45
J’ai trouvé la Radisha perdue dans ses pensées. Non pas assoupie, mais en pleine méditation et tournant sans doute en rond, la conscience probablement bourrelée de remords, culpabilisée par le soulagement que lui donnait sa récente absence de stress. J’ai brièvement compati. Sans doute étaient-ils nos ennemis, son frère et elle, mais c’étaient aussi d’honnêtes gens en leur for intérieur. On leur avait inculqué le Rajadharma dès la naissance.
« M’dame ? » Elle méritait certes mon respect, mais j’étais incapable d’utiliser ces titres princiers. « Je dois vous parler. »
Elle a lentement relevé les yeux. Des yeux qui, en dépit du désespoir qu’ils trahissaient, semblaient avisés et soucieux. « Tout mon personnel était-il donc ligué contre moi ?
— Nous n’avons pas choisi de devenir vos ennemis. Et nous continuons encore aujourd’hui d’honorer et de respecter le Trône.
— Bien sûr. Ne serait-ce que pour me rappeler ma folie. Comme les disciples du Bhodi par leurs immolations.
— Notre querelle avec vous n’aura jamais l’envergure de celle qui nous oppose à la Protectrice. Jamais nous ne pactiserons avec elle. Vous ne lâcheriez pas les skildirsha sur la ville. Elle le ferait sans hésiter. Et sa malfaisance est si profondément enracinée qu’elle n’aurait même pas conscience de faire le mal.
— Vous avez raison. Avez-vous un nom ? Si elle a réellement survécu sans dommage à plusieurs siècles, nous pourrions voir en elle une déesse. Une puissance capable de broyer des royaumes par pur caprice, comme un enfant donne un coup de pied dans une fourmilière pour le simple plaisir de voir les insectes s’affoler.
— On m’appelle Roupille. Je suis l’annaliste de la Compagnie noire. Et la scélérate qui a tramé le plus clair de vos récentes infortunes. Votre condition actuelle ne participe pas délibérément du plan que nous avions élaboré, mais l’occasion s’en est présentée. Il semble à présent que nous soyons dépassés par les événements. »
La Radisha a donné l’impression de se concentrer. « Poursuivez.
— La Protectrice a préféré cacher votre disparition. Officiellement, vous faites retraite dans votre boudoir où vous vous purifiez tout en implorant vos dieux et vos ancêtres d’apaiser votre cœur et de vous octroyer la sagesse qui vous permettra d’affronter les jours sombres qui s’annoncent. Mais vous vous accordez parfois une pause pour promulguer d’assez stupéfiants rescrits. Mes frères ont rapporté ces deux-là. Ils sont illettrés et ne les ont donc pas choisis pour leur teneur. Mais ils sont sans doute représentatifs. Je vous en ferai apporter d’autres. »
La princesse a lu tout d’abord l’offre de récompense. Celle-ci était à la fois directe et raisonnable. « Elle doit vous mettre dans l’embarras.
— En effet.
— Elle ne dispose pas de pareilles sommes. Que signifie ceci ? La ration de riz réduite de dix pour cent ? Nous n’avons nullement besoin de rationner le riz.
— C’est exact. Mais tous ceux qui désirent en acheter ne peuvent pas se le permettre. Et certains d’entre nous qui aimeraient bien tâter d’autre chose n’ont droit qu’au riz.
— Vous savez quoi ? » La Radisha martelait le rescrit de l’index comme si elle cherchait à percer un trou au travers. « J’en mettrais ma main au feu. Toutes ces personnalités bizarres. Ce ne sont pas seulement des voix. Ou bien elle était d’une humeur particulièrement étrange quand elle a dicté ces textes. Elle est victime d’accès. Quand ces voix donnent l’impression de la dominer. Ça ne dure jamais très longtemps. »
Eh ! me suis-je dit. Le tuyau ne manque pas d’intérêt et mérite d’être creusé ultérieurement. « Aimeriez-vous détenir des preuves plus solides ? Je ne dispose pas d’assez de main-d’œuvre pour couvrir toute la ville, mais je sais que de nouveaux rescrits ont été affichés à des points stratégiques.
