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12 H 30

Hayes se fit déposer sur la colline des Moineaux, et paya le taxi. Le ciel de midi était en métal bruni, avec un soleil qui s’efforçait vaillamment, comme à travers une paroi de Plexiglas teinté, de compenser une bise mordante. La boucle de la Moskva, sous ses yeux, formait une péninsule qui supportait le stade Loujniki. Au loin, vers le nord-ouest, se dessinaient les coupoles d’or et d’argent des cathédrales du Kremlin, noyées dans une brume glacée comme autant de pierres tombales dans un épais brouillard. C’était à partir de ces collines que les conquêtes d’Adolf Hitler, comme celles de Napoléon, avaient été repoussées. En 1917, des groupes clandestins y avaient fomenté parmi les arbres, à l’abri du regard de la police, le complot préparant la chute de l’empereur.

Il semblait, aujourd’hui, qu’une nouvelle génération y préparât le complot inverse.

À sa droite, l’université d’État de Moscou projetait, plus haut que les arbres, la diversité imposante d’une architecture tarabiscotée. Encore un gratte-ciel en gâteau de mariage dû à l’ambition grandiose de Staline, et destiné à impressionner le monde. Le plus gigantesque de tous ceux qui avaient été construits, après la capitulation, par les prisonniers de guerre allemands. Hayes se souvenait de l’histoire d’un de ces prisonniers qui se serait fabriqué une paire d’ailes, à partir de matériaux jetés au rebut, afin de s’envoler du toit de l’édifice et de pouvoir regagner sa patrie. Tout comme son pays et son führer, il avait échoué dans son entreprise.

Feliks Orleg l’attendait sur un banc, sous le dais que formait, au-dessus d’eux, le feuillage des hêtres. Hayes ne décolérait pas depuis ce qui s’était passé deux heures plus tôt, mais il était bien décidé à ne pas prononcer de paroles inconsidérées. On n’était pas à Atlanta. Ni même en Amérique. Il faisait partie d’une équipe nombreuse dont il représentait, malheureusement, l’échelon supérieur.

Il s’assit à côté d’Orleg et lui demanda, en russe :

« Vous avez retrouvé Lord ?

— Pas encore. Il vous a téléphoné ?

— L’auriez-vous fait à sa place ? Il est évident qu’il ne peut plus me faire confiance. Je lui fixe un rendez-vous, et ce sont des tueurs qui s’amènent. L’idée de base était d’éliminer le problème. Maintenant, le problème se balade sur ses deux jambes, dans les rues de Moscou.

— Pourquoi est-il tellement important de tuer ce type ? Nous sommes en train de gaspiller de l’énergie.

— Ce n’est ni à moi ni à vous d’en décider, Orleg. Notre seule justification, c’est qu’il a mystifié leurs tueurs, pas les nôtres. »

La bise soufflait dans la hêtraie, arrachant quelques feuilles au passage. Hayes portait un lourd manteau de laine et des gants fourrés, mais il avait le froid dans la peau, et frissonnait sans cesse.

« Vous avez rendu compte des événements ? » s’informa Orleg.

Hayes sentit passer le vent dans la question de l’inspecteur.

« Pas encore, je ferai ce que je pourrai. Mais ils ne seront pas contents. Vous avez été stupide de me parler en sa présence.

— Comment aurais-je pu savoir qu’il comprenait ce que je disais ? »

Hayes tentait désespérément de conserver son sang-froid, mais ce flic arrogant l’avait placé dans une situation délicate. Les yeux dans les yeux d’Orleg, il articula :

« Écoutez-moi bien. Trouvez-le. Vous comprenez ce que je vous dis ? Trouvez-le. Et tuez-le. Très vite. Plus de coups d’épée dans l’eau. Plus d’excuses. Tuez-le. Un point, c’est tout. »

Orleg ne l’entendait pas de cette oreille.

« J’ai reçu assez d’ordres de votre part. »

Hayes se leva.

