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Murgen flottait comme un spectre dans les couloirs du Palais. Cette pensée l’amusait vaguement, quoique rien ne le fît plus rire. Quinze ans de tombeau peuvent sérieusement affecter le sens de l’humour.
L’immense monceau de pierres qu’était le Palais n’avait pas changé. Bon, la poussière s’était accumulée entre-temps. Et il exigeait désespérément de très sérieuses restaurations. La faute à Volesprit, qui détestait avoir des hordes de serviteurs dans les pattes. On avait renvoyé la majeure partie du personnel domestique d’origine pour le remplacer par des travailleurs journaliers.
Le Palais couronnait une colline de taille respectable. Tous les souverains de Taglios, génération après génération, y avaient pratiqué quelque ajout, non parce qu’on avait besoin de place, mais pour se plier à la tradition. Encore un millier d’années et la ville aurait complètement disparu, plaisantaient volontiers les Tagliens. Il n’en resterait que des kilomètres carrés de Palais tentaculaire. Et le plus souvent en ruine.
Ayant accepté le fait que son frère le Prahbrinarah Drah avait trouvé la mort durant les guerres contre les Maîtres d’Ombres, la Radisha Drah s’était proclamée chef de l’État, éperonnée par la peur de déplaire à la Protectrice. Traditionnellement, le clergé s’opposait à ce qu’une femme montât sur le trône, mais chacun savait désormais que celle-là occupait cette fonction depuis toujours ou presque. Sa principale faiblesse résidait dans l’ampleur des critiques la concernant. Selon les uns ou les autres, elle avait commis au moins une des deux plus graves erreurs. Voire les deux. Et d’une, en flouant la Compagnie noire alors qu’on savait que nul n’avait jamais tiré profit d’une telle trahison. Et de deux (et cette dernière bévue jouissait d’une popularité particulière chez les grands-prêtres), en commençant par la recruter. Que la terreur inspirée par les Maîtres d’Ombres eût été balayée entre-temps par la Compagnie ne constituait pas un contre-argument admissible.
Quelques personnes mécontentes partageaient la salle de réunion avec la Radisha. Les yeux se portaient d’abord instinctivement sur la Protectrice. Volesprit n’avait pas changé d’un iota : toujours la même svelte silhouette androgyne, néanmoins sensuelle, les mêmes vêtements, morion, casque et gants de cuir noir. Elle siégeait à la gauche de la Radisha, légèrement en retrait, derrière un rideau de pénombre. Elle occupait rarement le devant de la scène, mais aucun doute ne courait sur l’identité de celle qui prenait les ultimes décisions. Chaque jour, chaque heure qui passait, la Radisha découvrait une nouvelle raison de regretter d’avoir laissé ce chameau fourrer le museau dans sa tente. Elle avait manqué à sa parole en tentant d’éluder une promesse malheureuse faite à la Compagnie et payait déjà ce forfait au prix fort. La tenir lui aurait certainement été moins douloureux. Quel sort plus cruel aurait-elle pu connaître, en effet, si son frère et elle avaient aidé le capitaine à trouver le chemin du Khatovar ?
Des scribes se faisaient face à chaque extrémité de la table installés à des pupitres et séparés par une quinzaine de pas ; ils s’efforçaient vaillamment de consigner tout ce qui se disait par écrit. Un des groupes servait la Radisha et l’autre était à la solde de Volesprit. On avait parfois assisté à des désaccords après coup sur les décisions prises durant le Conseil privé.
Une table de douze pieds de long sur quatre de large se dressait face aux deux femmes. Quatre hommes étaient assis derrière sa masse encombrante. Saule Cygne occupait l’extrémité de gauche. Sa chevelure d’or, naguère si magnifique, avait grisonné, filasse, et se raréfiait singulièrement au sommet. Cygne était un étranger. C’était aussi un paquet de nerfs. On lui avait confié un boulot auquel il ne tenait pas, mais il lui était impossible d’y renoncer. Saule Cygne chevauchait le tigre.
Il dirigeait les Gris. Du moins aux yeux du grand public. En réalité, ce n’était qu’un homme de paille. Lorsqu’il ouvrait la bouche, les mots qui s’en échappaient étaient du pur Volesprit. La vindicte populaire normalement dirigée contre la Protectrice se reportait désormais sur lui.
