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15 H 35
De retour aux Archives russes, vieux bâtiment sinistre de granit rose qui avait abrité, jadis, l’Institut du marxisme-léninisme, Lord s’accorda une courte pause. Aujourd’hui, ce même édifice hébergeait le Centre pour la conservation et l’étude des documents de l’histoire contemporaine. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, du penchant des Russes pour les titres inutilement ronflants.
Lors de sa première visite, il s’était étonné de retrouver les effigies de Marx, Engels et Lénine incrustées dans le trottoir, devant l’entrée principale. Avec la formule bien connue : EN AVANT JUSQU’À LA VICTOIRE DU COMMUNISME. Presque tous les vestiges de l’ère soviétique avaient été éradiqués des villes, rues et bâtiments, d’un bout à l’autre du pays. Remplacés par l’aigle à deux têtes dont la dynastie Romanov avait, durant trois cents ans, fait son emblème. On lui avait affirmé que la statue en granit rouge de Lénine était un des rares souvenirs subsistant en Russie.
Après une douche bien chaude et une dernière vodka, Lord avait enfilé la seule tenue correcte made in Atlanta encore en sa possession : un costume gris anthracite à fines rayures blanches. Demain ou après-demain, il se rendrait dans un magasin de vêtements moscovite afin de s’en payer un autre, car un seul ne suffirait pas pour les semaines laborieuses à venir.
Jusqu’à la chute du communisme, ces archives avaient été considérées par trop hérétiques pour l’homme de la rue. Elles étaient réservées aux hommes du parti purs et durs, et la distinction subsistait partiellement. Pour quelle raison, Lord ne l’avait pas encore compris. Sur les étagères, s’empilaient des papiers personnels, carnets de notes, lettres, journaux intimes, pièces sans grande valeur historique ou littéraire. Histoire de compliquer un peu plus les choses, il n’en existait aucun inventaire. Rien que des listes incohérentes par années, personnes ou zones géographiques. Contraires à toute méthode et probablement destinées à décourager plus qu’à renseigner. Comme si nul ne désirait que le passé fût éclairci.
Et pas la moindre collaboration utile. Les archivistes étaient tous des laissés-pour-compte du régime soviétique, survivants de la hiérarchie qui avait longtemps bénéficié de privilèges refusés au commun des mortels. Bien que le parti eût été dissous, restait un bataillon de femmes d’un certain âge et d’une loyauté à toute épreuve dont la plupart, Lord en était persuadé, espéraient le retour du pouvoir totalitaire. Raison pour laquelle l’aide d’Artemy Bely lui avait été si précieuse, en dépit de sa courte durée.
Seuls quelques désœuvrés flânaient autour des hautes étagères métalliques. Autrefois, la plupart des documents, surtout ceux de Lénine, avaient été bouclés dans des voûtes souterraines, derrière des portes blindées. Eltsine avait mis fin au secret et fait remonter le tout au rez-de-chaussée. Il avait ouvert le bâtiment aux curieux, aux académiciens et aux journalistes.
Mais pas tout à fait.
Un secteur important demeurait sous clef. Celui des « Papiers protégés » : l’équivalent de ce qu’un tampon TOP SECRET signifiait en Amérique, dans le cadre de toute requête ressortissant à la liberté d’information. Nanti de ses lettres de créance, Lord, en tant que membre de la Commission tsariste, avait accès aux archives concernant les anciens secrets d’État les mieux préservés. Son sauf-conduit, procuré par Hayes, le mettait en mesure, avec l’approbation du gouvernement en place, de compulser, s’il le désirait, la totalité des archives, y compris les Papiers protégés concernant de vieux secrets de polichinelle.
Assis à sa table réservée, il força son esprit à s’intéresser aux pages étalées devant lui. Son travail consistait à étayer d’arguments solides la prétention de Stefan Baklanov au trône de Russie. Baklanov, apparenté aux Romanov, était le principal prétendant proposé au jugement de la Commission tsariste. Il avait derrière lui de nombreux capitalistes occidentaux, dont une majorité de clients du cabinet Pridgen et Woodworth. Hayes avait donc dépêché Lord aux archives avec mission de s’assurer que rien ne s’opposerait à l’accession de Baklanov au pouvoir. En annihilant, si possible, tout soupçon de sympathie de la famille envers l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Bref, tout ce qui pouvait pousser à douter de son dévouement inconditionnel envers la Russie.
