29

18 H 40

Lord se rangea dans les bois, à l’écart de la route boueuse. Le crépuscule glacé avait débouché sur une nuit sans lune, plus froide encore. Il n’était pas fou de joie à l’idée d’exhumer et d’ouvrir un cercueil vieux de trente ans, mais pouvait-il s’en dispenser ? Il était convaincu, désormais, que deux Romanov avaient quitté vivants Ekaterinbourg. Avaient-ils pu également quitter la Russie ? Et survivre assez longtemps pour avoir des enfants ? C’était une autre paire de manches, et il n’y avait qu’une seule façon de le découvrir.

Vassily Maks leur avait fourni deux bêches et une torche électrique aux piles quelque peu défaillantes. Le cimetière était situé en pleine forêt, à trente kilomètres de Starodug. Rien ni personne alentour, excepté de gros peupliers et une ancienne chapelle de pierre qui servait occasionnellement aux funérailles.

Ils utilisaient toujours le véhicule que Josif Maks leur avait procuré le matin même. Maks avait promis de les rejoindre chez Vassily, avec leur propre voiture. Mais comme il n’était pas encore là vers six heures, Vassily leur avait conseillé de partir. Il s’expliquerait avec Josif et tous deux attendraient leur retour. Le vieux fermier paraissait aussi impatient qu’eux d’apprendre quel secret son père avait préservé si longtemps, fût-ce au-delà de sa propre mort. Il existait une autre information qu’il leur transmettrait lorsqu’il connaîtrait les dispositions posthumes de son père. Un autre dispositif de sécurité dont il ferait part à son neveu Josif, qu’il initiait peu à peu et qui lui succéderait, dans la connaissance du secret, lorsqu’il irait rejoindre son père.

Miles Lord portait, sur un chandail de laine, une veste apportée d’Atlanta, avec des gants de cuir et de grosses chaussettes tricotées. Son jean venait également d’Atlanta. Quant au chandail, il l’avait acheté à Moscou, deux ou trois semaines auparavant. Dans des circonstances normales, son monde eût été celui des costumes trois-pièces et des chemises à cravate, avec le jean réservé au dimanche. Mais le monde avait beaucoup évolué, durant les quelques derniers jours.

Maks leur avait également fourni de quoi se défendre. Sous la forme d’un vieux fusil à culasse mobile qu’un spécialiste eût probablement tenu pour une antiquité. Mais l’arme était bien graissée, et Vassily leur avait montré comment la charger et procéder correctement à l’éjection de la cartouche brûlée. Ils risquaient, leur avait-il dit, de rencontrer des ours, particulièrement susceptibles à la veille de leur hibernation.

Lord ne connaissait pas grand-chose en matière d’armes à feu. Il n’avait tiré qu’une fois ou deux avec un fusil de chasse, en Afghanistan. L’idée d’avoir à recommencer ne lui souriait guère, mais un peu plus, tout de même, que cette confrontation possible avec un ours susceptible. La surprise était venue d’Akilina, qui avait adroitement épaulé le fusil et logé, à cinquante mètres, trois balles bien groupées dans le tronc d’un arbre. Un autre petit talent qu’elle tenait de sa grand-mère. Lord en était très heureux. Au moins, sur eux deux, il y en avait une qui savait ce qu’elle faisait.

Il sortit les deux bêches et la torche électrique du coffre arrière où se trouvaient également leurs sacs. Dès qu’ils auraient terminé, après un dernier crochet par la ferme de Vassily, ils avaient l’intention de partir. Où, c’était toute la question, mais si leur quête du Graal devait s’arrêter là ils fileraient jusqu’à Kiev et prendraient un avion pour les États-Unis.

Il ne rappellerait Taylor Hayes qu’une fois bien au chaud à Atlanta, dans son appartement.

« Allons-y. Autant nous débarrasser de cette corvée. »

Le cimetière était entouré de grands arbres dont les branches, fouaillées par une brise qui leur coupait la figure, emplissaient de surcroît leurs oreilles d’une musique de circonstance. Ils pénétrèrent dans l’enceinte en ruine, utilisant leur torche électrique à regret. Les piles tiendraient-elles jusqu’à l’exhumation du cercueil ?

Les premières tombes se dressaient droit devant eux, au-delà d’une clairière. Des pierres hautes à la mode du vieux monde, et même au sein de l’obscurité, il était évident que les concessions n’avaient pas été renouvelées. Une couche de givre recouvrait tout, et la noirceur du ciel annonçait encore de la pluie, à brève échéance. Aucune barrière ne marquait les divisions, si divisions il y avait jamais eu. L’ancien portail avait également disparu, la piste extérieure se poursuivait simplement dans le cimetière, sans solution de continuité. Lord se représenta, vaguement, une famille endeuillée conduite par un prêtre en robe noire jusqu’à un cercueil en attente, auprès d’un trou fraîchement creusé.

