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J’ai observé attentivement le vieux prêtre pendant que nous nous faufilions à travers le réseau de sortilèges entourant l’entrepôt. Il ne portait pas de bracelet de chanvre. Sa tête ne cessait de tressauter et de tressaillir. Ses pieds le menaient dans la direction opposée, mais il se frayait un chemin à travers les illusions par la seule force de la volonté. Conséquence, peut-être, de son entraînement à la Voie de l’épée. Néanmoins, je me souvenais parfaitement que Madame persistait à ne voir en lui qu’un sorcier mineur.
« Où allons-nous, oncle ? Et pourquoi ?
— Là où nulle oreille nyueng bao ne pourra entendre ce que j’ai à te dire. Les anciens verraient en moi un traître. Et les jeunes me traiteraient de vieux fou et de fieffé menteur. Voire pire. »
Et moi ? Quand je l’entendais prôner la voie de la paix intérieure par une intensive, quasi obsessionnelle préparation au combat, je penchais plutôt pour la deuxième branche de l’alternative. Sa philosophie n’avait séduit qu’un nombre très réduit d’employés de Banh Do Trang, tous nyueng bao et trop jeunes pour avoir vraiment connu la guerre. J’étais pour ma part consciente que la Voie de l’épée n’était en rien une discipline militariste, mais d’aucuns avaient un certain mal à le concevoir.
« Vous tenez absolument à préserver votre image de vieille baderne qui ne voudrait surtout pas qu’on la surprenne à aider une vieille jengali, une sous-humaine, à ne pas trébucher et se fracasser le crâne. »
Il faisait trop sombre pour discerner ses traits, mais j’aurais juré qu’il souriait. « La formulation est assez brutale mais relativement proche de la réalité. » Son taglien n’avait jamais été fruste, mais il s’améliorait encore maintenant que j’étais son unique auditoire.
« Ne sous-estimez-vous pas le fait que chaque recoin d’ombre risque d’abriter une chauve-souris, un corbeau ou un rat, voire une des ombres de la Protectrice ?
— Je n’ai rien à craindre de ces créatures. Les Mille Voix savent déjà tout ce que je vais te dire. »
Mais Volesprit ne tenait peut-être pas à ce que je sois aussi dans la confidence.
Nous avons marché pendant un bon moment sans mot dire.
Taglios ne cessera jamais de me surprendre. Doj a coupé à travers un quartier huppé où des familles entières s’abritaient dans des propriétés cernées de murailles fortifiées et gardées. Les jeunes étaient dehors dans la rue de Salara, qui s’était développée bien des siècles plus tôt pour leur fournir des distractions. En bonne logique, on aurait pu croire que les mendiants grouilleraient là où se concentraient les grandes fortunes, mais tel n’était pas le cas. On ne permettait pas aux miséreux d’offenser la vue des puissants par leur seule présence.
Là encore, comme partout, des odeurs assaillaient les narines, mais c’étaient celles du santal, de clous de girofle ou de parfums.
Puis Doj m’a pilotée par les rues sombres et noires de monde du quartier des temples. Nous nous sommes effacés pour laisser passer un groupe d’acolytes gunnis. Les jeunes rudoyaient les gens qui vivaient dans la rue. J’ai cru un instant qu’ils allaient nous chercher des noises, ce qui n’aurait pas manqué de leur valoir plaies et bosses, mais un brusque coup d’arrêt à leur inconduite les a sauvés de ce mauvais pas. Sous les traits de trois Gris.
Les Shadars ne méprisent pas complètement le système des castes, mais ils tiennent que la plus haute ne devrait pas seulement inclure les prêtres et ceux que leur naissance destine à cette fonction, mais encore, assurément, tous les hommes de confession shadar. Et ce culte, rejeton bâtard de ma propre Vraie Foi, hérétique à l’extrême et fortement teinté de croyances gunnies, impose un puissant devoir de charité envers le faible et l’infortuné.
