30
Murgen se trouvait sur place quand on avait annoncé à Volesprit la nouvelle de ce meurtre. L’écho en avait atteint le Palais en un délai remarquablement bref et le compte rendu était extrêmement précis. Les Gris se décarcassaient pour plaire à leur maîtresse.
Le groupe chargé de rapporter le corps de Gokhale n’était pas encore parvenu à l’entrepôt.
On avait prié Murgen de profiter de l’occasion pour aller jeter un œil dans les quartiers de la Protectrice. Nous n’en connaissions strictement rien. Nul n’était jamais entré dans sa suite. Pas depuis que Saule Cygne était allé y toucher sa récompense, tout du moins.
J’allais devoir songer à interroger Murgen sur son mode de vie dans l’intimité.
Volesprit, cependant, ne s’était nullement retirée dans ses appartements. Elle s’était aussitôt mise en quête de la Radisha.
La princesse savait déjà qu’il était arrivé malheur à Gokhale mais elle ignorait encore les détails du drame. Volesprit s’installa dans le salon de réception de l’austère suite de la Radisha et, d’une voix très prosaïque, l’informa de ce qu’elle savait. On prétendait parfois que la Protectrice n’était jamais plus instable et dangereuse que quand elle cessait de se montrer capricieuse pour afficher une attitude aussi grave que sereine.
« À ce qu’il semble, l’inspecteur général partageait quelques-uns des vices de Perhule Khoji. De fait, j’ai désormais la certitude que ce point faible était commun à presque tous les hommes âgés de son ministère.
— Des rumeurs couraient.
— Et vous n’avez rien fait ?
— Les distractions privées de Chandra Gokhale, si méprisables qu’elles m’apparaissent, ne l’empêchaient nullement d’assumer à la perfection sa fonction d’inspecteur général des Archives. Il était particulièrement doué pour lever des impôts.
— En effet. » La gravité de façade de Volesprit vacilla momentanément. Ultérieurement, Murgen ne manquerait pas de nous rapporter l’amusement qu’il avait éprouvé à l’idée qu’elle pouvait avoir du monde une conception éthique. « Il a été agressé de la même façon que Khoji.
— Ça laisserait entendre qu’on en veut au ministère dans son ensemble. Ou que les Félons prennent pour cible rituelle tous ceux qui partagent cette perversion spécifique.
— Gokhale n’a pas été tué par les Félons. J’en suis persuadée. Mais par ceux qui ont attiré Cygne à l’extérieur pour le tuer. S’ils l’ont tué.
— Si ? » Le sous-entendu avait sidéré la Radisha.
« Nous n’avons pas retrouvé son cadavre. Et notez bien que nous n’en avons pas cette fois-ci non plus. Des hommes étaient déjà sur place, travestis en Gris, pour l’embarquer. Nous avons perdu deux membres du Conseil privé en moins d’une semaine. Les plus importants pour notre administration. Ils faisaient tourner la machine. Si le Grand Général était dans les parages, je parierais qu’il ferait la prochaine cible. Ce ramassis de prêtres n’a aucune valeur. Ils ne font rien. Ne contrôlent rien. Ma sœur a apporté la preuve qu’on peut les remplacer en quelques minutes par d’autres fainéants de la même eau. Mais nul ne peut remplacer Cygne ni Gokhale. La discipline des Gris commence déjà à partir en quenouille. »
Murgen prit mentalement note de nous informer que Saule Cygne avait beaucoup moins joué les hommes de paille qu’il ne le laissait entendre.
« Pourquoi ne pourrait-il s’agir des Étrangleurs ? s’enquit la Radisha.
— Parce que ces gens ont déjà tranché la tête de ce serpent l’autre jour. » Volesprit entreprit de lui relater les événements du Jardin des Voleurs. Elle n’en avait pas pris la peine jusque-là, de toute évidence. Il crevait les yeux que la Protectrice considérait la princesse comme une associée, certes nécessaire, mais minoritaire. « En l’espace de quelques jours, ces gens que nous croyions éliminés pour toujours ont décapité un de leurs ennemis et endommagé l’autre très sérieusement. Il y a derrière tous ces événements un cerveau mortellement dangereux. »
Pas dangereux du tout. Ni même si chanceux. Mais un esprit suffisamment paranoïaque discernera des mobiles et des menaces là où seule la chance aura joué. Volesprit était toujours à l’affût de démons aussi redoutables qu’elle.
« Nous savions qu’ils ne pourraient se cantonner éternellement dans l’ombre, déclara la Radisha avant de rectifier précipitamment : Je le savais, tout du moins. Le capitaine me l’a suffisamment rappelé. » Elle n’avait nullement besoin d’évoquer le passé et les erreurs qu’elle pensait avoir commises. Le démon était très profondément enterré, à des centaines de kilomètres. Un danger bien plus pressant la menaçait ici même, dans cette pièce.
La Protectrice était une erreur qu’elle avait depuis longtemps renoncé à corriger. Elle avait choisi de chevaucher le tigre et de fermer les yeux sur les conséquences. Ce choix pèserait jusqu’à la fin sur ses épaules.
