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« Gentil à toi de t’être occupé de Baladitya hier, Dorabee. » Maître Santaraksita s’était arrêté près de moi. « Dans ma hâte à rassembler le bhadrhalok, je l’avais complètement oublié. Mais tu devrais te méfier : son petit-fils risque de compter sur toi pour le raccompagner à sa place. Il a déjà tenté le coup avec moi. »
Je ne le regardais pas dans les yeux, bien qu’il me tardât d’y lire ce qu’ils exprimaient. Une certaine tension dans sa voix m’apprenait qu’il avait une idée derrière la tête. Mais j’avais déjà trop laissé la bride sur le cou à Dorabee ; il ne pouvait prendre la liberté de fixer droit dans les yeux un membre de la caste des prêtres.
« Je n’ai fait que mon devoir, maître. Ne nous enseigne-t-on pas à respecter et assister nos aînés ? Si nous ne nous plions pas à cette règle dans notre jeunesse, qui nous respectera et nous assistera quand nous deviendrons vieux à notre tour ?
— En effet. Tu n’en continues pas moins de m’intriguer et même de me stupéfier, Dorabee. »
Mal à l’aise, j’ai tenté de changer de sujet de conversation. « La réunion du bhadrhalok a-t-elle porté ses fruits, maître ? »
Santaraksita a froncé les sourcils puis souri. « Tu es d’une grande subtilité, Dorabee. Non. Bien sûr que non. Nous sommes le bhadrhalok. Nous parlons. Nous n’agissons pas. » L’espace d’un bref instant, il s’est laissé aller à pratiquer l’autodérision. « Nous en sommes encore à débattre de la forme que prendra notre résistance à la Protectrice quand elle mourra de vieillesse.
— Est-ce vrai ce qu’on raconte, maître ? Qu’elle aurait quatre cents ans alors qu’elle a la fraîcheur d’une jeune vierge ? »
Peu m’importait sa réponse. Je cherchais seulement à alimenter la conversation, histoire de raffermir l’intérêt surprenant que me portait Santaraksita.
« C’est apparemment ce que tout le monde croit. Et tient des mercenaires du Nord et de ces voyageurs adoptés par la Radisha.
— Ce doit être une puissante sorcière, en ce cas.
— Est-ce que je ne décèle pas une touche de jalousie dans tes propos ?
— N’aspirons-nous pas tous à la vie éternelle ? »
Il m’a jeté un regard étrange. « Mais nous vivrons éternellement, Dorabee. Cette vie-ci n’est qu’une étape. »
Pas franchement adroit, Dorabee Dey. « Je voulais dire sur terre. Je serais pleinement satisfait de rester Dorabee Dey Baneijae. »
Santaraksita a légèrement froncé les sourcils, mais il n’a pas relevé. « Comment se passent tes études ?
— Merveilleusement, maître. Je suis particulièrement féru des textes historiques. On y découvre tant de faits passionnants.
— Parfait. Parfait. Puis-je faire quelque chose pour t’aider… ?
— Existe-t-il ou a-t-il existé une langue nyueng bao écrite ? » ai-je demandé.
Ma question l’a pris de court. « Nyueng bao ? Je l’ignore. Pourquoi voudrais-tu…
— Un écrit que j’ai aperçu près de mon domicile. Personne n’en comprend la signification. Les Nyueng Bao du secteur refusent d’en parler. Mais je ne les savais pas lettrés.
— Je tâcherai de le découvrir pour toi », a-t-il déclaré en posant brièvement la main sur mon épaule. Elle tremblait. Il a marmonné quelques mots inintelligibles et s’est éloigné en toute hâte.