Les Gris ont fait un usage méthodique de leurs cannes de bambou et invité les jeunes à aller s’en plaindre à la Protectrice. Les acolytes étaient plus malins qu’ils ne le laissaient croire. Ils ont décampé à toutes jambes avant que les Gris n’aient eu le temps de souffler dans leur sifflet pour convier tous leurs petits copains à la bastonnade.
Nuit partout sur la ville. Doj et moi avons poursuivi notre route.
Il a fini par me conduire au Parc aux Cerfs, vaste étendue sauvage proche du centre, créée par quelque despote voilà plusieurs siècles.
« Je n’ai vraiment pas besoin de prendre tant d’exercice », lui ai-je déclaré. Je me demandais s’il ne méditait pas sottement de me tuer et d’abandonner mon cadavre sous les arbres. Mais pour quel motif ?
Doj est ce qu’il est. Avec lui, on ne peut jamais savoir.
« Je me sens plus à l’aise ici, m’a-t-il répondu. Mais je ne m’y attarde jamais très longtemps. Une compagnie de rangers se charge d’évacuer les squatteurs. À leurs yeux, est squatteur tout ce qui n’est pas taglien de haute caste. Une bonne chose. Cette souche a fini par adopter la forme de mon postérieur. »
La souche en question m’avait fait trébucher. « J’écoute, ai-je fait en me remettant sur pied.
— Assieds-toi. Ça risque d’être long.
— Épargnez-moi les “engendré par”. » Expression familière d’origine vehdna de Jaicur et liée aux difficultés rencontrées par les jeunes enfants pour mémoriser les saintes écritures. « Ne prenez pas la peine de m’expliquer de qui c’est la faute et pourquoi les coupables sont de tels scélérats. Contentez-vous de me décliner les faits.
— Exiger d’un conteur qu’il renonce à embellir son récit, c’est demander à un poisson de renoncer à l’eau.
— Je dois aller au travail demain matin.
— Comme tu voudras. Tu sais sans doute, n’est-ce pas, que les Compagnies franches du Khatovar et les bandes errantes d’Étrangleurs qui tuent pour la plus grande gloire de Kina ont un ancêtre commun ?
— Les allusions contenues dans nos récentes annales sont en effet assez fréquentes pour autoriser une telle interprétation, ai-je reconnu. Mais la prudence reste de mise.
— Ma fonction au sein des Nyueng Bao correspond peu ou prou à celle que tu occupes en ta qualité d’annaliste de la Compagnie noire. Mais j’y joue, en outre, le même rôle que celui du prêtre d’une bande d’Étrangleurs… dont la mission secondaire est l’obligation de préserver une histoire orale fiable de sa clique. Au fil des siècles, les toogas ont perdu tout respect pour l’éducation. »
Mes propres analyses m’incitaient à penser qu’une importante évolution s’était produite au sein de la Compagnie durant ces mêmes siècles. Sans commune mesure, sans doute, avec celle qui avait affecté les bandes d’Étrangleurs. Ceux-ci s’étaient cantonnés à l’intérieur d’une société qui n’avait guère évolué, tandis que la Compagnie noire continuait de traverser des contrées de moins en moins connues et que de jeunes recrues d’origine étrangère, n’entretenant aucun lien avec le passé de la Compagnie et ignorant jusqu’à l’existence du Khatovar, remplaçaient les vétérans.
Doj a paru faire écho à mes pensées. « Les bandes d’Étrangleurs ne sont que de pâles copies des Compagnies franches originelles. La Compagnie noire en a conservé le nom et certains souvenirs, mais sa philosophie s’est nettement plus écartée de ses origines que celle des Félons. Votre bande ignore désormais ses véritables antécédents, et c’est délibérément qu’on l’a maintenue dans cette ignorance, avant tout par le biais des manœuvres de la déesse Kina, mais aussi, de façon moins prononcée, par d’autres personnes qui ne souhaitaient pas voir votre Compagnie redevenir ce qu’elle avait été jadis. »
J’ai attendu. Il n’a pas avancé d’explication. Doj peut se montrer très pénible à cet égard.
