste te voir déguisée en putain.

— En orphelins des rues. » Mais ça n’allait pas sans risques : nous pouvions être interpellés par des recruteurs et enrôlés de force dans l’armée de Mogaba. Ses soldats, ces derniers temps, ne valent guère mieux que des esclaves et se plient à une discipline féroce. Nombre d’entre eux sont de petits délinquants à qui l’on a donné le choix entre l’engagement et une justice expéditive. Les autres sont enfants de la misère et n’ont nulle part où aller. Bref, le tout-venant des soldats de métier, tels que Murgen en a vu dans le Grand Nord bien avant mon époque.

« Pourquoi tant de déguisements ?

— Si nous n’offrons jamais la même apparence, nos ennemis ne sauront pas qui chercher. Il ne faut jamais les sous-estimer. Surtout pas la Protectrice. Elle a plus d’une fois trompé la mort elle-même. »

Tobo n’était pas près d’y croire. Pas plus qu’au reste de notre étrange histoire. Il n’est pas pire qu’un autre mais passe par ce stade où l’on croit tout connaître et où l’on ne veut rien savoir de ce que racontent ses aînés, surtout s’ils cherchent, ne serait-ce que vaguement, à vous éduquer. Il ne peut s’en empêcher. C’est de son âge.

Comme il est du mien de ne pouvoir m’interdire de ressasser des conseils dont je sais pertinemment qu’ils n’auront aucun effet : « C’est dans les annales. Ton père et le capitaine n’affabulaient pas. »

Il refusait également d’y croire. Je n’ai pas insisté. Chacun de nous doit apprendre à respecter les annales à sa façon et le moment venu. L’affaiblissement actuel de la Compagnie ne permet guère aux gens d’appréhender pleinement l’importance de la tradition. Seuls deux de nos frères de la vieille équipe ont survécu au piège de Volesprit dans la plaine scintillante puis aux guerres de Kiaulune. Gobelin et Qu’un-Œil sont désespérément incapables de transmettre sa mystique. Qu’un-Œil est trop paresseux et Gobelin trop brouillon. Quant à moi, j’étais encore pratiquement une apprentie quand la vieille équipe s’est aventurée dans la plaine derrière le capitaine, dans sa quête effrénée du Khatovar. Khatovar qu’il n’a d’ailleurs jamais trouvé. Pas celui qu’il cherchait, tout du moins.

J’en reste médusée ; sous peu, j’aurai vingt ans de Compagnie derrière moi. J’étais à peine âgée de quatorze ans quand Baquet m’a prise sous son aile… Mais jamais je n’ai ressemblé à Tobo. À cet âge, la souffrance était déjà une vieille connaissance. Et pendant des années, après mon sauvetage par Baquet, je n’ai fait que rajeunir… « Quoi ?

— Je t’ai demandé pourquoi tu avais brusquement l’air tellement en rogne.

— Je me rappelais mes quatorze ans.

— Les filles se la coulent douce… » Il s’est interrompu Son visage s’est vidé de son sang. Son ascendance nordique crevait à présent les yeux. C’était un arrogant merdaillon, un gamin gâté pourri, mais il était assez futé pour comprendre qu’il avait mis le pied dans un nœud de vipères.

Je me suis contentée de lui répéter ce qu’il savait déjà, sans l’informer davantage. « Durant ma quatorzième année, la Compagnie et les Nyueng Bao étaient piégés dans Jaicur. Dejagore, comme ils disent ici. » Le reste n’a plus d’importance. Il est enterré dans le passé. « Je ne fais presque plus de cauchemars. »

Tobo avait d’ores et déjà les oreilles rebattues de récits sur Jaicur. Sa mère, sa grand-mère et l’oncle Doj s’y trouvaient eux aussi.

 

« Gobelin affirme que ses dernières pastilles vont nous impressionner, a murmuré Tobo. Elles ne se contenteront pas d’émettre des lueurs effrayantes. Elles taquineront la conscience des gens.

— Ce sera tout à fait inhabituel. » La conscience n’est pas un article très en vogue, d’un côté comme de l’autre de notre querelle.

« Tu as vraiment connu mon père ?» Tobo entend des histoires sur son père depuis qu’il est né, mais, ces derniers temps, il exigeait d’en savoir davantage. Murgen commençait à prendre plus d’importance à ses yeux. Et pas seulement du bout des lèvres.

