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13 H 10

Le L-1011 des United Airlines volait à quarante mille pieds au-dessus du désert d’Arizona. Il avait décollé, à midi cinq, de l’aéroport d’Atlanta et, grâce à un vol de cinq heures compensé par un décalage horaire de trois heures, ils se poseraient à San Francisco peu après quatorze heures. Au cours de la journée écoulée, Lord avait fait les trois quarts d’un tour du monde, mais il était heureux d’être rentré au bercail, même s’il ne savait pas très bien ce qu’il allait faire en Californie.

« Vous êtes toujours aussi nerveux ? lui demanda Akilina, en russe.

— Pas habituellement. Mais les circonstances sont tout à fait inhabituelles.

— Il faut que je vous avoue quelque chose. »

Lord percevait clairement son embarras.

« Je n’ai pas été totalement franche avec vous… dans votre appartement. »

Assis auprès d’elle, du côté droit de l’appareil, il l’observait, légèrement perplexe.

« Vous m’avez demandé si personne n’avait jamais compté dans ma vie, et j’ai répondu non. Ce n’était pas totalement vrai. »

Elle était de plus en plus mal a l’aise, et il se sentit forcé de lui dire :

« Vous n’avez rien à m’expliquer, si vous ne le désirez pas vraiment.

— Mais je le désire. »

Il s’assit plus confortablement sur son siège.

« J’ai rencontré Tousya à l’école du cirque, où l’on m’avait envoyée après mes études secondaires. Il n’avait jamais été prévu que j’entrerais à l’université. Mon père était trapéziste, et j’avais toujours eu envie de prendre sa suite, dans quelque autre spécialité. Tousya était acrobate. Bon, mais pas assez pour quitter le professorat. Toutefois, il ambitionnait de se marier.

— Alors ?

— Sa famille vivait dans le Nord, à la limite des plaines gelées. Comme il n’était pas de Moscou, nous aurions été forcés de vivre chez mes parents, en attendant d’obtenir un autre logement. Pour nous marier, il nous fallait leur consentement, et ma mère l’a refusé.

— Pourquoi diable ?

— À ce moment-là c’était déjà une femme aigrie. Mon père n’était pas encore ressorti du camp de travail. Elle lui en voulait à cause de son projet de quitter le pays. Elle a vu que je pourrais être heureuse, et elle s’est vengée de ses propres souffrances en frustrant mes espoirs de bonheur.

— Vous n’auriez pas pu aller vivre ailleurs ?

— Tousya ne le voulait pas. Il voulait rester à Moscou. Tous ceux qui n’étaient pas moscovites ambitionnaient de le devenir. Sans me consulter, il s’est engagé dans l’armée. C’était ça ou travailler en usine, quelque part ailleurs. N’importe où. Dès qu’il aurait acquis le droit de vivre où il le désirait, il reviendrait.

— Et qu’est-il devenu ? »

Elle hésita un instant avant de répondre :

« Il est mort en Tchétchénie. Pour rien puisqu’à la fin du compte, tout est retombé comme avant. Je n’ai jamais pardonné à ma mère ce qu’elle nous avait fait.

— Vous l’aimiez ?

— Autant qu’une très jeune fille peut aimer. Qu’est-ce que l’amour ? Pour moi, c’était un répit temporaire dans la réalité de la vie. Vous m’avez demandé si je pensais que les choses seraient différentes, avec le retour d’un tsar. Comment pourraient-elles être pires ? »

Il ne discuta pas son point de vue. Elle reprit au bout d’un moment :

« Nous sommes différents, vous et moi. D’une certaine façon, je ressemble à mon père. La cruauté de notre mère patrie nous a coûté, à lui comme à moi, notre amour. Vous haïssez également votre père. Mais vous avez pleinement profité des occasions offertes par votre pays. Intéressant de voir comment l’existence peut créer de tels extrêmes ! »

Bien vrai, pensa-t-il.

 

Une foule compacte encombrait l’aéroport international de San Francisco. Ils avaient voyagé léger, juste avec un sac pendu à l’épaule. S’ils ne trouvaient rien dans les quarante-huit heures, Lord avait l’intention de regagner Atlanta et de renouer le contact avec Taylor Hayes. Tant pis pour Raspoutine et pour Pachenko, qu’ils aillent au diable. Il avait failli appeler le bureau, avant de quitter Atlanta, mais y avait renoncé finalement. Autant exaucer les vœux de Pachenko le plus longtemps possible, en essayant de confirmer cette prophétie qu’il avait prise, jusque-là, pour une pure foutaise.

Ils se laissèrent porter par la foule jusqu’à la paroi de Plexiglas au-delà de laquelle brillait le soleil de la côte Ouest.

« Qu’est-ce qu’on fait ? » murmura Akilina, en russe.