Mais il a fait en revanche ce qui, à mon avis, devait encore plus lui peser. Il m’a avoué toute la vérité sur son peuple. « Les Nyueng Bao sont les descendants pratiquement non métissés des membres d’une Compagnie franche. Qui a préféré ne pas rebrousser chemin.
— Mais la Compagnie noire est censément la seule de cette espèce. Les annales disent…
— Elles vous disent ce que savaient ceux qui les ont écrites, sans plus. Mes ancêtres sont arrivés ici après que la Compagnie noire a terminé de dévaster le pays pour remonter vers le Nord, perdant déjà sa mission divine de vue. Désertant à sa façon, pourrait-on dire, par pure ignorance de ce qu’elle signifiait. À l’époque, elle avait déjà connu trois générations et n’avait pris aucune disposition pour préserver la pureté de son sang. Elle n’avait livré qu’une seule guerre, la première qu’aient consignée tes annalistes, pour en sortir à peu près anéantie. C’est apparemment son destin inéluctable : se retrouver réduite à une poignée d’hommes avant de se reconstituer. Éternellement. En perdant à chaque fois un vaste pan d’elle-même.
— Et quel est le destin de la vôtre ? » Il s’était bien gardé de me dire son nom, avais-je remarqué. Peu importait, au demeurant. Aucun nom ne m’aurait renseignée.
« De s’enfoncer elle aussi de plus en plus profondément dans l’ignorance. Je connais la vérité, moi. Les secrets et les traditions. Mais je suis le dernier. À la différence des autres Compagnies, nous avions embarqué nos familles. Nous étions une tentative de dernière minute. Nous avions bien trop à perdre. Nous avons déserté. Nous sommes allés nous cacher dans les marais. Mais nous avons réussi à préserver la pureté de notre lignée. Ou presque.
— Et les pèlerinages ? Les anciens qui sont morts à Jaicur ? Hong Tray ? Et le grand, le noir, le terrible secret des Nyueng Bao qui préoccupe tant Sahra ?
— Les Nyueng Bao ont un tas de noirs secrets. Comme toutes les Compagnies franches. Nous étions les instruments des Ténèbres. Les soldats des Ténèbres. Les guerriers d’os chargés d’ouvrir la voie à Kina. Les soldats de pierre qui guerroyaient en briguant l’honneur d’avoir leur nom gravé en lettres d’or, pour l’éternité, dans la pierre scintillante. Nous avons failli parce que la foi de nos ancêtres était imparfaite. Chaque Compagnie comptait des hommes trop veules pour provoquer l’Année des Crânes.
— Les anciens ?
— Ky Dam et Hong Tray. Ky Dam était le dernier capitaine élu des Nyueng Bao. Nul n’a pu le remplacer. Hong Tray était une sorcière affligée du noir don de prophétie. Notre dernier grand-prêtre. Prêtresse.
— Du noir don de prophétie ?
— Elle n’a jamais rien pressenti de bénéfique. »
J’ai subodoré qu’il ne tenait pas à aborder ce sujet. Je me suis rappelé que l’ultime prophétie de Hong Tray impliquait Murgen et Sahra (authentique camouflet à tout Nyueng Bao orthodoxe) et ne s’était sans doute pas encore complètement réalisée. « Le grand péché des Nyueng Bao ?
— C’est sûrement Sahra qui t’aura inspiré cette idée. Et, comme tous ceux qui sont nés après la venue des Maîtres d’Ombres, elle s’imagine que c’est précisément ce “péché” qui a poussé les Nyueng Bao à se réfugier dans les marais. Une croyance erronée. Cette fuite était une simple question de survie. Le véritable péché mortel n’entrait pas encore en ligne de compte, car il a été commis de mon vivant. » Sa voix s’est tendue. L’affaire soulevait en lui de tumultueuses émotions.
