51

MOSCOU
DIMANCHE 10 AVRIL
11 HEURES

L’intérieur de la cathédrale de l’Assomption resplendissait des feux conjugués de centaines de lampes et de cierges. Cette illumination fantastique était destinée, en particulier, aux caméras de télévision qui transmettaient la cérémonie, en direct, aux milliards de petits écrans du monde entier.

Lord se tenait à une place de choix, près du maître-autel. Akilina était auprès de lui. Au-dessus d’eux, quatre groupes d’icônes scintillaient dans la lumière, annonçant à l’humanité attentive que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Les deux sièges du couronnement attiraient tous les regards vers le devant de la cathédrale. L’un était le trône du second tsar de la dynastie Romanov, Alexis. Incrusté de près de neuf mille diamants mêlés de rubis et de perles, il datait de trois cent cinquante ans et depuis près d’un siècle ne représentait rien d’autre qu’une simple pièce de musée. Le siège avait été transporté la veille depuis l’armurerie du Kremlin, et Michael Thorn l’occupait à présent, très droit contre le dossier vénérable.

Près de lui, sur le trône d’ivoire, se tenait sa femme, Margaret. Son siège avait été rapporté en Russie par Sophia, la jeune épouse byzantine d’Ivan le Grand, en 1472. C’était Ivan lui-même qui avait proclamé : Deux Rome sont tombéesmais la troisième est debout. Il ny en aura pas de quatrième.

Et cependant, aujourd’hui, en ce glorieux matin d’avril, une quatrième allait naître. Un compromis entre le sacré et le séculaire en une seule entité : le tsar.

La Russie gouvernée, de nouveau, par un Romanov.

L’image de Taylor Hayes traversa, une fois de plus, l’esprit de Miles Lord. Même à présent, six mois après sa mort, le sens de la conspiration n’était pas entièrement décrypté. On chuchotait que le patriarche de l’Église orthodoxe russe, Adrian, en avait fait partie. Mais il niait farouchement toute implication dans le complot et rien, jusque-là ne permettait de prouver le contraire.

Le seul complice avéré s’appelait Maxim Zoubarev, celui qui avait torturé Lord à San Francisco. Mais avant qu’il pût être soumis aux autorités légales, son corps avait été retrouvé dans la banlieue moscovite, dans une tombe peu profonde, hâtivement creusée. Avec deux balles dans la nuque. Le gouvernement soupçonnait une machination mondiale, sur fond de mafia, mais on n’avait encore trouvé aucun témoin qui pût étayer cette hypothèse.

La menace que des inconnus maintenaient sur la monarchie naissante subsistait intacte, et Miles Lord s’inquiétait pour Michael. Mais l’avocat de Caroline du Nord s’était montré exceptionnellement courageux. Il avait charmé le peuple russe par une sincérité parfois brutale que tous avaient adorée, et même son éducation à l’américaine était considérée comme un facteur positif. Il n’était pas indifférent, à l’échelle planétaire, qu’une puissance nucléaire fût dirigée par un personnage notoirement doté de convictions mondialistes.

Michael, toutefois, n’avait négligé aucune occasion de rappeler qu’il était un Romanov, que du sang russe coulait dans ses veines et qu’il régnerait en Romanov, comme sa famille l’avait fait avant lui, pendant trois cents ans. Il avait également annoncé qu’un cabinet ministériel allait être créé pour le seconder dans l’administration du pays. Semyon Pachenko serait chargé, au nom de la Sainte Compagnie, de structurer le nouveau gouvernement. Il y aurait, enfin, une Douma élue par le peuple, qui garantirait que le pouvoir du nouveau monarque ne serait jamais absolu. Les lois internationales seraient respectées. La Russie devait s’adapter au XXIe siècle. Tout isolationnisme était désormais impossible.

À présent, cet homme simple siégeait sur le trône de diamant, avec sa femme à son côté, tous deux parfaitement conscients de leurs responsabilités nouvelles.

