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« Des témoins ont pu assister à tous nos faits et gestes, ai-je déclaré à mes troupes rassemblées. Quand le bruit de la disparition de la Radisha commencera de se répandre, tous ces gens s’en souviendront et chercheront à aider aux recherches. Volesprit a la main, paraît-il, s’agissant de séparer le bon grain de l’ivraie.
— Elle a surtout le don d’invoquer les instances surnaturelles capables de flairer la bonne piste parmi des milliers », a suggéré Saule Cygne.
Sa présence venait de ce qu’il avait accepté de s’occuper de la Radisha. Quand elle se rendrait compte, à son réveil, que ses vieux démons l’avaient de nouveau rattrapée, elle risquait de frôler la crise de nerfs.
« Comptez-vous décamper, oui ou non ? » a demandé Banh Do Trang. Le vieil homme était à deux doigts de s’effondrer. Il s’était mis au travail avant l’aube.
« Le pouvons-nous ? me suis-je enquise.
— À l’instant même, si la situation devenait franchement désespérée. Il faudrait néanmoins patienter quelques heures que les barges soient complètement chargées. »
Mais nul ne souhaitait vraiment partir. Pas encore. Nombre de nos hommes avaient noué des liens en ville. Chacun devait mener à son terme quelque affaire en cours. La vie, quoi ! La même situation s’était reproduite un nombre incalculable de fois dans le passé de la Compagnie.
« Tu n’as toujours pas obtenu de Narayan qu’il te remette la Clé, a fait remarquer Sahra.
— Je vais lui parler. Arpenteur est-il rentré ? Non ? Et Kendo ? Poche ? Spiff ? » Plusieurs des nôtres sillonnaient encore Taglios, chargés de missions spéciales. Ce brave vieux Qu’un-Œil avait envoyé Poche et Spiff, nos deux derniers hommes, tout juste compétents, assassiner Adoo le portier ; Murgen avait réussi à déterminer qu’il avait déclenché en personne toute cette effervescence à la bibliothèque. En outre, Adoo savait désormais peu ou prou dans quel quartier je vivais.
« Kendo est en train de franchir le réseau de sortilèges, m’a appris Qu’un-Œil. Pour un homme lardé d’une douzaine de coups de couteau, Arjana Drupada m’a l’air en assez bonne forme. Minute… »
Murgen a marmotté quelques mots. Il tonnait et grêlait dehors. Je n’ai strictement rien compris.
« Murgen déclare que c’est déjà commencé à Semchi. Furtif a frappé alors qu’ils commençaient à lever le camp. Les coupant de leur arsenal.
— Flûte ! ai-je fait. Flûte, flûte et re-flûte !
— Que t’arrive-t-il, greluchonne ?
— Furtif aurait dû attendre qu’ils tentent un mauvais coup contre l’Arbre du Bhodi. Maintenant, personne ne comprendra pourquoi ils ont été agressés.
— Voilà pourquoi tu ne t’es jamais trouvé de fripon.
— Hein ?
— Tu en demandes toujours trop. Tu as dépêché Furtif là-bas pour massacrer des gens. À moins que tu ne lui aies ordonné de faire de ce carnage une sorte de représentation théâtrale où tous les nôtres devraient se battre une main dans le dos, il va l’expédier rapidement et salement, en faisant encourir à ses gars le moins de risques possible.
— Je croyais qu’il avait compris que…
— Tu as cru, greluchonne ? À ce stade de ta carrière ? Toi qui dois consulter une liste de vérifications rien que pour lacer tes bottes ? »
Il me tenait. Et bien. J’ai tenté d’éluder. « Si nous décidons d’évacuer, il faudra envoyer quelqu’un à Furtif pour lui fixer rendez-vous.
— Ne change pas de conversation. »
Je me suis retournée. « A-t-il besoin de soins, Kendo ?
— Drupada ? Il ne saigne pratiquement plus.
— Alors allons lui présenter son nouveau compagnon de chambre. » En me prenant sur le fait, Qu’un-Œil m’avait rendue mauvaise. Le moment semblait bien choisi pour déverser mon fiel sur l’ennemi. « Les autres, tâchez de bien soigner la Radisha. Qu’on ne nous reproche rien. Pas même un mal blanc. »
Le Surineur a dodeliné de la tête et marmonné quelques mots dans sa barbe.
« Hé, toi, le vieux cochon ! ai-je lancé à l’inspecteur général des Archives. Je ne tiens pas à t’entendre clamer sur les toits que la Compagnie ne sait pas pourvoir aux besoins de ses invités, alors je te présente ton nouvel esclave sexuel. Sans doute a-t-il la dent un peu plus longue que tu ne l’aurais souhaité, mais ça n’aura qu’un temps ; la Protectrice ne devrait pas tarder à venir à ta rescousse. »
Kendo a plaqué sa botte contre l’arrière-train de Drupada et poussé. Le Purohita est entré dans la cage. Gokhale et lui se sont réfugiés dans des coins opposés en se jetant des regards mauvais. La nature humaine étant ce qu’elle est, chacun devait rendre l’autre responsable de sa détresse.