« Vous pouvez en parler avec les gens pour qui nous travaillons tous les deux. Je serais heureux de vous envoyer un représentant qui enregistrera vos doléances. »

Le Russe avait reçu le message, cinq sur cinq. Bien que cet Américain occupât une position supérieure par rapport à lui, c’étaient toujours les Russes qui menaient la barque. Des Russes dangereux. Des gens qui ne se gênaient pas pour assassiner des hommes d’affaires, des officiers supérieurs, des personnalités étrangères. N’importe quel individu susceptible de devenir, avec le temps, un trop gros problème.

Comme par exemple, un inspecteur de police incompétent.

Orleg se leva, à son tour.

« Je trouverai ce maudit tchornye, et je le tuerai de mes propres mains. Et puis je vous tuerai peut-être. »

Une rodomontade qui n’impressionna nullement Taylor Hayes.

« Prenez un numéro, Orleg. Vous n’êtes pas le seul à vouloir me régler mon compte. »

 

Lord se réfugia dans un café. Après son évasion du Q.G. de la police, il avait pris le métro, à la première station disponible, et voyagé sous terre, en empruntant plusieurs correspondances. Remonté à l’air libre, il s’était mêlé à la foule du soir et avait marché plus d’une heure avant de conclure enfin que personne ne le suivait.

La salle du café était bourrée de jeunes gens en jeans délavés et blousons de cuir noir. Le parfum des espressos se mêlait à un épais nuage de nicotine. Assis à une table du fond, il s’efforça de remplir le vide laissé dans son estomac par les deux repas, déjeuner et petit déjeuner, qu’il avait sautés, en raison des circonstances. Mais un plat de bœuf Stroganov ne fit rien pour arranger les choses. Au contraire.

Il avait bien jugé l’inspecteur Orleg. Pas étonnant, d’ailleurs, que les autorités fussent de la partie. Les lignes téléphoniques de l’hôtel Volkhov étaient évidemment sur écoute. Mais qui était le correspondant d’Orleg, au téléphone ? Tout ça était-il relié à la Commission tsariste ? Sans doute. Mais comment ? Peut-être le soutien apporté au prétendant Stefan Baklanov par un consortium d’investisseurs américains était-il perçu comme une menace ? Mais leur commandite n’était-elle pas censée demeurer secrète ? Et la plupart des Russes ne reconnaissaient-ils pas en Baklanov le seul vrai survivant de la lignée des Romanov ? Un récent sondage lui accordait plus de cinquante pour cent du soutien populaire. Était-ce là que résidait la menace ? Indubitablement, la mafia avait son mot à dire. Droopy et Cro-Magnon en constituaient la preuve. Quelle avait été la conclusion d’Orleg ? Plus de gangstersSil le faut, je le tuerai moi-même.

La racaille disposait de liens solides à l’intérieur du gouvernement. La politique russe était aussi chaotique que la façade du palais des Facettes. Les alliances changeaient à tout bout de champ. La seule alliance indissoluble était avec Sa Majesté le rouble. Ou plus exactement, le dollar. Il fallait absolument qu’il quitte le pays.

Mais comment ?

Par bonheur, il avait toujours son passeport, ses cartes de crédit, et une certaine somme en liquide. Il disposait aussi des renseignements qu’il avait découverts aux archives. Mais quelle importance, à présent ? Rester en vie demeurait sa priorité. À condition qu’il put trouver de l’aide.

À qui s’adresser ?

Sûrement pas à la police !

Peut-être à l’ambassade des États-Unis. Mais ce serait le premier endroit qu’ils placeraient sous surveillance. Sans aucun doute. Jusque-là les salopards s’étaient matérialisés dans le train de Saint-Pétersbourg et sur la place Rouge. Deux endroits où personne d’autre que lui-même n’aurait pu deviner sa présence.

Excepté Hayes.

Où était-il ? Son patron devait savoir, depuis belle lurette, ce qui lui était arrivé. Peut-être parviendrait-il à le joindre ? Il avait des tas de relations avec le gouvernement russe, mais réaliserait-il, à temps, que les téléphones du Volkhov étaient sur écoute ? Peut-être le savait-il déjà ?