— Comment prouver leur authenticité ? Le premier venu pourrait prendre une feuille de naada traité et y écrire n’importe quoi.
— J’y travaille. Nous avons un invité, un soldat très respecté d’un des bataillons de la ville. Nous l’avons fait venir pour lui présenter un autre de nos prisonniers. J’ai pensé qu’il pourrait répandre la rumeur de votre captivité.
— Intéressant. Vous savez comment elle réagira, bien sûr ? En parlant de bluff. Elle présentera au public un sosie convaincant de la Radisha, voire une pure et simple illusion, puis vous mettra au défi de montrer la vôtre. Ce dont vous vous abstiendrez parce que vous ne tenez pas à vous faire tuer. Je me trompe ?
— Nous pouvons pallier la difficulté. La Protectrice pâtit d’un très sérieux handicap. Personne ne croit une seule de ses paroles. Et l’on commence à vous voir du même œil car vous passez désormais pour sa comparse. Pourquoi avez-vous toujours adopté une attitude aussi hostile et déloyale envers la Compagnie ?
— Je ne suis pas sa comparse. Vous n’avez aucune idée de tous ses projets démentiels que j’ai réussi à étouffer dans l’œuf. »
Je me suis abstenue de la démentir. Je l’avais déjà suffisamment courroucée pour l’inciter à parler, mais j’ai encore enfoncé le clou. « Pourquoi haïssiez-vous mes frères avant même qu’ils ne descendent le fleuve ?
— Je ne les haïssais pas…
— J’ai peut-être mal choisi mes mots. Il y avait pourtant bien quelque chose. Tous les annalistes qui m’ont précédée l’ont ressenti et tous ont prédit que vous vous retourneriez contre la Compagnie dès que vous seriez débarrassée des Maîtres d’Ombres. Vous étiez sans doute moins obnubilée que Fumée, mais vous partagiez sa hantise.
— Je n’en sais rien. Voilà une décennie que je me pose la question. Cette obsession s’est dissipée dès que j’ai donné l’ordre de vous prendre pour cible. Mais Fumée et moi n’étions pas les seuls. Toute la principauté partageait la même impression. Le souvenir du premier passage de la Compagnie était resté gravé…
— Ce prétendu passé n’a jamais existé. Nul chroniqueur, en tout cas, ne s’est donné la peine de le relater en ces termes dans les documents et les livres d’histoire de l’époque. Le peu que j’ai réussi à déchiffrer de nos propres annales couvrant cette période est terriblement prosaïque et ennuyeux à mourir. Je n’ai trouvé qu’une seule bataille réellement effroyable, livrée alors que la Compagnie comptait déjà trois générations. Elle s’est déroulée non loin d’ici et la Compagnie a été défaite. Pratiquement anéantie. Les trois volumes de ses annales sont tombés aux mains de l’ennemi. Ils sont conservés depuis dans les bibliothèques tagliennes, dont on nous interdit l’accès depuis le premier jour de notre retour, au prix de manœuvres plus démentielles l’une que l’autre. Des gens sont morts pour ces livres. Et, pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, le seul vrai secret qu’ils dissimulent et qui doit être maintenu coûte que coûte sous le boisseau, c’est qu’il ne s’est rien produit qui défraie la chronique au cours de cette période. Elle n’a jamais été une époque de rapines, de pillages ni de bains de sang.
— Comment la population d’une douzaine de royaumes pourrait-elle garder le souvenir d’événements qui ne se sont jamais produits au point de vivre dans la terreur de les voir se répéter ? »
J’ai haussé les épaules. « Je l’ignore. Nous demanderons à Kina comment elle s’y est prise. Juste avant de la tuer. »
Au seul vu de son expression, j’ai compris que la Radisha se persuadait qu’elle n’était pas la seule à croire à l’impossible.