Je lui ai répété ce que je lui en avais déjà dit. « C’était mon patron. Il m’a appris à lire et à écrire. C’était un homme bon. » Je me suis permis un petit rire. « Pour autant qu’un membre de la Compagnie puisse l’être. »

Tobo s’est arrêté de marcher pour prendre une profonde inspiration. Il a fixé un point dans la pénombre crépusculaire, quelque part au-dessus de mon épaule gauche. « Vous étiez amants ?

— Non, Tobo. Non. Amis. Mais certainement pas amants. Il n’a appris mon sexe qu’un peu avant d’entrer dans la plaine scintillante. Et c’est seulement en lisant les annales que j’ai su qu’il l’avait compris. Nul ne s’en doutait. Ils me prenaient pour un mignon freluquet qui n’avait tout bonnement jamais grandi. Je le leur laissais croire. Je me sentais plus en sécurité dans la peau d’un garçon.

— Oh. »

D’un ton si neutre que je me suis posé des questions. « Pourquoi veux-tu le savoir ? » Rien ne lui permettait de croire que je m’étais comportée différemment avant de le connaître.

Il a haussé les épaules. « Je me demandais, c’est tout. »

Quelque chose avait dû le désarçonner. Sans doute un « je me demande si… » de Gobelin ou Qu’un-Œil, pendant qu’ils tâtaient de leur poison pour éléphant de fabrication artisanale.

« Au fait… tu as bien posé les pastilles derrière le spectacle d’ombres ?

— C’est ce qu’on m’avait demandé. »

Les montreurs d’ombres se servent de pantins découpés montés sur des baguettes. Certains membres sont manipulés mécaniquement. Une chandelle brûle derrière les marionnettes et projette leur ombre sur un écran de toile blanche. Le marionnettiste raconte son histoire en recourant à des voix différentes selon qu’il actionne tel ou tel pantin S’il parvient à divertir suffisamment son auditoire on lui balance quelques pièces.

Celui-là donnait ses représentations au même endroit depuis plus d’une génération. Il dormait dans son kiosque et gagnait sans doute mieux sa vie, ce faisant, que la majeure partie de la population instable de Taglios.

C’était un informateur. Guère apprécié de la Compagnie noire.

L’histoire qu’il narrait était, comme presque toutes, tirée de la mythologie. Elle appartenait au cycle de Khadi et mettait en scène une déesse aux bras trop nombreux qui passait son temps à dévorer des démons.

Bien entendu, il s’agissait toujours de la même marionnette représentant un démon. Un peu comme dans la vie réelle, où le même démon revient encore et toujours.

Les terrasses, à l’ouest, n’étaient plus que très légèrement colorées de lumière.

Un glapissement à crever les tympans a brusquement retenti. Les gens se sont arrêtés pour fixer une lueur orangée scintillante. Une fumée orange incandescente s’élevait en bouillonnant derrière le kiosque du montreur d’ombres. Ses volutes ont entrepris de tisser l’emblème bien connu de la Compagnie noire : un crâne aux crocs effilés, privé de mâchoire inférieure et soufflant le feu. L’escarbille écarlate qui luisait dans son orbite gauche évoquait une prunelle ; une prunelle qui aurait sondé votre âme en quête de vos peurs les plus secrètes.

La fumée n’a duré que quelques secondes. Elle est montée à quelque trois mètres avant de se disperser dans un silence rempli d’effroi. L’air lui-même a donné l’impression de chuchoter : « L’eau dort. »

Stridence accompagnée d’un éclair. Un second crâne s’est élevé. Argenté, celui-là, et légèrement bleuâtre. Il a tenu plus longtemps et est monté quatre mètres plus haut avant de se dissiper. « Mon frère impardonnable », murmurait-il.

« Voilà les Gris ! » s’est écrié un homme assez grand pour surplomber la cohue. Ma petite stature me permet de me fondre aisément dans un attroupement mais m’interdit également de voir ce qui passe en dehors.