« Repose-toi maintenant, ai-je suggéré à Kendo. Va manger un morceau. Piquer un roupillon. Mais ne t’approche pas de la fille.
— Eh, j’avais pigé la première fois, Roupille. D’autant qu’elle s’est mise à jouer les somnambules. Alors détends-toi.
— Donne-moi une bonne raison de le faire.
— Pourquoi on se contente pas de la zigouiller ?
— Parce qu’on a besoin de Singh pour nous aider à ouvrir la Porte d’Ombre. Et il n’acceptera que s’il est persuadé que nous ne nuirons pas à la Fille de la Nuit.
— Je ne connais intimement aucun des Captifs. Ne te sens surtout pas obligée de les sauver en mon nom.
— Je m’y sens obligée au nom de la Compagnie, Kendo. Nous ferions la même chose pour toi si tu étais à leur place.
— Tu parles ! Bien sûr. » Kendo fait partie de ces gens qui voient toujours le mauvais côté des choses.
« Va te reposer. » Je suis allée discuter avec Narayan en attendant que Murgen nous ponde un rapport sur ce qui se passait au Palais.
Je ne tenais pas à fuir, pourtant je me doutais que la Compagnie devrait très bientôt lever le camp. Mais il fallait tout d’abord savoir comment Volesprit réagirait au kidnapping de la Radisha. Et sortir Gobelin du Palais.
Si Volesprit ne nous fondait pas dessus en hurlant comme une tempête de mousson, j’allais salement m’inquiéter de ce qu’elle manigançait.
« J’ai passé une excellente journée, monsieur Singh, merci. Tout s’est parfaitement mis en place au bon moment, grâce à une planification mûrement réfléchie et un peu d’initiative inspirée. Un seul dernier détail pourrait ajouter à sa perfection. » J’ai humé l’air. À croire que Qu’un-Œil et consorts distillaient un nouveau stock. Sûrement pour ne pas manquer au cas où nous devrions lever le camp en vitesse.
J’ai donné dans les peaux de je ne sais quel animal un grand coup de pied qui les a envoyées valser vers la cage de Singh, puis je me suis installée pour lui narrer par le menu les derniers ragots, en ajoutant au passage : « Aucun des vôtres n’a l’air de s’inquiéter de vous deux. Sans doute vous montriez-vous un peu trop discrets. Si votre culte devait disparaître intégralement parce que ses adeptes sont restés assis sur leur cul en se demandant ce qui se passait, ce serait vraiment déplorable.
— On m’a annoncé que j’étais libre de passer un marché avec vous. » Narayan ne semblait éprouver aucune crainte aujourd’hui. Comme s’il avait repris du poil de la bête. « Je suis prêt à vous parler de l’objet que vous recherchez, à condition d’avoir la garantie absolue que la Compagnie noire ne fera jamais de mal à Fille de la Nuit.
— “Jamais” me paraît un délai un tantinet exagéré. La chance a tourné. » Je me suis levée. « Gobelin tenait justement à se mettre au travail sur elle jusqu’à la fin des temps. Je vais de ce pas l’autoriser à lui trancher quelques doigts pour vous prouver combien remords et scrupules nous étouffent peu quand nous avons affaire à certains ennemis jurés.
— J’ai proposé de vous livrer ce que vous réclamiez.
— Vous me proposez de repousser à huitaine notre condamnation à mort. Si je donnais mon consentement à de telles inepties, la sorcière à l’âme noire recommencerait d’ici dix ans à nous empoisonner et nous nous retrouverions coincés dans un dilemme désastreux : tenir parole et accepter notre destruction, ou bien faillir à notre promesse et ternir à jamais notre réputation. Je suis persuadée que vous n’êtes guère ferré en mythologie nordique. Une antique religion de cette partie du monde affirme qu’un dieu prépondérant se serait laissé égorger pour permettre à sa famille de rompre le lien d’une promesse stupide faite à un ennemi qui s’en protégeait comme une tortue de son écaille. »
Narayan m’a fixée, aussi froid qu’un cobra, attendant que je flanche. Et c’est effectivement ce qui s’est produit, parce que j’ai pris la peine de m’expliquer. Qu’un-Œil m’avait plus de cent fois conseillé de m’en abstenir. « Je ne tiens pas assez chèrement à cet ustensile pour imposer aux miens cette vulnérabilité. Et, plus spécialement, je ne prendrai aucun engagement au nom de ceux qui sont enterrés. D’un autre côté, peut-être consentirez-vous à prendre celui de ne jamais plus tenter de nuire à la Compagnie si vous sortez d’ici vivant. Et à aller trouver le capitaine et le lieutenant pour leur demander pardon de leur avoir volé leur enfant. »
À cette seule suggestion, il s’est révulsé. « Elle est l’Enfant de Kina. La Fille de la Nuit. Ces deux-là sont hors jeu.
