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« Que s’est-il passé ? » s’est enquise Sahra dès son entrée, avant même de s’être débarrassée des loques de Minh Subredil. J’étais toujours Dorabee Dey Banerjae.

« On a perdu Murgen je ne sais comment. Gobelin et Qu’un-Œil croyaient l’avoir enraciné, mais il a déguerpi pendant que nous étions tous dehors et je ne sais pas comment le rappeler.

— Je parlais du Jardin des Voleurs. Volesprit s’y trouvait. Le stratagème qu’elle avait en tête n’a pas fonctionné, mais, à son retour, elle avait changé du tout au tout. Je n’ai pas réussi à entendre tout ce qu’elle a dit à la Radisha, mais je suis sûre qu’elle a trouvé ou compris quelque chose qui a entièrement modifié son comportement. Comme si tout avait brusquement cessé de l’amuser.

— Oh ! ai-je fait. Je n’en sais rien. Murgen pourra peut-être nous renseigner. Si nous parvenons à remettre la main dessus. »

Gobelin nous a rejointes. Il poussait Qu’un-Œil devant lui, assoupi dans le fauteuil roulant de rechange de Banh Do Trang. « Ils dorment paisiblement, a-t-il annoncé. Drogués. Narayan était en plein désarroi. La fille l’a pris plutôt sereinement. Nous devons pourtant nous inquiéter d’elle.

— Qu’est-ce qui cloche chez lui ? ai-je demandé en montrant Qu’un-Œil.

— Il est épuisé. C’est un très vieil homme. J’aimerais que tu fasses preuve de la moitié de son énergie quand tu auras la moitié de son âge.

— Pourquoi devrions-nous nous inquiéter d’elle ? a demandé Sahra.

— Parce que c’est la fille de sa mère. Son talent n’est pas encore très développé parce qu’elle n’a pas eu de professeur, mais elle possède naturellement toutes les capacités innées pour devenir une puissante sorcière. Tout aussi puissante que sa mère, peut-être, mais dénuée du sens moral rudimentaire de Madame. Elle pue littéralement la magie…

— Elle ne pue pas que cela, a gazouillé Qu’un-Œil. Avant toute chose, il faudrait plonger cette douce enfant dans une vasque d’eau bien chaude, ajouter trois ou quatre louches de savon à lessive et laisser mariner pendant une bonne semaine. »

Sahra et moi avons échangé un regard. Si elle sentait assez mauvais pour offenser la narine de Qu’un-Œil, elle devait réellement être mûre à point.

Gobelin souriait d’une oreille à l’autre, mais il a résisté à la tentation.

« J’ai appris que tu étais tombé sur la Protectrice, ai-je dit.

— Elle attendait qu’il se passe quelque chose, postée sur une terrasse ou je ne sais où. Il s’est bien passé quelque chose, mais pas ce qu’elle espérait Au bout de deux ou trois boules de feu, elle a rentré la tête dans les épaules et n’a plus moufté.

— Tu es sûr de n’avoir pas été suivi en rentrant ? »

Connaissant les enjeux, je savais déjà la réponse. S’ils avaient nourri le moindre doute, ils n’auraient même pas approché du QG. Mais je devais poser la question tout en sachant que, s’ils avaient échoué, l’entrepôt serait d’ores et déjà infesté de Gris.

« Nous étions prêts à semer les corbeaux.

— Tous sauf un, a grommelé Qu’un-Œil.

— Lequel ?

— J’en ai aperçu un blanc sur un toit. Mais il n’a pas tenté de nous suivre. »

Sahra et moi avons encore échangé un regard. « Je vais me changer, me détendre et manger un morceau, a-t-elle déclaré. Retrouvons-nous dans une heure. Si tu en as la force, Gobelin, essaie de ramener Murgen.

— C’est toi la nécromancienne.

— Mais c’est toi qui t’es vanté de l’avoir enraciné. Une heure. »

Gobelin s’est mis à maugréer dans sa barbe. Qu’un-Œil a gloussé mais ne lui a pas proposé son aide. « Tu te sens enfin prête à tuer ton bibliothécaire ? » m’a-t-il demandé.

Je ne lui en ai rien dit, mais je me sentais ce soir nettement plus ouverte à cette suggestion. Surendranath Santaraksita semblait soupçonner Dorabee Dey Banerjae d’être bien davantage que ce qu’il prétendait. À moins que je ne fusse assez parano pour entendre des choses qu’il n’avait pas voulu exprimer. « Ne te préoccupe donc pas pour maître Santaraksita. Il se montre très bon envers moi. Il m’a annoncé aujourd’hui que je pouvais consulter tous les livres que je souhaitais. Y compris ceux de la réserve interdite.