Un bref jet de lumière leur révéla que toutes les tombes étaient envahies par des mauvaises herbes. Des plantes grimpantes s’enroulaient autour des pierres dressées. Lord éclaira quelques noms, quelques dates. Certaines remontaient à plus de deux cents ans.

« Maks nous a dit tout au fond, à partir de la route. »

Leurs souliers s’enfonçaient dans la terre spongieuse, détrempée par les pluies tenaces de l’après-midi. Du moins n’auraient-ils pas trop de mal à creuser.

Ils découvrirent la tombe, un peu mieux entretenue que ses voisines. Un peu seulement. Ils déchiffrèrent les mots gravés au-dessous de Kolya Maks.

CELUI QUI TIENDRA JUSQU’AU BOUT,
CELUI-LÀ SERA SAUVÉ.

Akilina soulagea son épaule du poids de l’antique pétoire.

« On y est, non ? »

Il lui tendit une des bêches.

« Le mieux est de s’en assurer tout de suite. »

La terre était effectivement plus que meuble. Vassily leur avait dit que le cercueil ne serait pas enterré bien profond. Les Russes tendaient à inhumer leurs morts de cette façon, et Lord espérait que le vieux fermier ne se trompait pas.

Akilina creusait sur le devant de la tombe, lui à sa partie postérieure. Il décida que le plus pressé était de savoir si le cercueil était toujours là et perça, volontairement, un étroit puits vertical qui, à nettement moins de un mètre, rendit un son mat au fer de sa bêche. Il éclaira son travail, révélant ce qui devait être un couvercle de bois pourri.

« Ce cercueil ne sortira jamais de là-dedans !

— Voilà qui augure assez mal du corps », renchérit la jeune femme, frissonnante.

Ils continuèrent à creuser, rejetant des pelletées lourdement chargées de terre et d’eau. Vingt à vingt-cinq minutes plus tard, ils disposaient d’une large tranchée rectangulaire.

Lord braqua la torche électrique.

À travers les brèches du couvercle, ils distinguèrent le corps. Utilisant sa bêche comme un levier, Lord évacua les morceaux de bois désagrégé, exposant ce qui avait été Kolya Maks.

Le Russe portait l’uniforme d’un garde du palais. Des taches de couleur se devinaient encore, çà et là dans le faisceau déclinant de la torche. Des rouges fanés, des bleus passés, des noirs qui avaient dû être blancs, jadis. Boutons de cuivre et ceinturon à boucle dorée tenaient encore leur place, mais des vêtements eux-mêmes, ne restaient que lambeaux et débris divers.

Le temps n’avait pas davantage épargné le corps. Plus rien ne subsistait du visage, sinon les orbites vides, l’orifice osseux du nez disparu, et les dents serrées sur un ultime rictus. Comme son fils l’avait dit, les os des mains croisées encadraient un coffret de métal posé sur les côtes pointées selon un angle baroque.

Lord avait appréhendé la puanteur, mais rien ne s’élevait de la tombe sinon une odeur de moisissure, de terre humide et de lichen. Il se servit de la bêche pour disperser les restes des mains et des bras. Un petit morceau d’une des mains acheva de tomber en poussière, et deux gros asticots s’enfuirent éperdument, sur le couvercle du coffret.

Akilina s’empara de l’objet, le déposa doucement dans la terre remuée. L’extérieur était sale, mais apparemment intact. Du bronze, sans doute, pour mieux résister à l’oxydation. Un cadenas fermait le couvercle.

« C’est lourd », dit-elle, un peu essoufflée par l’effort qu’elle venait de faire.

Il s’agenouilla et soupesa le coffret. Elle avait raison. Il le secoua d’un côté et de l’autre. Quelque chose de massif et de dur se déplaça à l’intérieur. Il reposa l’objet sur le sol et saisit une bêche.

« Reculez un peu ! »

Il frappa le cadenas du fer de la bêche. Trois coups rompirent le système de fermeture. Il se penchait pour soulever le couvercle quand une lumière apparut, derrière les grands arbres. Ils aperçurent quatre points lumineux, à quelque distance, les phares de deux voitures qui approchaient rapidement de l’endroit où était parquée la leur. Et puis, les phares s’éteignirent.

