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ATLANTA, GÉORGIE
7 H 15

Akilina suivit Miles Lord à l’intérieur de son appartement.

Ils avaient dormi dans l’aéroport de Kiev, avant de pouvoir attraper la première navette à destination de Francfort. Tous les vols de l’après-midi et du début de soirée étant complets, ils avaient dû attendre deux désistements de dernière minute, sur un vol de nuit de la Delta Airlines en direct pour Atlanta, auquel Lord avait consacré la moitié de la provision fournie par Semyon Pachenko.

Le lingot d’or était resté à Kiev, dans une consigne automatique. Combien de temps y serait-il en sécurité ? Mais Akilina s’était ralliée à l’opinion de Miles. Jamais cet or frappé d’un symbole tsariste ne passerait la douane.

Ils avaient également dormi dans l’avion, mais le décalage horaire pesait lourd sur leurs épaules, et le retour vers le soleil n’était pas encore terminé. À l’aéroport d’Atlanta, Lord avait retenu deux places pour San Francisco, départ à midi. Comme ils rêvaient tous les deux d’une bonne douche et de changer de vêtements, vingt minutes de taxi les avaient amenés au domicile de Miles.

L’appartement enchanta Akilina. Beaucoup plus beau et plus confortable que celui de Semyon Pachenko, mais sans doute très commun, conclut-elle, ici, aux États-Unis. Tapis doux et propres, élégants et probablement très coûteux. Il faisait un peu frisquet, mais Lord régla le thermostat mural, et la chaleur centrale se répandit dans toutes les pièces. Une sacrée différence avec ses radiateurs de Moscou, qui ne marchaient que poussés à fond, ou pas du tout. Elle remarqua la netteté impeccable des lieux, et n’en fut pas surprise. Miles lui produisait exactement le même effet depuis qu’elle le connaissait.

« Il y a des serviettes dans l’armoire de la salle de bains, lui dit-il en russe. Installez-vous dans cette chambre. Vous êtes chez vous. »

L’anglais d’Akilina était fonctionnel, mais limité. Elle avait rencontré quelques difficultés à l’aéroport d’Atlanta. Surtout avec les douaniers. Heureusement, son visa d’artiste de cirque lui ouvrait l’accès à ce pays, sans questions oiseuses.

« Ma chambre a sa salle de bains. À tout à l’heure. »

Elle prit son temps, tirant une véritable volupté du passage de l’eau chaude sur ses muscles raidis par la fatigue. Pour elle et pour l’ensemble de ses membres, c’était encore le milieu de la nuit. Dans la chambre, elle trouva un peignoir éponge étalé à son intention en travers du lit. Elle l’enfila en remerciant mentalement son hôte pour sa charmante attention. Miles lui avait expliqué qu’ils disposaient d’une grande heure, pas davantage, avant de regagner l’aéroport. Elle se sécha les cheveux, laissant ses boucles emmêlées tomber librement en cascade jusque sur ses épaules. Le bruit d’une autre douche, dans la chambre du fond, lui confirma que Lord était à sa toilette.

Elle passa dans le salon où elle admira les photos accrochées aux murs ou posées sur deux petites tables. Visiblement, Miles Lord était fils de famille nombreuse. Il y avait là un assortiment d’images de lui-même en compagnie de jeunes gens et de jeunes filles d’âges variés. L’une des photos le montrait adolescent. Apparemment l’aîné de cinq frères et sœurs échelonnés sur quelques années.

Une autre photo le représentait en tenue de footballeur américain, avec casque et masque protecteurs, les épaules démesurément élargies par les rembourrages caractéristiques. Son père y était également, dans un cadre isolé. Quarante et quelques années, le regard intense et les cheveux coupés en brosse. Son front luisait de transpiration, et il se tenait devant une chaire d’église, la bouche ouverte, les dents en vitrine, l’index de la main droite pointé vers le ciel. Il portait un costume qui lui seyait à merveille, et elle remarqua, sur son bras tendu, l’or d’un bouton de manchette. Dans le coin inférieur droit, figurait une inscription. Elle s’empara du cadre et tenta de la déchiffrer, mais sa connaissance de l’alphabet occidental était plus que réduite.

« Mon fils, viens me rejoindre », traduisit Lord, en russe.