Trois chiens courants de grands-prêtres, qui devaient leur situation à Volesprit, étaient assis à côté de lui. De petits hommes parvenus à de hautes fonctions. Leur présence au Conseil privé était une simple formalité. Ils ne participeraient à aucun débat mais recevraient sans doute des instructions. Leur seule fonction était de soutenir Volesprit et d’abonder dans son sens lorsqu’elle prenait la parole. De manière significative, tous trois appartenaient à un culte gunni. Si la Protectrice recourait aux Gris pour maintenir l’ordre, les Shadars n’avaient pas voix au chapitre, du moins dans le Conseil privé. Pas plus que les Vehdnas. Le mécontentement de cette dernière minorité ne cessait de couver, car Volesprit s’arrogeait trop d’attributs n’appartenant qu’à Dieu ; et les Vehdnas, incurables monothéistes, tenaient opiniâtrement à ce qu’on n’y changeât rien.
Cygne était un brave type malgré sa peur. Il parlait au nom des Shadars dès qu’il le pouvait.
Deux autres hommes de plus grande envergure étaient présents, installés à des bureaux surélevés derrière la table et perchés sur de hauts tabourets, d’où ils scrutaient tous les participants comme une paire de vieux vautours décharnés. Tous deux occupaient déjà leurs fonctions avant l’arrivée de la Protectrice, qui, s’ils ne manquaient pas de l’exaspérer fréquemment, n’avait encore trouvé aucune justification valable à leur liquidation.
Le bureau de droite était celui de l’inspecteur général des Archives, Chandra Gokhale. Ce titre était trompeur. Il n’avait rien d’un érudit couvert de lauriers. Il contrôlait les finances et l’essentiel des travaux publics. C’était un vieillard chauve et glabre, aussi mince qu’un serpent et deux fois plus venimeux, qui devait sa nomination à ce poste au père de la Radisha. Son service n’avait joui que d’une importance insignifiante jusqu’aux derniers jours des guerres contre les Maîtres d’Ombres. Celles-ci avaient accru son influence et favorisé son expansion. Et Chandra Gokhale ne répugnait jamais à s’attribuer la moindre bribe de pouvoir bureaucratique passant à sa portée. C’était un supporteur dévoué de la Radisha et un ennemi invétéré de la Compagnie noire. Mais il faisait aussi partie de ces fouines qui retournent leur veste en un clin d’œil s’ils croient y trouver un avantage.
L’homme assis derrière le bureau de gauche était encore plus sinistre. Arjana Drupada était un prêtre du culte de Rhavi-Lemna, mais on n’aurait pu trouver en lui une once d’amour fraternel. Son titre officiel était Purohita, ce qui signifie plus ou moins « aumônier royal ». De fait, il était le porte-parole des prêtres auprès de la Cour. Ceux-ci l’avaient imposé à la Radisha à une certaine époque, quand elle s’efforçait désespérément, au prix de force concessions, de rallier des soutiens à sa cause. Comme Gokhale, Drupada s’intéressait plus à ses propres intérêts qu’à ceux de Taglios. Mais ce n’était pas un manipulateur totalement cynique. Ses fréquents sermons empreints de moralité faisaient monter la moutarde au nez de la Protectrice plus souvent que les avertissements oiseux et querelleurs, relatifs aux finances, de l’inspecteur général. On reconnaissait généralement Drupada à la tignasse blanche broussailleuse qui hérissait son crâne comme une meule de foin en bataille. L’usage du peigne lui était inconnu.
Seuls Gokhale et Drupada ne semblaient pas se rendre compte que leurs jours étaient comptés. La Protectrice de tous les Tagliens ne s’était pas spécialement entichée d’eux.
Le dernier membre du Conseil privé était absent. Ce n’était pas inhabituel. Le Grand Général Mogaba prêterait se trouver sur le terrain pour harceler ses ennemis désignés. Les querelles intestines du Palais ne lui inspiraient que répulsion.
Rien de tout cela n’’importait pour le moment. Des incidents s’étaient produits. On allait faire comparaître des témoins. La Protectrice n’était pas contente.
