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« Qu’est-ce que tu dis de ça ? ai-je demandé à Sahra. Narita essayant de te couvrir. Et Barundandi le cœur brisé quand il découvre son sort. »
Sahra a frétillé de l’index. Elle réfléchissait. « Que sais-tu de ce corbeau blanc, Murgen ? »
Murgen a hésité un instant avant de répondre. « Rien. » Ce qui signifiait, s’il émettait une approximation, qu’il nourrissait quelques idées bien arrêtées. Nous le connaissions suffisamment, Sahra et moi.
« Et si tu me livrais le fond de ta pensée ? » a suggéré Sahra.
La silhouette de Murgen s’est estompée avant de disparaître complètement.
« Que diable se passe-t-il ? ai-je demandé à Qu’un-Œil. Tu devais régler ce foutoir pour que Murgen fasse ce qu’on lui demande.
— C’est le cas. La plupart du temps. Peut-être obéit-il à une injonction préalable. »
J’avais plutôt l’impression que ce vieil imbécile n’avait aucune idée de ce fabriquait Murgen.
Volesprit travailla en toute hâte puis convoqua les serviteurs qui avaient assisté à son irruption dans le boudoir. « Toute cette agitation a eu raison de cette malheureuse. J’ai bien essayé de la ressusciter, mais son âme n’a pas répondu à mes invocations. Elle est sans doute plus heureuse là où elle se trouve. » Nul témoin du drame n’était là pour la contredire, mais un lointain rire moqueur se fit entendre. « J’ai trouvé la Radisha. Elle s’était endormie. Elle s’est retirée dans son boudoir et ne souhaite plus être dérangée. Pas avant longtemps, tout du moins. J’aurais dû exaucer ses vœux plus tôt. Nous nous serions épargné cette tragédie. » Elle désigna la grosse femme.
Ceux des serviteurs qui, un peu plus tôt, avaient jeté un regard dans le boudoir sans y voir personne durent eux-mêmes admettre que quelqu’un s’y déplaçait désormais, tournait furieusement en rond en maugréant à la manière de la Radisha ; d’autant qu’elle lui ressemblait énormément si l’on se fiait aux brefs aperçus de sa personne qu’autorisait une porte mal réparée.
« Rentrons tous nous coucher. Demain, nous réparerons les dégâts que j’ai commis. » Elle scruta son auditoire d’un œil perçant, sondant ceux qui risquaient éventuellement de lever un lièvre.
Le personnel se retira. Soulagé de n’être plus en sa présence.
Volesprit s’assit pour réfléchir. Tant qu’elle ne se mit pas à marmonner en un concert de voix différentes, pas moyen de dire ce qui lui passait par la tête. Dès lors, il devint flagrant qu’elle s’efforçait de reconstituer le mécanisme de l’enlèvement. Elle avait l’air de peser certaine éventualité : celle où la Radisha mettait elle-même son propre kidnapping en scène.
Une femme très suspicieuse, la Protectrice !
Elle découvrit et questionna individuellement tous ceux qui avaient eu affaire à Minh Subredil, Sawa et Shikhandini, à commencer par Jaul Barundandi et en finissant par Del Mukharjee, homme à qui Barundandi confiait généralement le soin de toucher les bakchichs rétrocédés par les journaliers. « Tu vas mettre un terme à ces pratiques, ordonna la Protectrice à Mukharjee. Toi comme tous ceux qui y sont impliqués. Si jamais ça se reproduit, je t’enferme dans une boule de verre, retourné comme un gant, et je t’accroche au-dessus de la poterne de service. Avec une paire de diablotins chargés de dévorer tes entrailles pendant les six mois de ton agonie. Compris ? »
Del Mukharjee avait parfaitement compris la menace. Ce qu’il ne comprenait vraiment pas, en revanche, c’était pourquoi la Protectrice intervenait dans sa combine juteuse.
Elle haïssait farouchement la corruption.
Avec le temps, Volesprit parvint à la conclusion que trois femmes étaient entrées dans le Palais et que trois femmes en étaient ressorties. Pas les mêmes, vraisemblablement. Et, depuis lors, personne de la stature de la Radisha n’en avait franchi la porte.
On pouvait raisonnablement en déduire qu’un individu détenant certaines réponses était resté à l’intérieur.
Avec un ricanement mauvais, Volesprit se mit en quête d’indices permettant d’affirmer qu’une personne s’était faufilée dans les entrailles désaffectées du Palais.
Gobelin dormait sur un vieux lit poussiéreux. Ses ronflements viraient parfois à l’éternuement ou au reniflement quand la poussière s’introduisait en trop grande quantité dans ses narines.