Elle se retourna.

Une robe de chambre marron enveloppait son corps athlétique à la peau plus foncée que la teinte sombre du peignoir. Dans le V du décolleté, elle devina une poitrine musclée parsemée de quelques poils plus clairs.

« Il m’a donné cette photo pour essayer de me convaincre de l’assister dans son ministère.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »

Il s’approcha d’elle. Il sentait le shampoing et le savon de Marseille. Elle remarqua qu’il s’était rasé. Débarrassé de la barbe de deux jours qui avait recouvert son visage énergique et lisse, sur lequel les tragédies des heures écoulées, sous d’autres cieux, n’avaient laissé aucune trace.

« Mon père a trompé ma mère et nous a laissés sans le sou. Je n’avais aucune envie de marcher sur ses brisées. »

Elle se souvenait de l’amertume qu’il avait exprimée le vendredi soir, chez Semyon Pachenko.

« Et votre mère ?

— Elle l’aimait. Elle l’aime toujours. Elle ne veut pas entendre un seul mot contre lui. Pas plus que ses fidèles. Pour eux tous, Grover Lord était un saint.

— Personne ne connaissait la vérité ?

— Personne ne l’aurait crue. Il aurait tout simplement hurlé à la discrimination, et proclamé à quel point il était difficile, à un pauvre homme noir, d’être apprécié pour lui-même.

— On nous a rebattu les oreilles, à l’école avec les préjugés qui règnent dans ce pays. Et le fait que les Noirs n’ont aucune chance dans une société de Blancs. Est-ce vrai ?

— C’était vrai. Certains prétendent que c’est toujours vrai, mais je ne le crois pas. Ce pays n’est pas parfait, il en est même très loin. Mais c’est un pays où chacun peut trouver sa place, s’il sait attendre et saisir sa chance. Au bon moment.

— C’est ce que vous avez fait, Miles Lord ? »

Il esquissa un sourire.

« Pourquoi faites-vous ça ?

— Quoi donc ?

— M’appeler par mon prénom et mon nom, comme s’ils étaient inséparables.

— Une habitude. Je n’y voyais aucune offense.

— Appelez-moi Miles. Et pour répondre à votre question, oui, je crois que j’ai su saisir toutes les occasions, au vol. J’ai étudié d’arrache-pied. Et j’ai monnayé tout ce que j’avais appris, à la dure.

— Votre intérêt pour mon pays ? Vous l’avez ressenti de tout temps ? »

Il montra les étagères chargées de livres, à l’autre bout du salon.

« J’ai toujours été fasciné par la Russie. Votre histoire est tellement passionnante. Celle d’une nation outrancière, dans son étendue, dans son climat, dans sa politique. Dans ses attitudes. »

Elle l’observait attentivement. Ses yeux brillaient, sa voix tremblait d’émotion contenue. Il était parfaitement sincère.

« Ce qui s’est passé en 1917 est tellement triste. Le pays était à la veille d’une renaissance sociale. Poètes, écrivains, peintres, dramaturges étaient au plus haut. La presse était libre. Et puis, tout s’est écroulé, d’un jour à l’autre.

— Vous aimeriez participer à notre renaissance. »

Une affirmation plus qu’une question. Lord sourit.

« Qui aurait pensé qu’un gamin de Caroline du Sud puisse nourrir une telle ambition ?

— Vous êtes proche de vos frères et sœurs ? »

Il haussa les épaules.

« Nous sommes éparpillés dans tout le pays. Où trouver le temps de nous rendre visite, à tour de rôle ?

— Eux aussi se sont fait une place dans la vie ?

— Il y a un médecin, deux professeurs d’école, un expert comptable…

— On dirait que votre père ne s’est pas trop mal débrouillé.

— Il n’a rien fait du tout. C’est ma mère qui nous a tous portés à bout de bras. »

Bien qu’elle en sût si peu sur le compte de Grover Lord, elle eut l’air de comprendre.

« Peut-être sa vie a-t-elle été l’exemple dont chacun de vous avait besoin. »

Il ricana :

« Un exemple dont je me serais bien passé.

— Est-ce à cause de lui que vous ne vous êtes pas encore marié ? »

Il s’approcha d’une des fenêtres, contempla, sans le voir, le soleil du matin.