Des dignitaires venus du monde entier emplissaient la cathédrale. La reine d’Angleterre était là avec le président des États-Unis, les chefs d’État et les Premiers ministres de toutes les grandes nations.

Un débat s’était élevé, autour de la question du nom. Le nouveau tsar serait-il II ou III ? Le frère de Nicolas II s’était appelé Michael. Il était censé avoir régné un jour, avant d’abdiquer. Mais la Commission tsariste avait mis fin à toutes les discussions en rappelant qu’en renonçant au trône, Nicolas avait abdiqué en son nom, et pas au nom de son fils. Lors de son abdication, par conséquent, c’était son fils et non son frère qui était devenu tsar en titre. Ce qui signifiait que seuls les héritiers directs du tsar pouvaient prétendre accéder au trône. Michael Thorn, unique descendant direct, par le sang, du dernier tsar, s’appellerait donc Mikhaïl II.

Au lendemain du décès de Taylor Hayes, l’ami de Thorn au bureau du procureur général de Caroline du Nord avait convoqué à Genesis un représentant des Affaires étrangères. L’ambassadeur des États-Unis à Moscou s’était empressé d’établir le contact avec la Commission tsariste pour lui révéler ce qu’il savait sur les événements survenus à treize mille kilomètres de là. Le vote final avait été retardé jusqu’à l’arrivée de l’héritier devant la Commission, et trois jours plus tard, la décision unanime avait fait le tour du monde, à grand renfort de fanfare médiatique.

Le test ADN avait confirmé, au-delà du dernier doute, que Michael était bien l’arrière-petit-fils de Nicolas et d’Alexandra. La structure génétique de ses mitochondries ressemblait, gène pour gène, à celle de Nicolas. Jusqu’à une certaine mutation découverte lorsque les os avaient été identifiés en 1994. Le taux de probabilité d’une erreur était inférieur à un pour cent mille.

Une fois de plus, Raspoutine ne s’était pas trompé.

Dieu pourvoira le moyen dêtre sûr de ne pas trahir la justice.

Autre détail des prédictions du starets qui s’était révélé exact : douze devront mourir pour que la résurrection soit complète. Quatre à Moscou, y compris Artemy Bely, le policier de la place Rouge, l’ami de Semyon Pachenko, membre de la Sainte Compagnie. Et puis Josif et Vassily Maks. Enfin Droopy, Orleg et Taylor Hayes. Onze cadavres entre la Russie et les États-Unis d’Amérique.

Il manquait un dernier nom à la liste.

Mais il y avait Alexis, un barzoï de six ans.

On l’avait enterré dans le vieux cimetière, à quelques pas de son homonyme. Thorn estimait que l’animal avait largement gagné le droit de reposer éternellement auprès des Romanov.

Lord reporta son attention sur l’autel où Michael Thorn quittait à présent le trône de diamant. Thorn portait une robe de soie, posée sur ses épaules deux heures avant le commencement de la cérémonie. Il en ajusta les plis et s’agenouilla lentement, au sein d’une assistance recueillie qui s’était levée comme un seul homme.

Le patriarche Adrian s’approcha. Dans le silence absolu, Lord se surprit à prier.

Adrian oignit le front de Michael d’huile sainte, en psalmodiant les paroles du serment traditionnel. Dans un édifice bâti par les Romanov, perdu et finalement retrouvé par les Romanov, un Romanov allait endosser le manteau du pouvoir usurpé un jour par le meurtre et l’ambition démesurée de quelques-uns.

Tout aussi lentement, le patriarche plaça sur la tête de Thorn une couronne d’or. Après une prière muette, le nouveau tsar se leva, s’approcha de son épouse qui portait, elle aussi, une longue robe de soie. Elle s’agenouilla devant lui. Il ôta la couronne de sa propre tête, la plaça sur celle de sa femme, puis la remit sur la sienne. Enfin, il raccompagna Margaret jusqu’à son trône, l’aida à s’y asseoir et reprit place sur son propre siège.

Une procession composite de dignitaires russes, généraux, ministres et secrétaires d’État, vint jurer allégeance au nouveau tsar. Ainsi que les deux fils de Michael et de nombreux membres du clan Romanov, Stefan Baklanov inclus.