Les recherches de Lord l’avaient ramené au dernier tsar régnant, Nicolas II, et à la tragédie du 16 juillet 1918, là-bas, en Sibérie. Il avait étudié, passé au peigne fin tous les textes disponibles, publiés ou inédits, toujours contradictoires sur un ou plusieurs points de détail. Jusqu’à pouvoir en opérer une synthèse élaguée des anomalies, des inexactitudes les plus flagrantes. Étayées, jour après jour, de renseignements complémentaires, ses notes constituaient une sorte de reportage terriblement convaincant sur cette nuit fatale où l’histoire de la Russie s’était écrite, dans le sang et la violence.
Nicolas jaillit, en sursaut, d’un sommeil de plomb. Un soldat se tenait près de sa couche. Il y avait longtemps, plusieurs mois, qu’il n’avait dormi aussi bien, et ce réveil brutal lui laissait le cœur en débandade. Mais il n’y avait rien qu’il pût faire. Autrefois, il avait été le tsar de toutes les Russie, Nicolas II, l’incarnation du Tout-Puissant sur la terre. Mais en mars dernier, il avait dû souscrire à l’impensable, pour un monarque de droit divin : abdiquer sous la pression de la violence. Le gouvernement provisoire qui lui avait succédé se composait en grande partie d’anciens membres libéraux de la Douma, et d’une coalition de socialistes radicaux. Il devait diriger le pays jusqu’à ce qu’une assemblée constituante pût être élue, mais les Allemands avaient autorisé Lénine à passer par chez eux pour rentrer en Russie, dans l’espoir qu’il saurait y installer le chaos politique.
Leur attente n’avait pas été déçue.
Dix mois auparavant, Lénine avait renversé le gouvernement fantoche, à l’occasion de ce que les gardes appelaient fièrement la révolution d’Octobre.
Pourquoi son cousin le Kaiser l’avait-il trahi de cette façon ? Le détestait-il à ce point ? Gagner la guerre mondiale était-il un motif suffisant pour sacrifier une dynastie régnante ?
Apparemment, oui.
Deux mois après sa prise de pouvoir, à la stupéfaction générale, Lénine avait signé avec le Kaiser un pacte de non-agression, privant les Alliés d’un front de l’Est qui avait mobilisé, jusque-là, une part importante de l’armée allemande. L’Angleterre, la France, les États-Unis devaient maudire les Russes. Il voyait clairement quel jeu dangereux Lénine avait décidé de jouer. Promettre la paix au peuple pour gagner leur confiance, mais en retarder l’avènement pour calmer la colère des Alliés sans offenser son véritable allié, le Kaiser. Signé cinq mois auparavant, le traité de Brest-Litovsk avait consommé le désastre. L’Allemagne y gagnait un quart du territoire russe et près d’un tiers de son peuple. D’après les conversations des gardes, tous les bolcheviks dissidents s’étaient ralliés sous une bannière blanche unifiée, en contraste frappant avec le drapeau rouge des communistes. Une masse de recrues avaient rejoint les Blancs. Des paysans surtout, à qui l’on refusait la terre.
Une guerre civile avait éclaté.
Les Blancs contre les Rouges.
Et lui-même n’était plus que le citoyen Nicolas, prisonnier des bolcheviks rouges.
Empereur de nulle part.
On l’avait d’abord cloîtré, avec toute sa famille, dans le palais d’Alexandre, à Tsarskoye Syelo, non loin de Petrograd. Puis on les avait transférés à Tobolsk, en Russie centrale, une ville riveraine riche en cabanes de rondins et en églises blanchies à la chaux. Les gens de là-bas, paysans pour la plupart, leur avaient témoigné une loyauté touchante, réunis chaque jour en foule devant leur lieu d’incarcération, à les saluer de loin, chapeau bas, en multipliant les signes de croix. Pas une journée ne se passait sans qu’on leur apportât des gâteaux, des chandelles et des icônes. Jusqu’à leurs gardiens, anciens soldats du prestigieux régiment des fusiliers, qui se montraient amicaux et prenaient le temps de leur parler ou de jouer aux cartes. Ils recevaient des livres et des journaux, voire de la correspondance. La nourriture avait été plutôt bonne, et les conditions acceptables.
Dans l’ensemble, une prison plutôt agréable.
Et puis, il y avait de ça soixante-dix-huit jours, nouveau déménagement.