J’ai patienté.
« J’étais encore un petit garçon faisant ses premiers pas sur la Voie de l’épée quand l’étranger est arrivé. C’était un homme mûr d’assez belle prestance, du nom d’Ashutosh Yaksha. Dans la forme la plus archaïque de la langue, Ashutosh signifie quelque chose comme “Désespoir des méchants”. Yaksha a pratiquement le même sens qu’en taglien moderne : “Esprit bénéfique.” En raison de sa peau blanche, les gens étaient tout disposés à le prendre pour un être surnaturel. Une peau d’un blanc très pâle, plus claire encore que celle de Gobelin ou de Saule Cygne, qui prend parfois le soleil. Mais ce n’était pas un albinos. Ses yeux étaient normaux et ses cheveux moins blonds que ceux de Cygne. En somme, aux yeux de presque tous les Nyueng Bao, c’était une créature magique. Il parlait curieusement la langue, mais il la parlait. Il a déclaré qu’il souhaitait étudier au temple de Vinh Gao Ghang, dont la notoriété était parvenue jusqu’à lui.
» Lorsqu’on le pressait de questions sur ses origines, il répondait qu’il arrivait du “Pays des Ombres inconnues, à l’aplomb des étoiles du Collet”.
— Il prétendait sortir de la pierre scintillante ?
— Pas tout à fait. Ça n’a jamais été très clair. De là ou d’au-delà. Nul ne l’a vraiment poussé dans ses derniers retranchements. Pas même Ky Dam ni Hong Tray, bien qu’il les troublât. Nous avons très vite découvert qu’Ashutosh était un puissant sorcier. À l’époque, nombre d’anciens connaissaient encore les origines des Nyueng Bao. On craignait qu’il ne nous eût été envoyé pour nous ramener de force. Croyance qui, au final, se révéla erronée. Pendant très longtemps, Ashutosh donna l’impression de n’être que ce qu’il prétendait : un érudit désireux de s’imprégner de toute la sagesse accumulée au temple de Ghanghesha. Lieu saint depuis que les Nyueng Bao s’étaient réfugiés dans les marais.
— Mais il y avait un os, pas vrai ? C’était malgré tout un méchant ?
— Effectivement. De fait, Ashutosh était l’homme qu’on a connu plus tard sous le nom de Tisse-Ombre. Très jeune, il avait eu vent de certaines rumeurs selon lesquelles toutes les Compagnies franches ne seraient pas retournées au Khatovar. Il en avait déduit, alors que nul autre ne s’en doutait, que chaque Compagnie encore en exil devait posséder un talisman permettant d’ouvrir et de fermer la Porte d’Ombre. Un homme assez ambitieux pouvait donc s’en servir pour recruter des rakshasas, qu’il chargerait ensuite d’exécuter les basses besognes à sa place. Entre les mains de celui qui n’a aucun scrupule à y recourir, le pouvoir de tuer devient le pouvoir tout court.
— Donc cet Ashutosh Yaksha a trouvé la Clé ?
— Il s’est seulement assuré de son existence. Il a sournoisement gagné la confiance des grands-prêtres. Un beau jour, l’un d’eux a laissé échapper un indice. Peu après, Ashutosh annonçait qu’il avait reçu des nouvelles de son professeur, mentor et père spirituel, Maricha Manthara Dhumraksha. Impressionné par les rapports qu’il lui avait adressés sur le temple, Dhumraksha avait décidé de lui rendre visite. Il s’avéra qu’il s’agissait d’un homme de très haute taille, incroyablement décharné, portant toujours un morion en raison de son visage contre fait.
— Et vous avez entendu ce nom… Maricha Manthara Dhumraksha… sans que ça vous mette la puce à l’oreille ? »
Je distinguais mal Doj dans l’obscurité, mais j’aurais juré qu’il s’était renfrogné. « J’étais encore un enfant en bas âge.