— Nous n’avons visiblement plus rien à nous dire. Je vous enverrai quelques doigts pour votre petit-déjeuner. »
Je suis allée trouver Surendranath. Le brave homme s’attelait complaisamment aux tâches auxquelles je lui avais suggéré de vaquer pour rompre l’ennui de la captivité. À ma grande surprise, je l’ai trouvé en plein travail de traduction du premier volume des annales perdues, m’a-t-il semblé, assisté par le vieux Baladitya. Ils avaient déjà retranscrit une épaisse liasse de feuillets.
« Dorabee ! s’est exclamé maître Santaraksita. Tu tombes bien ! Ton ami étranger ne cesse de nous répéter que nous ne pourrons plus disposer de vrai vélin quand nous aurons terminé ces quelques dernières feuilles. Il voudrait que nous nous servions de ces grotesques livres d’écorce qui n’ont plus cours que dans les marais. »
Avant les papier, vélin et parchemin modernes, on se servait effectivement d’écorce. J’ignore de quel arbre elle provenait. Je sais seulement qu’on en prélevait la couche intérieure pour la repasser ensuite avant d’écrire dessus. Pour confectionner un livre, on entassait les feuilles d’écorce, on perçait un trou dans l’angle supérieur gauche de la pile puis on les attachait ensemble en enfilant une ficelle, un ruban ou une chaînette dans le trou. L’écorce avait les préférences de Banh Do Trang, car elle était moins chère, plus traditionnelle et robuste que les matériaux d’origine animale.
« Je lui en parlerai.
— Je ne trouve rien là-dedans de vraiment stupéfiant, Dorabee.
— Je m’appelle Roupille.
— Ce n’est pas un nom ! C’est une tare ou une maladie. Je préfère Dorabee. Je t’appellerai Dorabee.
— Appelez-moi comme vous voulez. Je saurai à qui vous vous adressez. » J’ai lu un ou deux feuillets. Il avait raison. « C’est d’un ennui mortel. On dirait un livre comptable.
— C’en est effectivement un. Du moins en partie. L’auteur part du principe que ses lecteurs savent d’ores et déjà tout ce que tu souhaites connaître. Il n’écrivait pas pour la postérité ni mémo pour la génération suivante. Mais il comptabilisait les clous de fer à cheval, les hampes de javelot et les selles. Tout ce qu’il sait dire de leur combat, c’est que les sous-officiers et officiers subalternes ne déploient pas un enthousiasme excessif pour s’approprier les armes perdues ou abandonnées par l’ennemi vaincu, et préfèrent attendre l’aube pour aller les glaner sur le champ de bataille. De sorte que les pillards et la paysannerie locale s’arrogent les meilleures de plein droit.
— Je constate qu’il ne se donne pas la peine de décliner un seul nom de personne ni de lieu. » J’avais commencé ma lecture pendant que le maître parlait. Je peux lire et écouter en même temps, en dépit de ma condition de femme.
« Il précise en revanche les dates et les distances. Le contexte laisse entendre qu’il utilise les systèmes de mesure appropriés. On peut le deviner. Mais ce que je commence déjà à me demander, Dorabee, c’est pourquoi nous redoutons mortellement ces gens depuis des générations. Ce livre ne nous apprend rien qui puisse corroborer nos craintes. Il parle d’une troupe de petits hommes d’humeur morose, qui auraient pris bien à contrecœur la route d’une contrée où ils ne désiraient pas se rendre. Tout cela pour des raisons qui leur restaient incompréhensibles et pleinement persuadés que leur mission non précisée ne durerait que quelques semaines, quelques mois tout au plus, et qu’ils pourraient ensuite rentrer au bercail. Mais les mois ont passé, puis les années, puis les générations. Sans qu’ils en sachent plus. »
Ce matériau laissait également entendre qu’il nous faudrait réviser notre ancienne certitude selon laquelle toutes les Compagnies franches du Khatovar se seraient répandues dans le monde à la même époque, dans une frénésie d’incendies et de pillages et une orgie de bains de sang. La seule autre compagnie à laquelle il faisait allusion avait apparemment regagné son berceau avant même que la Compagnie noire ne se mît en marche, et, de fait, plusieurs de ses sous-offs avaient servi en tant que simples troufions dans cette bande anonyme primitive.
« Je vois, ai-je grommelé. On va traduire tout cela, faire le tri, et on n’aura pas avancé d’un pouce dans la compréhension de quoi que ce soit.
— C’est nettement plus captivant qu’une séance du bhadrhalok, Dorabee. »
Là-dessus, Baladitya a ouvert la bouche pour la première fois : « Devons-nous absolument crever de faim, Dorabee ?
— On ne vous a rien apporté à manger ?
— Non.
— Je vais m’en occuper. Ne sursautez pas si vous m’entendez hurler. J’espère que vous aimez le riz au poisson. »
J’ai réglé cette affaire puis je suis allée me terrer un moment dans mon recoin. Je me sentais un peu déprimée depuis que maître Santaraksita m’avait montré les fruits de son travail. Je m’investis parfois trop dans mes projets, j’imagine ; tant et si bien que je tombe d’autant plus haut qu’ils ne tournent pas comme je le voudrais.