Un croassement rauque le fit si brusquement bondir qu’il faillit s’effondrer, pris de tournis. Il pivota sur lui-même. Ne vit rien. Il entendit un petit rire puis une voix étrange, presque familière, coassa : « Réveille-toi. Réveille-toi. Elle arrive.
— Qui arrive ? Qui parle ? »
Pas de réponse. Il ne sentait aucune présence magique. Une énigme.
Gobelin, pourtant, se faisait une idée assez précise de l’identité de l’arrivante. Peu de femmes étaient susceptibles de le traquer en ces lieux au beau milieu de la nuit.
Il était prêt. Son petit sac contenait les deux volumes que Roupille tenait le plus à sauver. Emporter les trois eût été matériellement impossible. Ses pièges étaient posés. Ne lui restait plus qu’à émigrer dans la section désormais désertée du Palais qui avait hébergé la Compagnie noire à l’époque où elle y était cantonnée. On pouvait en sortir sans se faire voir. Qu’un-Œil et lui l’avaient découvert naguère. Le seul ennui, c’est qu’il ne tenait pas à errer de nuit dans les rues, avec ou sans amulette.
En décidant de recouvrir son corps, ses mains et son visage de cuir noir, Volesprit avait renoncé pour l’essentiel à son sens du toucher. Elle franchit donc sans le remarquer le fil de soie arachnéen tendu en travers du corridor. En revanche, elle possédait un sens merveilleusement aiguisé du danger. Elle se prépara à se défendre avant même que le Ghanghesha n’eût heurté le sol. C’était grâce à la promptitude de leurs réflexes que des êtres comme le Hurleur, Madame, sa propre sœur, et elle-même avaient survécu si longtemps. Cette fois-ci, ses sortilèges défensifs étaient prêts, suspendus tout autour d’elle et rutilants comme de nouveaux joujoux.
L’ombre piégée dans la figurine eut à peine le temps de retrouver ses marques avant d’être attaquée à son tour. Empoignée, maîtrisée puis broyée, tordue et réduite en une misérable boule bouillonnante et gémissante, elle se retrouva bientôt emprisonnée dans une des mains gantées de la Protectrice. « Tu vas devoir faire mieux », lui affirma une jeune voix guillerette.
Volesprit continua de progresser en méditant avec amusement de projeter l’ombre à la figure de son expéditeur. La piste se fit plus floue, brouillée puis déconcertante. Une petite expérience lui apprit que sa désorientation était provoquée. Le corridor était jonché de réseaux de sortilèges si subtils qu’elle-même serait passée sans les remarquer si elle s’était pressée. « Ah, les rusés petits démons ! Depuis quand en est-il ainsi ? Très longtemps, visiblement. Vous étiez encore dans nos bonnes grâces quand vous avez commencé à tisser cette résille. Vous cacheriez-vous là depuis ? Si vous n’êtes jamais sortis d’ici, je ne pouvais assurément pas vous trouver en ville.
» Qu’est-ce qu’on a là ? s’enquit-elle d’une voix entièrement différente. Quelqu’un de terrorisé se planque derrière cette porte, si j’en crois l’odeur qui en monte. Et il n’a même pas pris la peine de la verrouiller. On me prend vraiment pour une idiote. »
Elle poussa la porte du bout du pied.
Un Ghanghesha d’argile tomba du linteau. Volesprit gloussa. Elle captura encore plus prestement cette seconde ombre, qu’elle broya de l’autre main avant de franchir le seuil.
Il n’y avait plus personne dans la pièce. On s’en rendait compte aisément. Mais il en émanait une étrange impression exigeant une enquête plus approfondie.
Elle créa une clarté diffuse et pivota lentement sur elle-même tout en déchiffrant à de subtils indices l’historique du local. Une grande partie de l’histoire récente de la Compagnie noire s’était forgée ici. Quelques puissants relents d’une très vieille peur, qu’elle finit par attribuer à Fumée, le sorcier de la cour de Taglios depuis longtemps décédé, adhéraient encore aux parois.
Toutes ces conclusions étaient le fruit d’un grand débat interne où s’interpellaient de multiples voix aux arguments opposés et au terme duquel elle donna l’impression de beaucoup s’amuser. L’existence, la plupart du temps, était pour Volesprit un sujet de grand divertissement.
« Et qu’avons-nous encore là ? » Un objet noirci de caractères à l’encre pointait le museau sous un vieux grabat poussiéreux qui avait très récemment servi de couche. Elle ouvrit distraitement la main pour s’en emparer. « Malédiction ! C’était stupide ! » Elle perdit plusieurs minutes à reprendre le contrôle de l’ombre échappée. Celle-ci avait recouvré toute son agilité. Elle réussit néanmoins à la fourrer dans celle de ses mains qui emprisonnait l’autre. Cette promiscuité les exaspéra. Les ombres semblent exécrer davantage leurs congénères que les êtres vivants.