— Et les Nyueng Bao ne s’intéressent qu’à eux. Oui. Je ne suis qu’une Vehdna, oncle, mais je sais malgré tout que Manthara et Dhumraksha sont les noms de démons gunnis légendaires. Vivre avec des sous-hommes ne vous empêche nullement d’ouvrir les oreilles. Au moins avez-vous quelques lueurs quand un vilain sorcier jengali vous casse les pieds.
— Il parlait d’or, ce Dhumraksha, grogna Doj. En apprenant qu’un groupe de dirigeants entreprenait toutes les décennies, selon la coutume, un pèlerinage dans le Sud…
— Il s’est invité de son propre chef et a réussi par la ruse à circonvenir quelqu’un qui lui a permis d’examiner la Clé.
— Presque. Mais pas tout à fait. Oui. Tu as mis dans le mille. Le pèlerinage est arrivé au pied de la Porte d’Ombre. Les pèlerins pouvaient s’y attarder jusqu’à dix jours dans l’attente d’un signe. Je ne pense pas que quiconque ait encore su ce qu’elle représentait. Mais il fallait respecter la tradition. Les pèlerins, toutefois, n’emportaient pas la Clé elle-même mais une réplique chargée de quelques sortilèges simples destinés à abuser tout voleur un peu inattentif. La vraie restait au pays. Les anciens n’espéraient pas réellement recevoir un signe de l’autre côté.
— Ombrelongue s’est précipité là-bas.
— En effet. À leur arrivée à la Porte d’Ombre, les pèlerins y ont découvert qu’Ashutosh Yaksha et une demi-douzaine d’autres sorciers les y attendaient déjà. Dont plusieurs fugitifs échappés du royaume septentrional des Ténèbres, où la Compagnie noire était en activité. Dès que Dhumraksha a utilisé la fausse clé, sa clique s’est aperçue qu’elle était attaquée par des êtres provenant de l’autre côté de la Porte. Le temps de la refermer à l’aide du véritable nom d’Ombrelongue, trois des aspirants Maîtres d’Ombres avaient péri. Celui qu’on appelle le Hurleur s’est enfui, gravement blessé. Les rescapés sont bientôt devenus les infâmes et monstrueux conquérants que tes frères ont découverts sur place à leur arrivée. Et ce même désastre a provoqué le réveil de la Mère de la Nuit, qui a recommencé à conspirer pour l’avènement de son Année des Crânes.
— Tel serait donc le grand péché des Nyueng Bao ? S’être laissé duper par des sorciers ?
— À l’époque, les contacts entre les marais et le monde extérieur étaient très réduits. La famille de Banh Do Trang se chargeait de toutes les relations commerciales et, une fois l’an, une poignée d’anciens faisaient le voyage jusqu’à la Porte d’Ombre. Des ascètes gunnis s’enfonçaient parfois dans le marais, à peu près à la même fréquence, dans l’espoir de purifier leur âme. Ces ermites devaient être cinglés, ou ils n’y seraient jamais entrés. On les tolérait toujours. Et Ghanghesha y a élu domicile.
— Où les Mille Voix interviennent-elles ?
— Elles ont appris l’histoire de la bouche du Hurleur, à peu près à l’époque où nous étions piégés dans Dejagore. Ou quelque temps plus tard. Volesprit s’est rendue au temple peu après notre retour, alors que les meilleurs d’entre nous étaient épuisés et que tous nos anciens étaient morts, dont notre capitaine, notre porte-parole et la sorcière Hong Tray. Je restais le dernier à savoir toute l’histoire… même si Gota et Thai Dei en connaissaient quelques rudiments et Sahra des bribes, dans la mesure où ils appartenaient à la famille de Ky Dam et Hong Tray. Les Mille Voix sont entrées dans le temple pendant une de mes absences. Elles ont utilisé leur pouvoir pour intimider et torturer les prêtres jusqu’à ce qu’ils lui remettent l’objet mystérieux qu’on avait confié à leur garde des siècles plus tôt. Ils ne savaient même plus ce que c’était. On ne peut guère les en blâmer, mais je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir. Et maintenant c’est toi qui les détiens. Tous les secrets des Nyueng Bao. »
J’en doutais. « M’étonnerait. Mais c’est déjà une base de travail. Comptez-vous coopérer ? Si nous parvenons à obtenir de Narayan Singh qu’il nous révèle ce qu’il a fait de la Clé ?