Pour échouer ici, à Ekaterinbourg, sur le versant est de l’Oural, au cœur de la mère Russie, sous la domination bolchevique. Dix mille troupiers de l’armée Rouge se coudoyaient dans les rues. La population locale vomissait tout ce qui concernait le tsar et le tsarisme. Ils occupaient la maison d’un riche marchand nommé Ipatiev, transformée en prison de fortune. La Maison du tyran déchu, disaient-ils, désormais entourée d’une haute palissade, avec toutes les fenêtres aux vitres noircies et pourvues de barreaux. Et pas question de les ouvrir sans risquer de recevoir une balle. Aucune chambre, pas même les toilettes, ne fermait. Ils avaient ôté toutes les portes. Insulté, en sa présence, les membres de sa famille exposés aux graffitis barbouillés sur les murs qui représentaient Alexandra et Raspoutine dans des positions obscènes. La veille, il avait failli se battre avec un de ces ignobles salauds qui avait écrit sur le mur de la chambre des filles : C’EST ICI QU’UN EX-EMPEREUR HABITE QUI A BÂTI SON TRÔNE AVEC SA BITE.
La mesure est comble, pensa-t-il.
« Il est quelle heure ?
— Deux heures du matin, riposta le garde.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Votre famille doit être déplacée. L’armée Blanche approche. L’attaque est imminente. Les fenêtres seront dangereuses, quand ça va tirer dans les rues. »
Les mots, loin de l’inquiéter, excitèrent Nicolas. Il pouvait entendre les gardes chuchoter à l’extérieur. L’armée Blanche déferlait sur la Sibérie, prenant ville après ville et contraignant les Rouges à la retraite. L’artillerie tonnait à quelque distance. Le son lui réchauffait le cœur. Peut-être ses généraux allaient-ils revenir et restaurer l’ordre ancien ?
« Habillez-vous ! » ordonna le garde.
Il se retira, et Nicolas réveilla sa femme, qui dormait auprès de lui d’un sommeil épuisé. Leur fils Alexis occupait un petit lit, dans un coin de la modeste chambre.
Père et fils revêtirent rapidement chemise militaire, pantalon, bottes et casquette de campagne, tandis qu’Alexandra passait dans la chambre des filles. Malheureusement, Alexis pouvait à peine marcher. Une nouvelle hémorragie hémophilique l’avait terrassé, l’avant-veille, et son père dut le porter dans ses bras.
Les quatre filles le rejoignirent sur le palier.
Elles portaient une jupe noire et une blouse blanche. Leur mère les suivait, appuyée sur sa canne. Son fils, la lumière de ses yeux, ne marcherait peut-être plus jamais. La sciatique qui le torturait depuis l’enfance empirait de jour en jour. Les soucis qu’elle se faisait pour Alexis avaient détruit sa propre santé, blanchissant sa chevelure et privant de leur éclat les yeux qui n’avaient jamais cessé de captiver Nicolas depuis leur première rencontre, alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. Elle respirait péniblement, à petits coups saccadés, coupés de hoquets, et parfois, ses lèvres bleuissaient. Elle souffrait du cœur et du dos, mais étaient-ce de vraies souffrances physiques ou les effets des tourments qu’elle connaissait depuis la naissance d’Alexis, à se demander quand et comment la mort le lui reprendrait ?
« Que se passe-t-il, papa ? » s’informa Olga.
Elle avait vingt-deux ans et c’était l’aînée. Une jeune personne qui ressemblait beaucoup à sa mère. Intelligente et profondément bonne, mais sujette, comme elle, à des crises de désespoir sans fond.
« Peut-être notre salut », dit-il.
Une légère excitation transparut sur son joli visage. Sa sœur Maria, plus jeune de deux ans, et Tatiana, née entre elles deux, portaient des oreillers. Tatiana, la plus énergique des quatre, était grande et forte pour son âge. Ils l’appelaient « la gouvernante ». La favorite de sa mère. Très jolie et très douce, elle rêvait d’épouser un soldat russe et d’avoir vingt enfants. Toutes avaient entendu ce qu’il venait de dire.
Il leur fit signe de se taire.
Anastasia, sept ans, se tenait près de sa mère, pressant contre sa poitrine le Roi Charles, son cocker épagneul que les gardes lui avaient permis de conserver. Elle était petite et boulotte, avec la réputation d’une rebelle, toujours en quête d’une mauvaise farce, mais ses yeux bleus étaient aussi beaux que ceux de sa mère et Nicolas n’avait jamais pu leur résister.
Les quatre autres prisonniers arrivèrent.