Volesprit venait de découvrir un livre dont la moitié des pages étaient arrachées. Seul de son espèce. « Ainsi, c’est ce qu’il est advenu des autres. Je n’ai jamais découvert qui les emportait. Je me demande si on leur a trouvé une utilité. »
Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, la Protectrice accorda un dernier regard au livre. « Ils n’embarquaient que quelques feuillets à la fois. L’opération a dû exiger un bon moment. Ce qui signifie qu’ils entrent et sortent du Palais depuis très longtemps. Et donc que la Radisha n’a nullement fomenté sa propre disparition. Bah, pas grave. Elle n’est plus là. Ce qui revient au même. Attrapons plutôt notre rat. Il ira jouer avec nos petites amies. »
À la différence de Volesprit, Gobelin ne voyait pas dans le noir. Mais il disposait sur elle d’un autre avantage : il savait où il allait. Il réussit à se maintenir en tête et à se faufiler par une des anciennes portes dérobées. Un mince croissant de lune apparaissait de temps en temps entre des bébés nuages cherchant désespérément à rattraper maman tempête et diffusait une clarté réduite. Gobelin déposa le Ghanghesha sur les pavés, bien en vue, puis détala. Les bouquins lui martelaient l’échine et lui coupaient la respiration. Il marmonna quelques mots dans sa barbe, constatant que l’aventure avait au moins un bon côté : ça descendait jusqu’à sa destination. Le mauvais, par contre, c’était qu’il faisait noir, que les ombres étaient en maraude et qu’il ne se fiait pas entièrement à la qualité de son amulette de quinze ans d’âge. Ne lui restait plus qu’à miser sur les dimensions de la ville et à espérer qu’aucun spécimen de cette petite poignée de rôdeurs nocturnes ne croiserait son chemin pendant qu’il s’efforçait, pantelant et hors d’haleine, de semer Volesprit.
Il ne lui vint pas à l’esprit qu’elle avait peut-être récupéré les ombres qu’il avait laissées en embuscade ; et qu’elles étaient peut-être à ses trousses.
Volesprit talonnait d’assez près sa proie, dans la nuit, pour la voir s’enfoncer subrepticement dans les ténèbres, entre les édifices qui se dressaient face au Palais à l’autre bout de l’esplanade. Elle repéra le Ghanghesha abandonné et quelques autres petits articles que son gibier semblait avoir perdus dans sa fuite précipitée. Elle projeta ses deux ombres à travers les airs en même temps qu’elle écrasait la figurine d’argile sous son talon. Autant de petites morts lâchées en meute aux trousses du nabot.
Elle était dorénavant persuadée de traquer le sorcier Gobelin.
Elle poussa un hurlement. La douleur qu’elle venait d’éprouver au talon ne ressemblait en rien à ce qu’elle connaissait. Au moment de s’effondrer, alors qu’elle s’efforçait encore d’ordonner à sa gorge de se sceller, elle vit trois boules de feu aveuglantes strier la nuit, piquant droit vers les ombres chargées de débusquer Gobelin. Elle dégaina une dague et, luttant toujours contre cette douleur impensable, s’efforça, de la pointe, d’en extraire une quatrième de son talon. La boule de feu avait dévoré la chair jusqu’à l’os et commençait déjà à le ronger, endommageant sa jambe jusqu’à la cheville… en dépit de sa protection habituelle.
« Je vais rester estropiée, râla-t-elle. Il m’a bernée. Il m’a fait croire qu’il s’agirait d’un piège à ombre ordinaire, facile à désamorcer. » Aucune de ses voix ne trahissait d’amusement désormais. « Ce rusé petit salopard va me le payer. »
La boule de feu tombée de sa cheville creusait à présent son trou dans les pavés. Volesprit tenta de se relever au mépris de ses souffrances et se rendit compte qu’elle était incapable de marcher. Elle ne perdait toutefois pas de sang. « Si tu n’étais pas déjà morte, ma sœur chérie, je te tuerais pour te punir d’avoir inventé ces saletés. »
L’écho d’un grand rire se réverbéra sur les remparts du Palais.
Un éclair blanc fendit l’air derrière Gobelin.
« De toute façon, je vais devoir tuer quelqu’un. » Volesprit regagna l’entrée du Palais à quatre pattes en marmottant continuellement. Elle avait rencogné toute sa douleur au fond de son esprit et s’efforçait à présent de focaliser son courroux sur les dégâts que cette mésaventure avait infligés à ses gants et à son beau pantalon de cuir.