Saule Cygne s’est levé. Il a signifié d’un geste à un sergent des Gris de sortir de la pénombre derrière les deux vieillards. « Ghopal Singh. » Nul n’a pris garde à ce nom inusité. Sans doute un converti. On voyait des choses plus étranges. « La patrouille de Singh surveille les abords immédiats du Palais sur son flanc nord. Cet après-midi, un des gardes a découvert un moulin à prières fixé à l’un des piliers du souvenir, devant la poterne nord. Douze copies de ce sutra étaient attachées à ses ailes. »
Cygne a théâtralement présenté une petite feuille de carton à la lumière pour éclairer l’inscription. L’écriture semblait de style ecclésiastique. Mais Cygne n’avait pas pris toute la mesure de son ignorance de l’alphabet taglien. Il tenait le carton à l’envers. Il n’a néanmoins commis aucune erreur en en rapportant oralement la teneur.
« Rajadharma. Le Devoir des Rois. Sachez que la royauté est un mandat. Le roi est le plus zélé et consciencieux serviteur de son peuple. »
Il n’avait pas identifié le verset. Il était à ce point antique que certains érudits l’attribuaient à tel ou tel Seigneur de Lumière, du temps où les dieux imposaient encore des lois aux ancêtres des hommes. Mais la Radisha Drah le connaissait, elle. Tout comme le Purohita. Quelqu’un hors du Palais avait agité un index accusateur.
Volesprit avait également compris le sous-entendu. « Seul un moine bhodi songerait à châtier cette maison, déclara-t-elle. Et ils ne sont pas nombreux. » Cette secte pacifiste et moraliste était encore jeune et très réduite. Et elle avait presque autant souffert des années de guerre que les fidèles de Kina. Les Bhodis refusaient de se défendre. « Qu’on m’amène l’auteur de cet écrit, reprit-elle de la voix d’un vieillard irascible.
— Euh » fit Cygne. Ergoter avec la Protectrice était déconseillé, mais cette mission outrepassait les capacités des Gris.
Son aptitude apparente à lire dans les pensées faisait partie des plus effrayantes caractéristiques de Volesprit. Elle en était incapable, en réalité, mais ne démentait jamais. Elle préférait, en la matière, laisser les gens croire ce qu’ils voulaient. « C’est un Bhodi, déclara-t-elle à Cygne. Il se livrera de lui-même. Aucune recherche ne sera nécessaire.
— Hein ?
— Il existe dans le village de Semchi un arbre appelé parfois l’Arbre du Bhodi. Un arbre vénéré et d’un âge vénérable. Le Bhodi illuminé avait la réputation de lézarder dans son ombre. Les Bhodis voient en lui leur lieu saint le plus sacré. Annonce-leur que j’en ferai du petit-bois si l’homme qui a posé ce moulin à prières ne se présente pas à moi. Rapidement. » De la voix d’une vieille femme mesquine et vindicative.
Murgen prit mentalement note d’envoyer à Sahra un message lui suggérant d’empêcher le coupable de contacter la Protectrice. La destruction d’un lieu saint aussi respecté créerait fatalement des milliers d’ennemis à Volesprit.
Saule Cygne ouvrait déjà la bouche pour répondre, mais Volesprit l’interrompit.
« Peu me chaut qu’ils me haïssent, Cygne. Je veux seulement qu’ils m’obéissent. De toute manière, les Bhodis ne lèveront jamais la main contre moi. Ça souillerait leur karma. »
Une cynique, notre Protectrice.
« Poursuis, Cygne. »
Saule soupira. « Plusieurs autres de ces spectacles de fumée se sont tenus cette nuit. Dont le plus important qu’on ait vu jusque-là. Le sceau de la Compagnie noire apparaissait de nouveau chaque fois. » Il appela un autre témoin shadar, qui rapporta avoir été lapidé par la populace mais ne fit pas allusion au démon Niassi.
Cette nouvelle n’était pas une surprise. C’était même l’une des raisons qui avaient déclenché la convocation du Conseil privé. « Comment est-ce que ça a pu se produire ? s’enquit la Radisha sans grande conviction. Pourquoi ne pouvez-vous y mettre un terme ? Vous avez des agents à tous les coins de rue. Chandra ? » Elle en appelait à l’homme le mieux placé pour connaître le coût d’entretien de tous ces Gris.