— Wouah ! a soufflé Qu’un-Œil. Quelqu’un a enfin trouvé le chemin de ton cœur. Qui eût cru qu’un livre y suffirait ? Cite-m’en un seul après moi, greluchonne. »

J’ai agité l’index sous son nez. « Je te ferais bien sauter ton dernier chicot en te traitant de fruit blet, mais on m’a élevée dans le respect de mes aînés… fussent-ils gâteux et atteints de démence sénile. » En dépit de son monothéisme prépondérant, ma religion se teinte fortement de culte des ancêtres. Tout Vehdna croit que ses aïeux entendent ses prières et peuvent intercéder en sa faveur auprès de Dieu et de ses saints. Du moins s’il a l’impression d’avoir été correctement traité. « Je vais suivre l’exemple de Sahra.

— Si jamais tu veux t’entraîner pour ton nouveau petit copain, tu n’as qu’à m’appeler. » Son caquètement s’est interrompu abruptement ; mère Gota m’avait contournée en claudiquant. Quand j’ai regardé derrière moi, il semblait de nouveau profondément endormi. Sans doute un autre vieil imbécile avait-il parlé par sa bouche.

 

Durant le siège de Jaicur, je m’étais promis de ne plus jamais faire la difficile en matière de nourriture. Chaque fois qu’on m’offrirait quelque chose à manger, je répondrais par un grand « merci ! » accompagné d’un sourire reconnaissant. Mais le temps a le don d’écorner les vœux les plus pieux. Je n’étais pas moins écœurée que Qu’un-Œil et Gobelin de ce sempiternel régime de riz et de poisson fumé. L’éventuel plat de riz au poisson destiné à varier l’ordinaire n’y changeait pas grand-chose. Je reste persuadée que le manque d’humour des Nyueng Bao découle directement de leur régime alimentaire.

Je suis tombée sur Sahra qui, baignée et relaxée, avait défait ses cheveux et paraissait dix ans de moins de sorte qu’on comprenait aisément pourquoi elle avait fait fantasmer tous les jeunes gens une décennie plus tôt. « Il me reste encore un peu de l’argent que j’ai confisqué dans le Sud à un gars qui avait choisi le mauvais camp », lui ai-je déclaré en agitant sous ses yeux un minuscule morceau de poisson pris en tenaille entre deux baguettes de bambou. Les Nyueng Bao refusent systématiquement d’adopter les couverts novateurs que toutes les autres peuplades de cette région du monde utilisent depuis des siècles. Les employés attachés aux cuisines de l’entrepôt de Do Trang sont tous des Nyueng Bao.

« Quoi ? » Sahra était totalement mystifiée.

« J’y renoncerai. Si nous pouvons nous offrir un cochon avec. » Les Vehdnas ne sont pas censés manger de porc. Mais j’ai commis l’erreur de naître femme, si bien qu’on ne m’a sans doute pas réservé ma place au paradis. « Ou n’importe quoi, à condition que ça ne se déplace pas dans l’eau de cette manière. » J’ai fait frétiller ma main libre.

Sahra n’a pas compris. Ce qu’elle absorbait lui était indifférent pourvu qu’elle mangeât un minimum. Poisson et riz jusqu’à la fin des temps lui auraient parfaitement convenu. Et peut-être n’avait-elle pas tort. Des milliers de gens se contentent de chhatu parce qu’ils ne peuvent pas s’offrir du riz. Sans compter tous ceux qui n’ont même pas de quoi se payer à manger. Mais Volesprit, ces derniers temps, semblait s’employer à réduire leur nombre.

Elle était en train de m’informer d’une rumeur qui courait en ville, selon laquelle un autre disciple du Bhodi comptait se présenter au portail du Palais pour demander audience à la Radisha. Mais nous approchions de la zone éclairée où nous ourdissions nos forfaits nocturnes et ce qu’elle a vu l’a fait piler net.

« Nous devons absolument trouver le moyen de le faire accompagner par un des nôtres… ai-je commencé.

— Que diable fiche-t-il ici ? » a-t-elle gronde.

Je voyais la même chose qu’elle à présent. Oncle Doj était de retour, sans doute bien décidé à partager de nouveau notre existence. Cette arrivée inopinée était aussi intéressante que suspecte.