Le docteur Borkin, médecin d’Alexis. Trupp, le valet de Nicolas. Demidova, la soubrette d’Alexandra. Et Kharitonov, le cuisinier. Demidova, elle aussi, portait un oreiller, mais celui-ci était spécial. Il recelait au cœur de ses plumes, bien calé, un coffret rempli de joyaux, et la mission de Demidova était de ne jamais le perdre de vue, Alexandra et les filles transportaient également des bijoux, cousus dans leurs corsets. Des diamants, des émeraudes, des rubis et des colliers de perles.
Alexandra vint chuchoter, en boitant, à l’oreille de son mari :
« Tu sais ce qui se passe ?
— Les Blancs approchent. »
Le visage las s’éclaira d’un sourire.
« Est-ce vraiment possible ?
— Par ici, je vous prie », dit une voix familière.
Nicolas fit face à Yurovsky.
L’homme était arrivé douze jours plus tôt avec une escouade de la Police secrète bolchevique, pour remplacer le précédent commandant et ses gardes indisciplinés, jugés trop laxistes. Au début, le changement avait paru positif, mais Nicolas s’était aperçu, très vite, que Yurovsky et ses hommes étaient des soldats professionnels. Peut-être même des Magyars, prisonniers de guerre de l’armée austro-hongroise engagés par les bolcheviks pour assumer des tâches que les Russes abhorraient. Yurovsky, homme aux cheveux noirs, à la barbe noire, impérieux et calme, était leur chef. Il n’élevait jamais la voix, mais ses ordres étaient toujours immédiatement exécutés. Commandant des Bœufs, tel était le surnom dont ils l’avaient affublé. Intuitivement, Nicolas pressentait que ce type devait adorer opprimer son prochain.
« Dépêchons-nous, articula Yurovsky, le temps presse. »
Nicolas invita les siens à le suivre, et dans le sillage de leur geôlier, ils descendirent au rez-de-chaussée. Alexis dormait sur l’épaule de son père. Anastasia lâcha le chien, qui se mit à tourner en rond.
On les conduisit dans une cour, puis dans une pièce en demi-sous-sol, avec une fenêtre en ogive. Un vieux papier rayé recouvrait les murs de plâtre. Aucune trace de mobilier.
« Attendez ici l’arrivée des voitures.
— Où va-t-on ? s’informa Nicolas.
— Loin, riposta Yurovsky.
— Pas de chaises ? s’inquiéta Alexandra. On ne peut pas s’asseoir ? »
Haussant les épaules, Yurovsky appela l’un de ses hommes. On leur apporta deux chaises. Alexandra s’effondra sur l’une d’elles, et Maria glissa son oreiller dans le dos de sa mère. Nicolas déposa son fils sur l’autre. Tatiana lui glissa son propre oreiller dans le dos et l’installa confortablement. Demidova tenait toujours le sien serré contre sa poitrine.
L’artillerie tonnait au loin, de plus belle. Pour Nicolas, c’était la voix de l’espoir.
Yurovsky expliqua :
« Il faut que je vous prenne en photo. Certains croient que vous vous êtes échappés. Alors, placez-vous tous ici, bien groupés. »
Les filles derrière la mère assise, Nicolas près d’Alexis, les quatre personnes qui n’appartenaient pas à la famille en léger retrait. On leur avait demandé tant de choses bizarres, au cours des seize derniers mois, que cette séance de photo, en pleine nuit, avant un nouveau départ pour ailleurs, n’était pas tellement plus inquiétante. Quand Yurovsky sortit de la pièce en claquant la porte derrière lui, personne ne fit le moindre commentaire. Puis la porte se rouvrit.
Mais nullement sur un photographe porteur d’un gros appareil et de son trépied.
Onze hommes armés entrèrent, comme à la parade. Yurovsky bon dernier. Il avait la main droite enfoncée dans sa poche, et une feuille de papier dépliée dans la main gauche.
Il en lut le texte, à haute voix :
« Eu égard au fait que vos parents et amis continuent de critiquer la Russie soviétique, le Comité supérieur de l’Oural a décidé votre exécution. »
Nicolas hésitait à comprendre. Dehors, le moteur d’un quelconque véhicule s’emballait. Son grondement s’enflait et retombait dans le silence. Nicolas regarda sa famille, puis se retourna vers Yurovsky.
« Quoi ? Quoi ? »
Le Russe ne changea pas d’expression. Il relut le verdict inscrit sur la feuille de papier, puis sortit sa main droite de sa poche.
Nicolas découvrit le revolver.
Un colt à barillet.
Le canon monta vers son front.