« Vous tenez à vous débarrasser de votre cinglée de copine ? lui ai-je demandé. En finir avec notre vindicte ? Récupérer votre frère ? » L’éventualité de la survie du Prahbrindrah Drah avait probablement occupé récemment une grande place dans ses pensées.
Elle a ouvert et refermé plusieurs fois la bouche. La Radisha n’avait jamais été très séduisante, mais l’âge et les circonstances la rendaient presque repoussante.
Devais-je la condamner pour autant ? Le temps ne se montrait pas non plus particulièrement clément envers moi.
« Ça peut se faire, ai-je repris. Tout est encore possible.
— Mon frère est mort.
— Que non pas. Nul ne le sait, hormis la Compagnie. Pas même Volesprit. Mais ceux qu’elle a piégés sous la plaine sont tout simplement figés dans le temps. En quelque sorte. Je ne comprends rien à la science ésotérique impliquée dans le processus. L’essentiel, c’est qu’ils sont bel et bien vivants et en bonne santé, et qu’on peut les en ramener. Je viens de passer un marché qui nous permettra de récupérer la Clé dont nous avons besoin pour leur ouvrir la voie.
— Vous pouvez ramener mon frère ?
— Et Cordy Mather. »
La lumière était mauvaise, mais il m’a semblé voir le sang affluer à sa gorge. « On ne peut rien vous cacher, n’est-ce pas ?
— Pas grand-chose.
— Qu’attendez-vous de moi ? »
Je ne m’étais pas préparée à en arriver là avec la Femme. En dépit de sa réputation de femme d’affaires pragmatique et raisonnable. De sorte que je n’avais pas de réponse toute prête. Néanmoins, j’ai réussi à dresser assez vite une liste de vœux pieux. « Vous pourriez vous montrer en public ; les gens vous reconnaîtraient et répudieraient la Protectrice. Vous pourriez disculper la Compagnie noire. Évincer le Grand Général. Annoncer publiquement que vous vous trouviez depuis quinze ans sous l’influence néfaste de Volesprit, mais que vous avez enfin réussi à vous en libérer. Vous pourriez refaire de nous des héros.
— J’ignore si j’en suis capable. Je crains depuis trop longtemps la Compagnie noire. Elle me fait encore peur.
— L’eau dort. Qu’est-ce que la Protectrice a fait pour vous ? »
Elle n’avait pas la réponse à cette question.
« Nous pouvons vous rendre votre frère. Songez au poids que ça vous ôterait. Rajadharma.
— Ne dites pas cela ! a-t-elle aboyé d’une voix ferme et maîtrisée. C’est comme si l’on m’arrachait les tripes pour m’étrangler avec. »
Exactement ce que j’aurais aimé lui faire à une ou deux occasions, quand je me sentais d’une humeur moins miséricordieuse.
Aridatha Singh m’a jeté un regard étrange. « Il ne ressemble en rien au Narayan Singh que j’avais imaginé. » La vision de sa souveraine semblait l’avoir beaucoup moins impressionné que celle de son père.
« C’est vrai de la plupart des gens quand on fait leur connaissance. Arpenteur, tu veux bien ramener cet homme où tu l’as trouvé ? » Il faisait nuit, certes, mais il nous restait encore des guerres contre les Maîtres d’Ombres deux amulettes de protection. Elles avaient indéniablement l’air de fonctionner. J’aurais aimé en avoir une bonne centaine, mais Gobelin et Qu’un-Œil ne sont plus en mesure de les confectionner. J’ignore pour quelle raison. Ils ne partagent pas avec moi leurs secrets professionnels. Ils sont sans doute trop vieux.
Quand il m’arrive d’imaginer l’avenir sans eux, il ne laisse pas de me préoccuper. Et nous risquons de perdre Qu’un-Œil dans un avenir très proche.
0 Seigneur des hôtes, préserve-le au moins jusqu’à la délivrance des Captifs et le jour où toutes nos querelles seront vidées !