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Je m’étais fourvoyée. Ces gens n’étaient pas venus en masse dans le seul dessein d’admirer notre œuvre de la nuit et de s’émerveiller que les prétendus morts de la Protectrice fussent encore si fringants. Ils s’intéressaient à quatre disciples du Bhodi postés près des piliers du souvenir qui se dressaient à une quinzaine de pas du portail déglingué, devant le mur-rideau en érection. Un des quatre moines s’employait à fixer un moulin à prières à l’un des piliers. Deux autres dépliaient sur les pavés une étoffe d’un rouge orangé aux broderies tarabiscotées. Le quatrième, au crâne rasé et plus luisant qu’une pomme, se tenait devant un Gris âgé de seize ans tout au plus. Le disciple du Bhodi croisait les bras sur la poitrine. Il donnait l’impression de regarder au travers du jeune homme, et ce dernier peinait visiblement à lui faire comprendre qu’ils devaient, lui et ses condisciples, interrompre immédiatement ce qu’ils étaient en train de faire. La Protectrice l’avait formellement interdit.
Un tel spectacle ne pouvait qu’intéresser Minh Subredil. Elle s’est arrêtée pour regarder. Sawa s’est suspendue d’une main à son bras et a penché la tête de côté pour voir elle aussi.
Je me sentais terriblement vulnérable, ainsi exposée aux yeux de ces centaines de mateurs muets, à une douzaine de mètres deux à peine.
Un soutien au jeune Gris s’est présenté sous la forme d’un lugubre sergent shadar, qui semblait croire que le problème des Bhodis était la surdité. « Décampez ! a-t-il hurlé. Ou l’on vous fera dégager de force.
— La Protectrice m’a convoque », a déclaré le Bhodi aux bras croisés.
Dans la mesure où Murgen n’avait pas encore fait son rapport, ni Sahra ni moi ne savions de quoi il retournait.
« Hein ? »
Le disciple chargé de préparer le moulin à prières a annoncé qu’il était prêt. Le sergent a poussé un grognement et, du revers de la main, a fait sauter l’objet du pilier. Le disciple s’est penché pour le ramasser et a entrepris de le remettre en place. Ces disciples du Bhodi répugnent à la violence et ne ripostent jamais, mais ils sont têtus comme des mules.
Les deux moines qui étalaient le tapis de prière semblaient satisfaits de leur travail. Ils ont adressé quelques mots à l’homme aux bras croisés, qui a incliné légèrement la tête puis relevé les yeux pour soutenir le regard de l’aîné des Shadars. « Rajadharma, a-t-il proclamé d’une voix sonore mais si sereine qu’elle en était troublante. Le devoir des rois. Sachez que la royauté est un mandat. Le roi est le plus zélé et consciencieux serviteur de son peuple. »
Aucun des témoins n’a eu de mal à entendre ces mots ni à en saisir le sens.
L’orateur s’est installé sur le tapis de prière. La ses robes était d’une nuance presque identique. Il a donné l’impression de se fondre dans un grand tout.
Un de ses assistants lui a tendu une grande jarre. Il l’a brandie au-dessus de sa tête comme une offrande au ciel puis a renversé son contenu sur lui. Le sergent shadar n’avait pas l’air moins ébranlé que son cadet. Il cherchait des renforts des yeux.
Le moulin à prières avait repris sa place. Le disciple qui en était responsable l’a fait tournoyer puis il a reculé de quelques pas, imité par les deux autres.
Le moine assis sur le tapis de prière a frotté un silex contre du fer et disparu à l’intérieur d’une flamme violente au moment précis où je reconnaissais l’odeur du naphte. La chaleur m’a frappée comme un coup de poing. J’étais suffisamment dans la peau de mon personnage pour empoigner Sahra à deux mains en geignant comme une perdue. Elle a repris son chemin les yeux écarquillés, frappée de stupeur.
L’homme dévoré par les flammes n’a pas poussé un seul cri ni même bronché d’un cil jusqu’à ce que toute vie le quitte et que sa carcasse calcinée bascule en avant.
Des corbeaux tournoyaient au-dessus de lui en blasphémant dans leur langue. Volesprit était donc au courant. Ou le serait bientôt.
Nous avons continué de nous frayer un chemin vers chez nous à travers une foule désormais animée. Les disciples du Bhodi qui avaient aidé à préparer l’immolation s’étaient d’ores et déjà éclipsés pendant que tous les regards se tournaient vers l’homme en train de se consumer.