L’ex-nouveau tsar en puissance avait évité le scandale en niant une quelconque implication dans toute conspiration évoquée. À l’exemple du patriarche, il avait mis quiconque au défi de démontrer le contraire. Jamais, au grand jamais, il n’avait entendu parler du moindre complot et proclamait à qui voulait l’entendre quel magnifique souverain il aurait fait, s’il avait été choisi.

Lord estimait la manœuvre intelligente. Qui pourrait accuser Baklanov de trahison, sinon quelque ancien complice ? Et nul ne croyait sérieusement que l’un d’entre eux pût faire la moindre révélation. Le peuple russe avait apprécié son franc-parler, et le personnage restait populaire.

Avec beaucoup d’autres, Lord ne doutait pas une seconde que Baklanov eût été compromis jusqu’à la moelle. Maxim Zoubarev le lui avait dit. Une marionnette consentanteIl s’était demandé s’il ne serait pas plus prudent de démasquer l’imposture, une fois pour toutes, mais Thorn lui avait opposé son veto. Assez de controverses. Mieux valait y renoncer. Et Lord avait fini par reconnaître qu’il avait raison. Sans pouvoir s’empêcher, toutefois, de conserver quelques doutes.

Il se retourna vers Akilina. Les yeux embués de larmes, elle ne perdait pas une miette de la cérémonie. Il lui prit doucement la main. Akilina était radieuse, dans sa robe bleu perle brodée d’or. C’était Thorn qui la lui avait offerte, et sa prévenance était allée droit au cœur de la jeune femme.

Lord et Akilina échangèrent un long regard. Il lui pressa gentiment la main, et elle lui rendit son étreinte. Il pouvait lire l’amour et l’admiration dans les yeux de la femme qu’il commençait à aimer lui-même comme il n’avait jamais aimé. Ni elle ni lui, toutefois, n’étaient encore sûrs du lendemain.

Lord était resté en Russie parce que Thorn les voulait auprès de lui, l’un et l’autre. Miles s’était même vu contraint de refuser l’offre d’un poste de conseiller politique qui lui avait été faite. En tant qu’Américain, il possédait une valeur particulière. Il était le Corbeau. Celui qui avait largement contribué à ressusciter le sang des Romanov. Dans ce contexte, sa présence à la place d’un Russe moins versé que lui-même dans les affaires internationales se fût justifiée d’elle-même.

Mais Lord n’était pas encore pleinement décidé à s’attarder sur le sol russe. Pridgen et Woodworth lui offraient une énorme promotion. Patron de la Division internationale. En remplacement de Taylor Hayes. Il passerait ainsi devant beaucoup d’autres plus anciens, voire plus compétents, mais il avait chèrement acquis ce privilège. Son nom était mondialement connu. La perspective l’eût tenté, mais il y avait Akilina qui, de son côté, ne souhaitait pas s’expatrier. Plus que tout au monde, elle désirait travailler sur place pour le nouveau tsar.

La cérémonie prit fin, les monarques nouvellement couronnés sortirent de la cathédrale, drapés, comme Nicolas et Alexandra en 1896, dans des manteaux de brocart artistement brodés de l’aigle à deux têtes des Romanov.

Lord et Akilina les suivirent, dans l’air frais de l’après-midi.

Les dômes en forme d’oignon des quatre églises resplendissaient sous le grand soleil. Des voitures attendaient le tsar et la tsarine, mais Thorn refusa d’y prendre place. Débarrassé de sa robe et de son manteau, il entraîna sa femme sur les pavés de la place Rouge, vers le mur nord-est du Kremlin.

Lord et Akilina les accompagnèrent, impressionnés malgré eux par l’étonnante vitalité qui émanait des yeux et du visage de Michael Thorn.

En inhalant l’air froid, vivifiant, Lord éprouvait une sensation de rajeunissement, de retour aux sources, qui le touchait autant qu’elle pouvait toucher la Russie elle-même. Le Kremlin était redevenu la forteresse du tsar. La citadelle du peuplecomme Michael Thorn aimait à dire.