Les Gris ne sont jamais bien loin. Mais ils sont impuissants contre ce genre de manifestations. Elles peuvent se produire n’importe où et n’importe quand, mais impérativement avant qu’ils ne réagissent. Jamais le coupable ne doit se trouver à proximité des pastilles lorsqu’elles commencent à parler : telle est notre règle d’or à laquelle nous devons censément ne jamais déroger. Les Gris l’ont compris. Ils se contentent de feindre d’intervenir. Il faut apaiser la Protectrice. Et nourrir les petits Shadars.

« Maintenant ! » a marmonné Tobo en voyant arriver les quatre Gris. Un hurlement s’est fait entendre derrière le kiosque. Le marionnettiste en est sorti en courant, a tournoyé sur lui-même et s’est incliné vers son kiosque, la bouche béante. Un nouvel éclair a jailli, moins brillant mais plus durable que ses prédécesseurs. L’image de fumée correspondante était encore plus complexe et persistante. Elle évoquait un monstre. Le monstre s’est concentré sur le Shadar. « Niassi », a articulé l’un des Gris.

Niassi est un des démons prédominants de la mythologie shadar. Son pendant, sous une variante de ce nom, existe dans la foi gunnie.

C’est le chef du cercle intérieur des plus puissants démons. Les croyances shadars, issues d’une hérésie vehdna, comportent certes un enfer posthume chargé de châtier les pécheurs mais n’excluent nullement un enfer sur terre façon gunnie réservé aux plus méchants et géré par des démons à la solde de Niassi. S’ils comprenaient sans doute qu’on leur lançait un défi, les Gris balançaient. Tout cela était nouveau pour eux. Cette attaque provenait d’une direction imprévue et touchait une corde sensible. Et s’ajoutait en outre à des rumeurs de plus en plus virulentes associant les Gris à d’immondes rituels prêtés à la Protectrice.

Des enfants disparaissaient. Phénomène sans doute inévitable dans une cité si vaste et surpeuplée, soufflait le bon sens, même si aucun malfaisant n’y sévit. Il arrive parfois à des bébés de s’éloigner un peu trop de chez eux et de s’égarer à jamais. Et les bonnes gens peuvent être victimes d’innombrables horreurs. Une rumeur odieuse, intelligemment lancée et répandue, aura tôt fait d’imputer de purs et simples coups du sort à des agissements prémédités inspirés par des personnes mal intentionnées dont tout le monde, au demeurant, se méfie déjà.

La mémoire peut devenir sélective.

Nous ne répugnons nullement à calomnier nos ennemis.

Tobo a hurlé une insulte. J’ai entrepris de l’entraîner au loin, vers notre repaire. D’autres se sont mis à injurier les Gris et à se moquer d’eux. Tobo a jeté un caillou qui a frappé un turban blanc.

Il faisait trop sombre pour distinguer les visages. Les Gris ont dégainé leurs bâtons de bambou. L’humeur de la populace s’est envenimée. Notre subterfuge diabolique ne se limitait sans doute pas à son aspect visuel. Je connaissais nos deux sorciers apprivoisés et je ne pouvais m’empêcher de les soupçonner. D’autant que les Tagliens ne s’emportent pas facilement. Coexister dans une promiscuité aussi peu naturelle exige une bonne dose de patience et de maîtrise de soi.

J’ai cherché des yeux corbeaux, chauves-souris ou autres bestioles susceptibles d’espionner pour le compte de la Protectrice. Après la tombée de la nuit, les risques augmentent en flèche. On ne voit pas ce qui nous épie. Je me suis cramponnée au bras de Tobo. « Tu n’aurais pas dû faire ça. Il fait assez noir pour que des ombres se baguenaudent. »

Ça ne l’a pas refroidi. « Gobelin sera fou de joie. Il a consacré pas mal de temps à ce projet. Et ça a marché à la perfection. »

Les Gris appelaient des renforts à grands coups de sifflet.

Une quatrième pastille a libéré sa fumée spectrale. Nous avons manqué le spectacle. J’ai dû traîner Tobo à travers tous les pièges à ombres disséminés entre l’esclandre et notre QG. Il lui faudrait bientôt rendre des comptes à ses oncles. Ceux pour qui la paranoïa reste un mode de vie seront encore là pour savourer les innombrables revanches de la Compagnie. Tobo avait encore besoin d’entraînement. Un adversaire un peu intelligent risquait de tirer profit de son comportement.