Gokhale inclina impérialement la tête.
Tant que la Radisha procéderait à l’interrogatoire, les nerfs de Cygne tiendraient le choc. Elle ne pourrait en aucun cas lui nuire plus qu’on ne lui avait déjà nui. Pas à la façon de la Protectrice, tout du moins. « Êtes-vous déjà sortie du Palais ? lui demanda-t-il. Vous devriez vous déguiser et aller faire un tour. Comme le Saragoz du conte de fées. Toutes les rues sont grouillantes de monde. Des milliers de gens dorment par terre, si bien qu’il faut les enjamber pour progresser. Les ruelles et les venelles sont tapissées d’ordures et d’immondices humaines. La cohue est parfois si dense qu’on pourrait commettre un meurtre à dix pas d’un de mes hommes sans qu’il s’en rende compte. Ceux qui jouent à ces petits jeux ne sont pas stupides. Surtout s’il s’agit de rescapés de la Compagnie noire. Ils ont déjà survécu à tout ce qu’on a lancé à leurs trousses. Ils se servent de la foule pour s’abriter, exactement comme ils se serviraient de rochers, d’arbres et de buissons pour se mettre à couvert en rase campagne. Ils ne portent pas d’uniformes. On ne les remarque pas. Ce ne sont plus des étrangers. Si vous tenez réellement à les alpaguer, affichez un édit les exhortant à porter tous un petit chapeau de clown » L’effronterie de Cygne avait atteint son point culminant. Cette dernière audace n’était pas dirigée contre la Radisha. Volesprit, s’exprimant au nom de la princesse, avait affiché quelques proclamations mémorables pour leur absurdité. « S’ils ont baigné dans la doctrine de la Compagnie, vous ne les trouverez nulle part alentour quand se formeront les emblèmes de fumée. Jusque-là, nous n’avons même pas été capables de déterminer leur source. »
Volesprit lâcha un grognement guttural. Laissant plus ou moins entendre que Cygne était bien incapable de déterminer quoi que ce fût. Le toupet de celui-ci s’effilocha et mourut comme la mèche d’une lampe à huile. Il se mit à transpirer. Il était conscient de marcher sur la corde raide en s’opposant à cette folle. La sorcière le tolérait comme on tolère un vilain toutou, pour des raisons obscures uniquement connues d’elle et souvent motivées par un pur et simple caprice. Quitte à en prendre le contre-pied la seconde suivante.
Il n’était pas irremplaçable. D’autres en avaient fait les frais. Volesprit se moquait royalement des réalités, obstacles insurmontables ou légères difficultés. Seuls les résultats comptaient.
« Le côté positif, c’est que rien ne prouve que ces agissements ne sont pas le fait de quelques vils trublions, reprit Cygne. Pas même les rapports de nos informateurs les plus empressés. Même si l’on peut y voir la main de la Compagnie noire… et compte tenu de l’escalade de ce soir.
— Ils resteront toujours des trublions, répondit Volesprit de la voix d’une crâne adolescente. Ils ont la tête ailleurs. Ils ont perdu toute vaillance quand j’ai enterré leurs chefs. » Cela de la voix puissante d’un mâle dominant habitué à se faire obéir sans réplique. Néanmoins, ses paroles semblaient admettre, d’une manière biaisée, que les membres de la Compagnie vivaient peut-être encore ; quant aux tout derniers mots, l’inflexion qu’elle avait adoptée pour les prononcer trahissait une certaine incertitude. Quelques questions touchant à ce qui s’était réellement passé dans la plaine de pierre scintillante restaient pendantes, et Volesprit elle-même eût été bien en peine d’y répondre. « Je commencerai à m’inquiéter d’eux le jour où ils les rappelleront d’entre les morts. »
Elle ne savait rien.
En réalité, fort peu de choses s’étaient déroulées là-bas selon un plan prémédité. Son évasion, accompagnée de Cygne, n’avait été qu’un pur coup de chance. Mais Volesprit est de celles qui s’imaginent que la Fortune doit inéluctablement leur sourire.
« Sans doute vrai, reprit Saule. Mais d’une signification qui reste très marginale, si j’ai bien compris vos semonces.