Au pied du mur nord-est, un escalier de bois s’élevait, à plus de vingt mètres, jusqu’au niveau des remparts. Le tsar et la tsarine montèrent les marches, suivis de Lord et d’Akilina.

Par-delà le mur, s’étendait la place Rouge. Les pavés occupaient seuls, à présent, l’emplacement du tombeau de Lénine et des tribunes d’honneur. Thorn avait ordonné la destruction du mausolée. Seuls subsistaient les ifs argentés, mais les tombes des Soviets avaient disparu. Sverdlov, Brejnev, Kalinine et tous les autres, exhumés, seraient enterrés ailleurs. Seul Youri Gagarine avait conservé sa place. Le premier homme de l’espace méritait cet honneur. D’autres le rejoindraient. Des gens honnêtes, des gens courageux dont les vies vaudraient la peine d’être célébrées.

Miles et Akilina regardèrent Michael et son épouse s’approcher de la plate-forme de contre-plaqué édifiée juste au-dessous des merlons, d’où ils pourraient voir ce qui se passait de l’autre côté des créneaux. Thorn lissa son costume du plat de la main.

« Mon père m’avait décrit ce moment, dit-il en s’adressant à ses deux amis. Ce que je ressentirais alors. J’espère être à la hauteur de l’opinion qu’il avait de moi.

— Vous l’avez toujours été », répondit Miles Lord.

Akilina fit un pas en avant. Prit Michael Thorn par les épaules. Il eut, à l’égard de la jeune femme, le même geste de réconfort.

« Merci, ma chère petite. Jadis, vous auriez été exécutée. Toucher ainsi le tsar sans autorisation, sous les yeux de la foule ! »

Puis, se tournant vers sa femme, il arbora un large sourire.

« Prête ? »

Elle acquiesça d’un signe, mais Lord lut l’appréhension dans ses yeux, et qui oserait l’en blâmer ? Un tort vieux de plusieurs décennies allait être réparé. Une paix signée avec l’Histoire.

Miles avait décidé, pour sa part, de faire la paix avec sa conscience. Quand il rentrerait chez lui, il se rendrait sur la tombe de son père. Il était temps, pour lui, de dire au revoir à Grover Lord. Akilina avait eu raison de lui rappeler que l’héritage de son père était plus important qu’il ne l’imaginait. Grover Lord avait fait de lui l’homme qu’il était. Non par son exemple, mais par ses erreurs. Sa mère avait toujours aimé le personnage, et l’aimerait toujours. Il était grand temps que lui-même renonçât à la haine.

Michael Thorn et sa femme grimpèrent sur la plate-forme provisoire.

Lord et Akilina s’approchèrent d’un des merlons ouverts entre deux créneaux.

Par-delà le mur du Kremlin, à perte de vue, s’échelonnaient les foules. Les rapports de presse estimaient leur nombre à au moins deux millions. Venues à Moscou durant les jours qui avaient précédé le sacre. Au temps de Nicolas, bals et défilés auraient marqué la date du couronnement. Thorn n’avait pas voulu en entendre parler. Son pays était trop pauvre pour se permettre un tel luxe, une telle extravagance. Il avait donc commandé cette plate-forme de bois et fait savoir qu’à midi, il y monterait avec son épouse. En percevant le premier des douze coups, au clocher voisin, Lord nota que l’exactitude était toujours la politesse des rois.

De tous les haut-parleurs montés autour de la place Rouge, une voix proclama les mots qui s’entendirent d’un bout à l’autre de la nation. D’un bout à l’autre de la planète.

Et Lord, lui aussi, se sentit gonflé d’enthousiasme, bouleversé par le vœu qui, depuis des siècles, était le cri de ralliement d’une Russie toujours en quête d’un empereur. Quatre petits mots qui se déversaient incessamment d’innombrables haut-parleurs.

À les prononcer lui-même, au côté d’Akilina, il sentit ses prunelles se brouiller.

Longue vie au tsar.