« Il faut rappeler le Grand Général, a déclaré Volesprit. Si nous parvenions à ramener ses troupes en ville avant que nos ennemis n’entament leur prochaine manœuvre, nous disposerions d’assez d’hommes pour les traquer. Vous devriez en donner l’ordre immédiatement. Et, dès que l’estafette sera hors de danger, nous annoncerons le retour prochain du Grand Général. La haine bien particulière qu’ils vouent à Mogaba les incitera à repousser leurs autres projets pour s’emparer de lui.
— Vous croyez pouvoir prédire leurs réactions ?
— Je sais au moins comment je réagirais si j’étais investie de la même ambition, aussi subite que brûlante, qui semble désormais les éperonner. Je me demande s’il ne s’est pas produit une espèce de coup d’État dans leurs rangs, ou quelque chose du même tonneau.
— Que feront-ils ensuite ? s’enquit la Radisha, exaspérée.
— Je préfère le garder pour moi pour l’instant. Non que je ne vous fasse pas confiance. » Volesprit se méfiait probablement d’elle-même. « Mais, avant de planter les doigts dans ses rouages, je veux m’assurer que j’ai correctement discerné les mobiles de ce nouveau cerveau. Je suis assez douée dans cette branche, vous savez. »
La Radisha le savait, à son plus grand désespoir. Elle ne répondit pas. Volesprit elle-même était retombée dans le silence, comme si elle guettait la réponse de la princesse. Mais celle-ci ne trouvait rien à répondre.
« Je me demande qui ça peut bien être, réfléchit la Protectrice à haute voix. Je connais les sorciers depuis longtemps. Aucun des deux n’en a l’ambition, l’imagination ni l’impulsion, même s’ils témoignent de la dureté requise. »
La Radisha émit un petit couinement. « Les sorciers ?
— Les deux nabots. Le jour et la nuit. Ils ne valent pas grand-chose, mais ils ont de la chance.
— Ils ont survécu ?
— J’ai dit qu’ils avaient de la chance. Vous souvenez-vous d’une seule personne dans la plaine qui aurait pu faire un dirigeant potentiel ? Pas moi.
— Je les croyais tous morts.
— Moi aussi. Ou presque tous. Notre Grand Général prétend avoir vu pratiquement tous les cadavres de ses yeux. Mais il les a identifiés en présumant que les deux sorciers avaient été tués les premiers. Hum. C’est là que j’ai commencé à me méfier de lui. Son seul crime, peut-être, est d’être un imbécile. Voyez-vous quelqu’un ?
— Pas dans la Compagnie que j’ai connue. Mais je me souviens d’un Nyueng Bao plus ou moins apparenté à l’épouse du porte-étendard. Une espèce de prêtre. Il donnait l’impression d’être obnubilé par les armes et les arts martiaux. Je suis tombée sur lui à plusieurs reprises. Et aucun rapport n’en fait mention.
— Un maître de la Voie de l’épée ? Ça expliquerait beaucoup de choses. Mais je les ai tous tués quand j’ai… Avez-vous remarqué combien de gens reviennent brusquement à la vie alors qu’on a toutes les raisons de les croire morts ? »
La bouche de la Radisha esquissa un authentique sourire. On pouvait considérer la femme qui venait de s’exprimer comme l’instigatrice de toutes ces morts prématurément célébrées. « Il y a de la sorcellerie là-dessous. Rien ne devrait vraiment nous surprendre.
— Vous avez raison. Absolument. Et c’est là une épée qui pourrait bien avoir plus d’un tranchant. » Volesprit se leva pour prendre congé. Sa voix s’altéra, se fit cruelle. « Bien plus d’un tranchant. Un maître de la Voie de l’épée. Il y a longtemps que je n’ai pas rendu visite à ces gens. Ils pourront peut-être me fournir quelques renseignements utiles. » Elle sortit en trombe.
La Radisha resta pétrifiée quelques minutes, visiblement perturbée. Puis elle se leva pour se rendre dans son boudoir. Elle s’efforça d’y recouvrer son calme. L’espion invisible, quant à lui, se mit en quête de la Protectrice. Il s’aperçut qu’elle avait gagné directement les remparts, où elle entreprit d’assembler son petit tapis monoplace tout en se parlant à elle-même d’une douzaine de voix différentes.
C’est à peine s’il l’écouta. Il était par trop ébranlé. Un corbeau blanc était présent et observait la Protectrice ; celle-ci restait totalement inconsciente de la présence de Murgen alors qu’elle s’y était montrée plus sensible que quiconque, hormis sa sœur. Mais l’oiseau, lui, n’avait aucune peine à distinguer Murgen. Il l’étudia d’abord d’un œil puis de l’autre, lui décocha une œillade délibérée et s’élança dans la nuit au moment où les freux de la Protectrice prenaient leur essor pour l’accompagner dans son voyage.
Mais c’est moi le corbeau blanc !
La brutale désorientation de Murgen ne dura guère mais l’emplit tout autant d’effroi que le jour où il s’était évadé pour la première fois de son enveloppe charnelle, bien des années plus tôt, pour tituber maladroitement alentour.