« Fichons le camp ! »

Il prit le coffret sous son bras, abandonnant les bêches. Akilina portait le fusil.

Ils plongèrent entre les arbres au-delà du trou béant, assez loin pour se perdre dans la broussaille. Lord se sentait trempé jusqu’aux os, mais prenait surtout garde à ne pas trop secouer le coffret, dont le contenu était peut-être fragile. Ils décrivirent un large crochet, pour se rapprocher de leur voiture. Le vent soufflait de plus en plus dans les arbres dégarnis par l’automne.

Deux torches électriques s’allumèrent, au loin.

Pliés en deux, ils s’écartèrent un peu plus du chemin direct, toujours parmi les arbres. Quatre silhouettes sombres apparurent, qui pénétrèrent dans le cimetière. Trois se tenaient très droits et progressaient d’un bon pas. Penchée en avant, la quatrième se déplaçait moins vite. L’une des torches électriques révéla le visage de Droopy, les traits empâtés de l’inspecteur Orleg. Puis Lord reconnut la silhouette voûtée. C’était celle de Vassily Maks.

« Monsieur Lord, appela Orleg, en russe, nous savons que vous êtes ici. Ne compliquez pas les choses.

— C’est qui ? chuchota Akilina.

— Un problème.

— Le type qui tient la torche était dans le train.

— L’autre aussi. »

Il baissa les yeux vers le fusil.

« Au moins, cette fois, on est armés. »

Ils continuèrent à les observer, d’où ils étaient, alors que les quatre hommes marchaient vers la tombe ouverte, à la lueur de leurs torches.

« C’est là que le paternel est enterré ? » demanda Orleg.

Vassily Maks s’arrêta près de la tombe. Ils n’entendirent pas sa réponse, mais perçurent clairement, en revanche, l’apostrophe de l’inspecteur :

« Montre-toi, Lord, ou je descends ce vieux gâteux. À toi de choisir ! »

Lord faillit arracher le fusil des mains d’Akilina, pour foncer sur cette ordure, à l’aveuglette, mais les autres portaient sûrement des armes, eux aussi, et savaient s’en servir. Était-ce le moment de jouer leur vie sur la prédiction d’un charlatan mort depuis près d’un siècle ? Avant qu’il pût prendre une décision, toutefois, Vassily Maks lui cria :

« Pas de souci à mon sujet, Corbeau. J’y suis préparé. »

Simultanément, le vieux fermier prit sa course. Les trois autres ne bougèrent pas, mais Droopy leva le bras, pointant un revolver.

« Si tu m’entends, Corbeau. La colline russe ! »

Une détonation déchira la nuit. Vassily Maks s’écroula dans la terre détrempée.

La respiration de Miles Lord se coinça dans sa gorge. Il sentit Akilina se raidir contre lui. Ils regardèrent Cro-Magnon parcourir quelques mètres, ramasser le cadavre et le traîner jusqu’à la tombe de Kolya Maks où il le laissa choir auprès de son père.

« Il faut qu’on s’en aille », murmura Lord.

Elle ne discuta pas.

Ils rampèrent, d’arbre en arbre, vers l’endroit où étaient parquées les trois voitures.

Des pas approchaient, venant du cimetière.

Les pas d’une seule personne.

Ils s’accroupirent dans la broussaille.

Droopy apparut, torche au poing. Des clefs cliquetèrent, dans l’obscurité, et la malle arrière d’une des voitures s’ouvrit brusquement.

Lord se rua en avant. Droopy parut l’entendre, et se redressa. Trop tard. Lord abattit le lourd coffret métallique sur la tête du gangster.

Droopy s’écroula dans la boue.

Lord s’assura qu’il avait son compte, et jeta un coup d’œil dans la malle ouverte. Une petite lumière éclairait les yeux morts de Josif Maks.

Quelle était cette autre prédiction de Raspoutine ? Douze devront mourir avant que la résurrection ne soit accomplie. Par la Sainte Vierge et tous les saints ! Deux étaient morts. Deux de plus.

En le rejoignant, Akilina découvrit le corps.

« Ah non ! Pas les deux !

— Le temps nous manque pour nous attendrir. Va t’asseoir au volant de notre voiture. Pas de claquement de portière. Ne démarre pas le moteur avant que je te le dise. »

Il lui remit les clefs et le coffret métallique. Puis il s’empara du fusil.

La tombe des Maks était à une bonne cinquantaine de mètres. Pas le terrain le plus facile à négocier, surtout dans le noir. Cro-Magnon et Orleg devaient battre la campagne. Droopy, de son côté, avait reçu mission de ramener le corps de Josif. Une tombe ouverte : quel meilleur endroit où cacher deux corps ? Ils leur avaient même laissé les bêches. Mais le temps travaillait pour eux. Il fallait faire vite.

