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Mince ! Aridatha Singh était presque assez beau pour me faire renoncer à mon vœu de célibat. Il était sublime. Grand, bien découplé, un sourire magnifique dévoilant des dents superbes même quand il était tendu. Des manières impeccables. Un gentilhomme dans toute l’acception du terme, hormis la naissance.

« Votre mère devait être merveilleusement belle, lui ai-je déclaré.

— Je vous demande pardon ?

— Rien. Strictement rien. On m’appelle Roupille, ici. Et vous êtes Aridatha. Ces présentations suffiront.

— Qui donc êtes-vous tous ? Et pourquoi suis-je là ? » Il ne menaçait pas, ne tempêtait pas. Étonnant. Les Tagliens se rendent rarement compte que c’est en pure perte.

« Vous n’avez pas besoin de savoir qui nous sommes. Vous êtes là pour rencontrer un homme que nous détenons. Ne lui laissez pas entendre que vous serez relâché au terme de votre entrevue. Il n’aura pas cette chance. Suivez-moi.

— Vous êtes une femme, n’est-ce pas ? s’est étonné Aridatha Singh peu après.

— La dernière fois que j’ai vérifié. Nous y sommes. Cet homme se nomme Narayan. Lève-toi, Narayan ! Tu as de la visite. Je te présente Aridatha. Comme promis. »

Aridatha m’a fixée, s’efforçant de comprendre. Narayan dévisagea le fils qu’il n’avait jamais vu et, l’espace d’un instant, crut voir en lui quelque chose qui le fit fondre. Je pouvais donc l’atteindre et le toucher, ai-je pressenti, à condition de ne pas lui donner l’impression que je l’incitais à trahir Kina.

J’ai reculé d’un pas et attendu la suite. Il ne s’est rien passé. Aridatha continuait de se retourner pour me jeter des coups d’œil à la dérobée. « Dois-je envoyer chercher aussi Khaditya et Sugriva ? ai-je fini par lui demander, à bout de patience. Et leurs enfants ? »

C’était à la fois une manière de menacer Narayan et d’expliquer à Aridatha qu’il avait été enlevé en raison de son appartenance à une famille bien précise. Je me suis aussitôt rendu compte qu’il commençait à entrevoir la vérité. Lorsqu’il a reporté le regard sur moi, son œil brillait d’un éclat tout à fait différent.

« On ne peut pas en dire grand bien, selon moi, mais on ne peut pas lui reprocher d’être un mauvais père. Le destin ne lui a pas permis de donner la preuve de ses aptitudes, bonnes ou mauvaises, à la paternité. » Sauf en ce qui concernait sa fille, pour qui il avait fait tout son possible en dépit de son indifférence. « Il est d’une grande loyauté. »

Aridatha a brusquement pris conscience qu’il ne s’agissait nullement de lui. Qu’il n’était qu’une sorte de levier destiné à émouvoir Narayan Singh. Le Narayan Singh, l’infâme chef de la secte des Étrangleurs.

Aridatha a encore gagné mon cœur en carrant ses épaules avant d’avancer d’un pas pour étreindre convenablement son père. Sans aucune chaleur, sans doute, mais avec la plus extrême correction.

Je les ai observés pendant qu’ils cherchaient un terrain d’entente. Un point de départ. Et ils l’ont assez promptement trouvé ! Nous n’avions jamais déniché aucune preuve nous autorisant à dénier l’affection que Narayan Singh portait à sa Lily. Aridatha avait une très haute opinion de sa mère.

« Ce type est un authentique chef-d’œuvre, pas vrai ? »

J’ai sursauté. Je n’avais rien entendu, mais Arpenteur-du-Fleuve était planté derrière moi et il n’a jamais été très doué pour avancer à pas de loup. Ne me restait plus qu’à en tirer cette épouvantable conclusion : Aridatha me faisait réellement de l’effet.

« Oui. Effectivement. Et je ne sais pas trop pourquoi.

— Je vais te le dire, moi. Il me rappelle Saule Cygne. Un gars franc du collier. Mais brillant. Et encore assez jeune pour n’être pas pourri par la vie.

— Arpenteur ! Tu devrais t’entendre. Tu frises l’intelligence.

— Ne va surtout pas en parler aux autres. Qu’un-Œil risquerait de comprendre pourquoi il ne me plume au tonk qu’une fois sur deux. » Il s’est remis à dévisager Aridatha. « Et joli garçon, qui plus est. Mieux vaut le cacher à ton bibliothécaire. Ils fileraient le parfait amour. »

Encore un cœur brisé. « Tu crois ? À quels indices…

— Je n’en sais rien. Je peux me tromper.

— Quand doit-il rentrer ? Peut-on le garder ici toute la nuit ?

— Tu comptes tenter ta chance ? »

Arpenteur n’a pas l’habitude de me chambrer ; je l’avais donc sûrement bien mérité. « Non. Pas comme tu crois. La canaille en moi vient d’avoir une idée. Présentons-le à la Radisha avant de le relâcher.

— Tu joues les entremetteuses ?

— Non. Je montre simplement à un type réglo que sa souveraine n’est plus au Palais. Il accréditera les rumeurs. Car il dit toujours la vérité.

— On ne risque rien.

— Tiens-moi ces deux-là à l’œil. Je vais aller parler à la Femme. »

Arpenteur arqua un sourcil. Seul Cygne donnait encore ce surnom à la Radisha. « Tu prends de mauvaises habitudes.

— Sûrement. »