Il but un thé chaud qui apaisa ses douleurs stomacales, et se demanda ce que le révérend aurait fait, dans une telle situation. Curieux qu’il pensât à son père, mais Grover Lord avait toujours été très fort pour se sortir des pétrins les plus noirs. Sa langue acérée lui avait causé de nombreux ennuis, auxquels il avait toujours fait face en se référant avec aplomb au bon Dieu et au doux Jésus. Non ! Dans les circonstances présentes, une langue bien pendue ne saurait lui être réellement utile.

Alors, quoi ?

Il regarda autour de lui. Pressés l’un contre l’autre, deux très jeunes gens, à la table voisine, lisaient ensemble le journal. Il remarqua la composition de la une, et s’efforça, à courte distance, de déchiffrer une partie de l’éditorial.

En ce troisième jour du programme initial, avaient émergé cinq noms de prétendants possibles, Baklanov arrivait toujours en tête, mais deux autres branches de la famille Romanov faisaient valoir des liens de sang beaucoup plus étroits avec Nicolas II. La procédure de nomination n’aurait lieu que dans deux jours, mais la controverse croissait en intensité, entre les candidats au trône et les avocats chargés de leur défense.

Le sujet revenait aussi, sporadiquement, dans les conversations environnantes. Tous semblaient estimer à sa juste valeur l’événement en gestation et, chose qui ne laissait pas de surprendre Miles, la tendance de la jeune classe était de soutenir ce rétablissement d’une monarchie fondée sur des principes modernes et nouveaux. Avaient-ils entendu leurs grands-parents évoquer le temps des tsars ? Le Russe typique aimait voir son pays comme une nation forte animée de grands desseins, mais il se demandait si une autocratie avait quelque chance de fonctionner au XXIe siècle. Le facteur le plus favorable, conclut Lord, c’était que la Russie représentait sans doute le dernier endroit sur terre où une nouvelle forme de monarchie possédât une bonne chance de fonctionner.

Mais son problème était beaucoup plus immédiat.

Il ne pouvait pas descendre dans un hôtel. Les fiches étaient toujours transmises aux autorités, chaque soir, par la direction des établissements patentés. Attraper un train ou un avion ? Aéroports et gares de départ seraient surveillés. Il ne pouvait pas non plus louer une voiture sans un permis russe. Encore moins rentrer au Volkhov. Il était pris au piège. Le pays tout entier était désormais sa prison. Non, il n’y avait que l’ambassade américaine. Là il trouverait des gens qui l’écouteraient, le conseilleraient, le sauveraient. Mais il ne pouvait pas leur téléphoner. Ces lignes-là, comme celles du Volkhov, seraient sur écoute. Peut-être même l’étaient-elles en permanence ? Pas impossible, après tout. L’Amérique avait bien eu son Watergate. Il lui fallait quelqu’un qui pût établir le contact à sa place, et quelqu’un d’autre pour le recueillir jusque-là.

À force d’observer les journaux déployés autour de lui, il remarqua la pub du cirque de Moscou, qui promettait merveilles à tous et à leurs familles, aux séances programmées chaque jour à six heures.

Il consulta sa montre. Cinq heures un quart.

Il se remémora les cheveux blonds ébouriffés, le petit visage têtu d’Akilina Petrovna. Elle l’avait impressionné par son courage et son mépris des convenances. Elle lui avait probablement sauve la vie. Et sans en faire une histoire. Elle détenait toujours sa serviette de cuir qu’elle avait promis de mettre de côté à son intention.

Pourquoi pas ?

Il se leva. Marcha vers la sortie. Inopportune, une idée le stoppa, à deux pas de la rue. Il allait bel et bien demander à une femme de l’aider à se sortir d’une situation inextricable.

Exactement comme l’avait fait, plus d’une fois, Grover Lord, son père.