« Pas vraiment. Trop occupé pour y penser. »

Le grondement de la circulation leur parvenait, par intermittence. Akilina concéda :

« Je ne suis pas mariée non plus. Je voulais être artiste. Le mariage peut être difficile, en Russie. Nous ne sommes pas un pays comme le vôtre, où chacun peut trouver sa place.

— Personne dans votre vie ? »

Elle faillit lui parler de Tousya, mais y renonça.

« Personne qui ait compté vraiment.

— Vous pensez que le retour du tsar résoudra tous les problèmes ? »

Elle lui sut gré de ne pas insister. Peut-être avait-il perçu son hésitation.

« Les Russes ont toujours été menés par quelqu’un, tsar ou président. Quelle importance, si l’homme au pouvoir sait ce qu’il fait ?

— Quelqu’un paraît vouloir s’opposer au prétendant que nous avions choisi. Sans doute voient-ils une monarchie restaurée comme un moyen de prendre le pouvoir, et rien de plus.

— Pour l’instant, ils sont à des milliers de kilomètres.

— Dieu merci ! »

Elle changea de sujet.

« Je pense sans cesse aux Maks. Morts tous les deux pour leurs convictions. Comment cela pouvait-il avoir une telle importance à leurs yeux ? »

Il alla extraire un volume de sa bibliothèque. Elle reconnut au passage, sur la couverture, une photo de Raspoutine, l’œil perçant et la barbe en bataille.

« Cette histoire est peut-être la clef de l’avenir de votre peuple. J’ai toujours tenu ce type pour un imposteur qui a su se trouver où il fallait, au moment qu’il fallait. Toute cette étagère lui est consacrée. J’ai lu tous ces livres sans jamais changer d’avis. Pas plus qu’à l’égard de mon propre père.

— Et maintenant ?

— Je ne sais plus trop que penser. Tout me paraît incroyable. Félix Youssoupov emmenant deux des héritiers du tsar en Amérique ! »

Il désigna une autre étagère.

« J’ai ici plusieurs biographies de Youssoupov. Le portrait qu’elles en donnent est celui d’un habile manipulateur, mais d’un piètre illusionniste incapable, même, d’assassiner un homme correctement. »

Elle cueillit le livre, entre ses doigts. S’absorba dans la contemplation de Raspoutine.

« Ses yeux vous transpercent, même en photo.

— Mon père disait que les mystères divins étaient indéchiffrables. J’ai toujours pensé que c’était une façon astucieuse d’entretenir la loyauté des fidèles. De leur inspirer l’envie de poser d’autres questions. Aujourd’hui, j’espère qu’il avait tort.

— C’est mal de haïr son père.

— Je n’ai jamais dit que je le haïssais.

— Non, mais c’est tout comme.

— Je hais tout ce qu’il a fait. Le gâchis qu’il a laissé derrière lui. Son hypocrisie.

— Mais peut-être, comme Raspoutine, a-t-il laissé un héritage plus important que vous ne l’imaginez. Peut-être êtes-vous cet héritage. Le corbeau.

— Vous y croyez vraiment, n’est-ce pas ? »

Elle achevait de se relaxer dans l’atmosphère douillette de cet appartement confortable.

« Tout ce que je peux dire, c’est que depuis l’instant précis où vous êtes entré dans mon compartiment, ma vie a changé. C’est difficile à expliquer. Je viens d’une famille très simple. Ma grand-mère a été assassinée. Mes parents ont vu leur vie détruite. Depuis toujours, j’assiste à la souffrance des autres, et je me demande ce que je pourrais bien y faire. Aujourd’hui, peut-être, j’ai une chance de contribuer à changer le monde. »

Lord sortit de sa poche la clef de cuivre qu’ils avaient trouvée dans la tombe de Kolya Maks. Les initiales C.M.B. et le chiffre 716 se détachaient nettement sur le fond du métal terni.

« Pourvu qu’on trouve la cloche de l’enfer et la serrure que cette clef peut ouvrir.

— Je suis sûre qu’on va trouver les deux. J’ai confiance. »

Il fit la grimace.

« C’est bon de savoir qu’un de nous deux, au moins, a confiance ! »