Il tira une balle dans un des pneus arrière de la voiture. Puis, après avoir vivement rechargé selon les instructions de Vassily, il creva un pneu avant de l’autre voiture. Alors, il courut jusqu’à la leur et s’y engouffra.

« Démarre. En vitesse. »

Akilina tourna la clef de contact et passa la première. Les pneus dérapèrent dans la boue, elle redressa tant bien que mal et catapulta le véhicule vers la route.

Elle poussa l’accélérateur au plancher. Ils foncèrent dans la nuit noire.

Ils retrouvèrent, bientôt, la route nationale et piquèrent droit au sud. Une heure s’écoula, durant laquelle leur excitation tomba graduellement, tempérée par le souvenir de la mort effroyable de ces deux hommes, dont il leur était impossible de ne pas endosser la responsabilité. S’ils n’étaient pas venus les voir…

La pluie recommençait. Même le ciel semblait partager leur détresse. Pour lui-même plus que pour Akilina, Lord murmura :

« Je ne peux pas croire à tout ce qu’il nous est arrivé, depuis hier.

— Ce que nous a dit le professeur Pachenko doit être vrai. »

Pas exactement ce que Miles Lord souhaitait entendre.

« Range-toi vite. »

Rien alentour, que champs obscurs et forêts touffues. Ils roulaient depuis des kilomètres sans apercevoir une seule maison. Aucun autre véhicule derrière eux, et seulement trois dans la direction opposée.

Akilina dirigea la voiture sur la berme herbeuse.

« Qu’est-ce qu’on fait ? »

Il attrapa le coffret de bronze, sur la banquette arrière.

« On essaie de voir si tout ça valait le coup d’être vécu. »

Il posa sur ses genoux la lourde boîte métallique. Le fer tranchant de la bêche en avait brisé la serrure, et le rebord extérieur avait un peu souffert. Il acheva de dégager le porte-cadenas et souleva lentement le couvercle. Il braqua alors le faisceau de la torche électrique sur le contenu du coffret.

La première chose qui lui sauta aux yeux fut la couleur de l’or.

Le lingot avait la taille d’une barre de chocolat Hershey. Trente ans sous terre n’avaient pas diminué son éclat. Imprimé dans le métal se distinguait un numéro, suivi des lettres N et R que séparait un aigle à deux têtes. Le sceau de Nicolas II. Lord l’avait vu plus d’une fois, en reproduction. Il y avait là au moins deux kilos d’or. Peut-être plus. Il en estima la valeur à environ trente mille dollars. « En direct du Trésor royal ! s’exclama-t-il.

— Comment tu le sais ?

— Je le sais. »

Un petit sac de toile, détérioré par le temps, matelassait le lingot. Probablement du velours, jadis. Bleu foncé ou bien pourpre. Il le pressa entre ses doigts. Le sac contenait quelque chose de dur ainsi qu’un autre objet plus petit. Il remit la torche à Akilina et se servit de ses deux mains pour déchirer la toile pourrissante.

Une plaque en or apparut. Ainsi qu’une clef de cuivre. Numérotée C.M.B. 716. Les mots gravés sur la plaque étaient en caractères cyrilliques. Il les lut à haute voix :

 

« Servez-vous de lorVous en aurez besoinet votre tsar le comprendVous pourrez aussi fondre cette plaque pour acquérir un peu plus dargentLa clef vous permettra daccéder au prochain portaildont lemplacement devrait déjà être clair à vos yeuxSinonvotre quête sarrête icicomme il se doitSeule la cloche de lenfer pourra vous emmener plus loin.

À lAigle et au Corbeaubonne chancesous le regard de DieuEt que tout intruspour léternitéconnaisse la griffe du diable. »

 

« Mais on ne sait pas où se trouve le prochain portail, s’exclama Akilina. 

— Ou peut-être que oui. »

Elle lui jeta un coup d’œil surpris. Lord entendait encore les derniers mots que Vassily Maks avait hurlés, juste avant de mourir, à l’intention du Corbeau : La colline russe.