J’ai aussi trouvé intéressant que Sahra s’exprimât en taglien quand elle était tendue. Elle avait avec son propre peuple quelques points de désaccord irrémédiables, encore que personne dans l’entrepôt n’employât le nyueng bao. Sauf mère Gota, dans le seul dessein d’enquiquiner les autres.

Oncle Doj est un petit bonhomme trapu encore tout noueux de muscles et de tendons (en dépit de ses soixante-dix ans), et, depuis quelques années, de mauvais caractère. Il porte sempiternellement une longue épée légèrement incurvée qu’il appelle Bâton de Cendre. Cette épée est son âme. Il me l’a dit en personne. C’est une espèce de prêtre, mais il ne se donne jamais la peine de s’en expliquer. Sa religion, néanmoins, fait appel aux arts martiaux et aux épées sacrées. En réalité, il n’est l’oncle de personne. « Oncle » est un titre de respect chez les Nyueng Bao et tous le considèrent comme un personnage hautement respectable.

L’oncle Doj, depuis le siège de Jaicur, ne cesse d’entrer et de sortir de notre vie et de nous apporter plus de distraction que de réelle contribution. On l’avait dans les jambes des années d’affilée puis il disparaissait brusquement pendant des semaines, des mois ou des années. Sa dernière absence avait duré près d’un an. Lorsqu’il était reparu, il n’avait pas daigné nous expliquer ce qu’il avait fait ni où il s’était rendu, mais, si l’on s’en tenait tant aux observations de Murgen qu’aux miennes, il ne faisait aucun doute qu’il cherchait diligemment sa Clé.

« Ta mère a-t-elle quitté l’entrepôt aujourd’hui ? ai-je demandé à Sahra, intriguée par cette subite réapparition juste après ma révélation.

— Je me suis aussi posé la question. Ça vaudrait peut-être la peine de creuser. »

Les relations entre mère et fille n’étaient pas particulièrement chaleureuses. Murgen n’en constituait pas le motif mais commençait à en devenir le symbole.

Oncle Doj était censément un sorcier de moindre envergure. Je n’en ai jamais vu la preuve de mes yeux, sauf son incroyable adresse au maniement de Bâton de Cendre. Il était vieux, ses articulations commençaient à se raidir et ses réflexes perdaient de leur rapidité. Mais personne à ma connaissance ne pouvait rivaliser avec lui. Loin s’en faut. Et je n’ai encore jamais vu quelqu’un consacrer, comme lui, sa vie entière à un morceau d’acier.

Peut-être détenais-je néanmoins la preuve qu’il était un sorcier, me suis-je finalement persuadée. Les labyrinthes tissés par Qu’un-Œil et Gobelin pour nous épargner l’embarras d’irruptions inopinées ne lui avaient jamais posé aucun problème. Ces deux-là seraient bien inspirés de le ficeler et de le cuisiner jusqu’à ce qu’il leur explique comment il s’y prenait.

« Comment comptes-tu réagir ? » ai-je demandé à Sahra.

Sa voix était tranchante comme le silex. « En ce qui me concerne, on pourrait parfaitement lui faire subir le même sort qu’à Singh et la Fille de la Nuit.

— L’ennemi de mon ennemi est mon ennemi, Pas vrai ?

— Je n’ai jamais beaucoup aimé Doj. Selon les critères nyueng bao, c’est un homme honorable et respecté, un héros digne de notre révérence. Mais il incarne tout ce que je trouve détestable dans mon peuple.

— Taciturne ? C’est ça ? »

Elle a ébauché un sourire. Elle n’était pas moins fautive en ce domaine que la plupart des Nyueng Bao. « C’est dans le sang. »

Tobo nous a vues en train d’observer et de bavarder. Il a foncé droit sur nous, assez excité pour en oublier qu’il était un jeune homme bourru. « Oncle Doj est là, m’man.

— C’est ce que je vois. Il a expliqué ce qu’il voulait cette fois-ci ? »

Je lui ai effleuré le bras pour la mettre en garde. Inutile de commencer à se chamailler.

Doj était conscient de notre présence, bien entendu. Je ne connais aucun homme plus attentif à son environnement. Il pouvait fort bien avoir entendu nos chuchotis. Je me garderais bien d’imaginer que le temps ait amoindri ses facultés auditives. Il engloutissait du riz sans nous prêter aucune attention.

« Va le saluer, ai-je dit à Sahra. Il me faut quelques secondes pour me composer un visage.

— Je devrais envoyer chercher les Gris. Leur demander de faire une descente sur l’entrepôt. Je suis trop fatiguée pour tout ça. » Elle n’avait même pas pris la peine de baisser le ton.

« M’man ? »