— D’autres forces sont à l’œuvre, rétorqua la Protectrice d’une voix sibylline, lourde de mauvais présages.
— Les Félons ont fait parler d’eux », annonça soudain la Radisha à la stupéfaction générale. Le fantôme espion ne fut pas le moins estomaqué. « Nous avons reçu récemment des rapports de Dejagore, Meldermhai, Ghoja et Danjil : des hommes y auraient été assassinés à la manière traditionnelle des Étrangleurs. »
Cygne avait repris du poil de la bête. « Seuls les tueurs savent réellement ce qui s’est passé quand les Étrangleurs ont opéré de manière traditionnelle. Ce ne sont pas de vulgaires meurtriers. Les cadavres participent ensuite à des rituels religieux avant d’être enterrés dans un lieu consacré. »
La Radisha ignora ces observations. « Un étranglement s’est déroulé ici aujourd’hui. En plein Taglios. Perhule Khoji en a été la victime. Il est mort dans une maison de joie. Un établissement spécialisé dans les très jeunes filles. Ces maisons ne sont plus censées exister, mais elles perdurent. » C’était une accusation non déguisée. Les Gris étaient chargés d’anéantir ces commerces. Mais ils travaillaient pour la Protectrice et la Protectrice s’en contrefichait. « J’imagine qu’on trouve encore tout et n’importe quoi sur le marché. »
D’aucuns rendaient la Compagnie noire responsable de l’effondrement moral de tout l’empire. D’autres blâmaient la famille régnante. Quelques-uns accusaient même la Protectrice. Peu importait à qui incombait réellement la faute, ni même que la plupart de ces perversions eussent préexisté à la première hutte de boue édifiée sur le fleuve. Taglios avait changé. Et les désespérés feront toujours des pieds et des mains pour survivre. Seul un imbécile pouvait s’attendre à de jolis résultats.
« Qui donc était ce Perhule Khoji ? » s’enquit Cygne. Il jeta un regard par-dessus son épaule. Le scribe qui lui était personnellement affecté consignait toute la réunion dans la pénombre, au fond de la salle. Il se demandait surtout comment la Radisha pouvait avoir eu vent de ce meurtre quand lui-même n’en était pas encore informé. « Il me semble l’avoir bien cherché, non ? Vous êtes certaine qu’une de ses turpitudes avec les jeunes donzelles n’aurait pas plutôt mal tourné ?
— Sans doute Khoji aura-t-il bien mérité son sort, la Radisha d’une voix empreinte d’amer sarcasme. C’était un Vehdna et il doit à présent, j’imagine, en débattre avec son dieu. Sa moralité ne nous concerne pas, Cygne. Mais sa fonction oui. C’était un des principaux assistants de l’inspecteur général. Il collectait les impôts dans le Checca et les régions orientales du littoral. Son décès risque de soulever des problèmes pendant plusieurs mois. Les régions placées sous sa juridiction étaient nos plus productifs contribuables.
— Peut-être quelqu’un lui devait-il…
— Sa jeune partenaire a survécu. Et il a appelé au secours. Les hommes qui sont chargés de jeter les trouble-fête à la rue dans ce genre d’institutions sont accourus. Les coupables sont bel et bien des Étrangleurs. C’était un assassinat initiatique. Le candidat Étrangleur était un incapable. Néanmoins, avec l’aide de deux bloque-bras, il a réussi à briser la nuque de Khoji.
— On les a donc capturés ?
— Non. Celle qu’on nomme la Fille de la Nuit était présente. Elle supervisait l’initiation. »
Les gros bras avaient dû faire dans leur froc en la reconnaissant. Gunnis et Shadars refusaient de croire que la Fille de la Nuit ne fût qu’une jeune femme particulièrement malfaisante. Ils voyaient en elle une figure mythique. Rares étaient les Tagliens appartenant à ces deux religions qui auraient osé s’opposer à elle.
« D’accord, concéda Cygne. Ça prouverait effectivement qu’il s’agit d’authentiques Étrangleurs. Mais comment ont-ils reconnu la Fille de la Nuit ?