Sa mémoire lui restitua, en avalanche, tout ce qu’il avait appris au cours des années. De 1818 à 1920, la guerre civile avait sévi sur la Russie. Les forces de l’armée Blanche recevaient d’importants subsides des Américains, des Anglais et des Japonais, dont les intérêts menaçaient de s’engloutir dans la tourmente. Le sort des bolcheviks chancelait sur ses bases, et de l’or, des munitions, du ravitaillement pénétraient en Russie par la ville frontière de Vladivostok, sur la côte du Pacifique. D’après Maks, les deux petits Romanov avaient été convoyés vers l’est, à l’écart de l’armée Rouge. Vladivostok se situait à l’extrême point oriental. Des milliers de réfugiés russes avaient suivi ce même itinéraire, les uns pour fuir les Soviets, les autres pour repartir du bon pied, loin de chez eux. La côte ouest des États-Unis était devenue un pôle magnétique autant qu’un miroir aux alouettes, tant pour les réfugiés que pour le financement de l’armée Blanche, finalement écrasée par Lénine et les Rouges.

Lord entendit, de nouveau, résonner l’appel ultime de Vassily Maks. « Si tu m’entends, Corbeau… La colline russe. »

Entendre au sens propre, mais aussi comprendre.

North Beach à l’est, Nob Hill au sud. Vieilles maisons et cafés pittoresques, magasins de curiosités voisinant au sommet comme à flanc de pente, dans un secteur « tendance » d’une ville « tendance ». Mais au début du XIXe siècle, c’était là qu’un groupe de trappeurs russes avait essaimé. À l’époque, versants rocheux et terrains abrupts n’étaient peuplés que d’Indiens miwoks et ohlones. Plusieurs décennies s’écouleraient avant que l’homme blanc n’affirmât sa suprématie. Le nom du lieu-dit découlait de la légende des tombes étrangères.

La colline russe.

San Francisco, Californie.

Amérique du Nord.

C’était là que les deux petits Romanov avaient été conduits.

Lord expliqua tout à Akilina.

« C’est parfaitement logique. Les États-Unis sont vastes. Facile d’y planquer deux ados que personne n’aurait l’idée d’aller rechercher là-bas. Les Américains ne savaient presque rien de la famille impériale. Tout le monde s’en fichait. Si Youssoupov était aussi intelligent qu’il commence à nous apparaître, c’est la question, ou plutôt la réponse qui nous vaudra le jackpot. »

Akilina l’écoutait, perplexe. Il lui montra la clef de cuivre marquée C.M.B. 716.

« À mon avis, c’est la clef d’un compartiment numéroté, dans une banque de San Francisco. Nous n’aurons qu’à trouver laquelle, quand on y sera. En souhaitant qu’elle existe encore.

— Possible, d’après toi ?

— San Francisco possède un vieux quartier financier. Il y a une bonne chance. Même si la banque a disparu, il est possible que les coffres aient été transférés chez un successeur désigné. C’est une pratique très courante. »

Après un temps de réflexion :

« Vassily nous avait dit qu’il aurait un renseignement de plus à nous donner, si nous ne revenions pas bredouilles du cimetière. Je parie que San Francisco sera notre prochaine étape.

— Il a dit qu’il ne savait pas où les enfants avaient été conduits.

— Un pieux mensonge, pour le cas où nous ne rapporterions pas le coffret. Notre boulot, maintenant, va être de trouver cette cloche de l’enfer, quelle qu’elle puisse être. »

Il soupesa le lingot.

« Malheureusement, ce truc est inutile. On ne lui fera jamais passer la douane. Peu nombreux doivent être aujourd’hui les possesseurs d’or impérial ! Tu as raison, Akilina. Tout ce que nous a dit le professeur Pachenko doit être vrai. Aucun paysan russe ne garderait un truc pareil sous le coude sans le faire fondre, à moins d’estimer qu’il n’est plus précieux tel quel. Kolya Maks y croyait, ainsi que Vassily. Idem pour Josif. C’est ce qui a causé leur perte. »

Il regardait droit devant lui, à travers le pare-brise de plus en plus crasseux.

« Où sommes-nous ? demanda-t-il.

— Près de la frontière avec l’Ukraine, presque en dehors de Russie. Cette route mène à Kiev.

— Loin ?

— Quatre cents bornes. Peut-être moins. »

Il se remémora les briefings du département d’État, avant son départ pour Moscou. Pas de contrôles à la frontière entre Ukraine et Russie. Trop cher pour équiper, en hommes et en matériel, tous les postes nécessaires. Et trop de Russes vivaient en Ukraine pour que l’entreprise eût le moindre sens.

Il se retourna pour observer la route, à travers la lunette arrière. Combien de temps avant que Droopy, Cro-Magnon, Orleg aient pu reprendre la poursuite ?

« Allons-y. Pleins gaz. Et à Kiev, le premier avion. »