— À condition que tu me promettes de ne jamais divulguer ce que je viens de te dire.
— Je le jure sur les annales. » Ça me semblait un peu trop facile. « Je n’en dirai rien à âme qui vive. » Mais je n’ai pas promis de ne pas l’écrire.
Pas moyen de lui extorquer un serment.
Un de ces quatre, néanmoins, il devrait affronter le dilemme où s’était déjà abîmée la Radisha, quand elle avait su avec certitude que la Compagnie remplirait ses obligations et qu’il était temps pour elle de tenir ses propres promesses. Oncle Doj n’aurait pas arraché les siens à la pierre scintillante que toute sa belle loyauté s’envolerait en fumée.
On en viendrait aisément à bout le moment venu, me suis-je persuadée. « Je dois toujours aller travailler demain, lui ai-je déclaré. Et il est encore plus tard qu’il y a une heure. »
Il s’est levé, visiblement soulagé de n’avoir eu à répondre qu’à quelques questions. Un certain nombre me brûlaient pourtant les lèvres : pourquoi les Nyueng Bao, par exemple, avaient-ils pris plus fréquemment – et en s’entourant de surcroît de femmes et d’enfants – le risque d’un pèlerinage à la Porte d’Ombre alors que les Maîtres d’Ombres étaient au pouvoir ? Je le lui ai donc demandé en marchant.
« Les Maîtres d’Ombres nous y autorisaient, m’a-t-il répondu. Ça confortait leur sentiment de supériorité. Et ça nous permettait de leur faire croire que nous avions perdu la vraie Clé et que nous continuions de la chercher. Les nôtres eux-mêmes le croyaient. Seuls Ky Dam et Hong Tray connaissaient la vérité. Les Maîtres d’Ombres espéraient que nous la trouverions pour eux.
— Les Mille Voix s’en sont chargées.
— Oui. Leurs corbeaux allaient partout et entendaient tout.
— Et, à l’époque, elle avait un très sournois petit démon à sa botte. » J’ai continué de le harceler pendant tout le trajet de retour jusqu’à l’entrepôt, m’efforçant habilement de l’inciter à me révéler ses derniers secrets pour colorier davantage de territoires vierges sur la carte.
Je ne l’ai pas abusé une seconde.
Avant de me traîner jusqu’à mon lit, je suis allée rendre une brève et dernière visite à Sahra, Gobelin et Murgen. « Vous avez tout compris ?
— Le plus clair, a fait Murgen. Ce vieil esclave fourbu a encore exécuté d’autres viles besognes.
— Vous croyez qu’il m’a dit la vérité ?
— En gros, a laissé tomber Sahra. Je n’ai relevé aucun mensonge flagrant, mais je ne pense pas qu’il t’ait tout dit.
— Bien sûr que non. Il reste un Nyueng Bao dans l’âme, de la pointe des cheveux au petit bout de ses orteils racornis. Et un sorcier, qui plus est.
— Un corbeau blanc vous a suivis, a déclaré Gobelin avant que Sahra n’ait eu le temps de s’offusquer.
— Je l’ai vu. Je l’ai pris pour Murgen.
— Ce n’était pas Murgen, a rectifié ce dernier. J’étais là, désincarné. Tout comme maintenant.
— C’était quoi, alors ? Et qui, surtout ?
— Je n’en sais rien », a-t-il protesté.
Je ne l’ai pas entièrement cru. Mon flair me trompait peut-être, mais j’aurais juré qu’il nourrissait de sévères soupçons.