— Elle leur a dit qui elle était, espèce de demeuré ! aboya Volesprit, exaspérée. “Je suis la Fille de la Nuit. L’Enfant des Ténèbres à venir. Venez à ma mère ou vous serez la proie des bêtes de la dévastation à l’avènement de l’Année des Crânes” Les typiques inepties mystiques. » Volesprit utilisait la voix monocorde d’un érudit et d’un sceptique « Sans compter qu’elle devait être aussi livide qu’un vampire et ressembler trait pour trait à ma sœur, en plus jeune. »
La Fille de la Nuit ne craignait rien ni personne. Elle savait que Kina la Destructrice, la Mère ténébreuse et sa génitrice spirituelle, la protégerait de tout… bien que la déesse n’eût pas bougé un cil depuis plus d’une décennie. Les rumeurs qui courent sur son compte imprègnent notre société et ses bas-fonds depuis des années. Nombre de gens la croient telle qu’elle se prétend. Ce qui ne fait qu’accroître son empire sur l’imagination populaire.
Une autre rumeur, dont l’impact décroît au fil du temps, accuse la Compagnie noire d’avoir préparé l’Année des Crânes de Kina à l’époque où l’État taglien décidait de trahir ses protecteurs à gages.
Les Félons, tout comme la Compagnie, se nimbent d’une aura psychologique d’une grande puissance, excédant largement leur nombre. Leur condition de fantômes hantant la société les rend d’autant plus terrifiants.
Mais cela signifiait surtout que la Fille de la Nuit avait gagné Taglios. Et qu’elle s’y était montrée en public. Et là où l’on voyait la Fille de la Nuit, Narayan Singh, le chef des Félons, la légende ambulante, le saint vivant des Étrangleurs, n’était jamais loin derrière, la suivant comme un fidèle chacal et perpétrant lui aussi ses forfaits.
Murgen envisagea un instant d’interrompre sa mission pour prévenir Sahra de tout arrêter jusqu’à cette nouvelle fût vérifiée. Mais, quoi qu’il se passât, il était déjà trop tard.
De tous les ennemis encore debout de la Compagnie noire, Narayan Singh était le plus exécré. Ni Mogaba ni Volesprit, pourtant une vieille adversaire, n’étaient traqués avec autant d’animosité. Singh lui-même ne portait pas la Compagnie dans son cœur. Il s’était fait prendre une fois et avait passé un bon moment en captivité, tandis que des gens d’une méchanceté sans pareille prenaient un malin plaisir à lui pourrir la vie. Il aurait volontiers pris sa revanche, du moins s’il plaisait à sa déesse de l’y autoriser.
Le Conseil privé, comme à son habitude, dégénéra peu après en une séance d’empoignades et d’accusations mutuelles, tandis que le Purohita et l’inspecteur général manœuvraient chacun de son côté pour avoir barre sur l’autre, voire sur Cygne. Le Purohita pouvait compter sur le soutien des trois prêtres à la botte de Volesprit… à moins qu’elle n’eût d’autres projets. Quant à l’inspecteur général, il jouissait d’ordinaire de l’appui de la Radisha.
Ces querelles, souvent prolongées, restaient assez triviales, plus symboliques que réelles. La Protectrice veillait à ce qu’il n’en sortît rien qu’elle désapprouvât.
Au moment où Murgen s’apprêtait à se retirer sans que nul n’eût encore détecté sa présence, deux gardes royaux se précipitèrent dans la salle du conseil et se dirigèrent droit sur Saule Cygne, qui n’était pourtant pas leur commandant. Sans doute ne tenaient-ils pas à faire part de la nouvelle qu’ils apportaient à une Protectrice imprévisible, leur supérieure hiérarchique directe. Cygne prêta un moment l’oreille puis martela la table du poing. « Malédiction ! Je savais bien qu’ils étaient plus que des trublions ! » Il passa en coup de vent devant le Purohita, en lui décochant un regard méprisant. Il n’y avait pas d’amour perdu entre ces deux-là.
C’est parti, se dit Murgen. Rentrons à l’entrepôt de Do Trang, en ce cas. Il ne pouvait sans doute rien empêcher de ce qui était déjà sur rails, mais au moins faire passer le mot à ceux qui étaient restés au QG afin qu’ils se lancent le plus tôt possible aux trousses de Narayan et de la Fille de la Nuit.