Il ne répondit pas. Quelque chose venait d’attirer son attention, au cœur de la bousculade environnante.

« Venez », souffla-t-il en lui prenant la main.

Contre le mur, non loin du tapis roulant où cascadaient les bagages, trônait une des vitrines murales violemment éclairées vantant les mérites de n’importe quoi, depuis les préservatifs jusqu’aux grands hôtels de San Francisco. Lord avait repéré, de loin, cette reproduction photographique d’une sorte de temple barré de la mention :

CREDIT AND MERCANTILE BANK OF SAN FRANCISCO
UNE TRADITION LOCALE DEPUIS 1884

« Qu’est-ce que ça dit ? »

Il lui rappela la raison sociale ainsi que son slogan, sortit de sa poche la clef de cuivre et lui montra les initiales gravées dans le métal : C.M.B.

« Je crois que cette clef est celle d’un coffre de la Banque de crédit en question. Qui était déjà là au temps de Nicolas II.

— Vous êtes absolument sûr qu’il s’agit du bon endroit ?

— Absolument, non.

— Alors ?

— Bonne question. Il nous faut, d’abord, une histoire convaincante. Je doute que la banque nous accueille à bras ouverts, avec une clef vieille de plusieurs décennies, et qu’elle nous laisse vider le coffre, si coffre il y a. Ils vont forcément nous poser des questions. »

Son esprit d’avocat tournait à plein rendement.

« Mais j’entrevois un bon moyen de contourner la difficulté. »

Trente minutes de taxi entre l’aéroport et le centre-ville. Lord avait choisi un hôtel de la chaîne Marriott, juste dans le voisinage du quartier des affaires. Le gigantesque bâtiment vitré ressemblait à un juke-box. Il avait opté pour cet hôtel à cause de son emplacement, mais aussi, et surtout, à cause de son cyberespace bien équipé.

Ils déposèrent leurs sacs dans la chambre et redescendirent tout de suite. Sur un des ordinateurs disponibles, il pianota HAUTE COUR DE JUSTICE DU COMTÉ DE FULTON – DIVISION TESTAMENTAIRE. Il connaissait par cœur la façon réglementaire de présenter le document autorisant un tiers à opérer au nom d’une personne décédée. Il en avait lui-même rédigé plusieurs dans le passé, mais pour être sûr de ce qu’il faisait, il se brancha sur Internet. Le Web regorgeait d’adresses offrant toute possibilité de réaliser les documents les plus complexes. Il y avait un site ouvert par l’université d’Emory, à Atlanta, dont il utilisait couramment les services.

Quand l’imprimante cracha la feuille fraîchement remplie, il la montra à Akilina.

« Vous êtes la fille d’une certaine Zaneta Ludmilla. Votre mère vient de mourir et vous a laissé cette clef dans son coffre de banque. La haute cour du comté de Fulton, Georgie, vous a désignée comme sa seule représentante légale, et je suis votre avocat. Comme votre connaissance de la langue anglaise n’est pas parfaite, je suis là pour parler en votre nom. En tant que représentante de votre mère, vous avez le droit et le devoir d’inventorier ses biens, y compris le contenu de son coffre. »

Elle souriait.

« Juste comme en Russie, quoi. Faux papiers et mensonges bien préparés. La voie royale du succès. »

 

Malgré l’impression suscitée par sa publicité, la Banque de commerce et de crédit n’était pas logée dans quelque bâtiment de granit néoclassique, mais dans un des immeubles ultramodernes de verre et d’acier du quartier des affaires, à l’ombre des tours caractéristiques de la Transamerica. Lord connaissait sur le bout du doigt l’histoire de ce quartier entouré de gratte-ciel. Banques et compagnies d’assurances y abondaient, qui valaient au secteur l’étiquette de Wall Street de lOuestFirmes d’engineering, d’informatique et de vêtements en gros y figuraient également en grand nombre. L’or de la Californie avait alimenté la création ainsi que la nature du secteur, et puis l’argent du Nevada s’était forgé une place de choix dans le monde financier d’Amérique du Nord.

L’intérieur de la Crédit and Mercantile Bank était un mélange très tendance de bois plastifié, de pierre artificielle et de Plexiglas. Les coffres occupaient une salle du troisième étage, avec une préposée aux cheveux blonds assise derrière un bureau. Lord exhiba sa clef, ses documents bidon et sa propre carte professionnelle. Il déployait tout son charme, espérant qu’il n’y aurait pas de questions, mais l’expression curieuse de l’employée n’était guère encourageante.

« Ce numéro ne correspond à aucun de nos coffres.

— Mais la C.M.B. est bien votre banque ? »

Elle se reporta à la clef de cuivre.

« Ce sont bien nos initiales. »

À regret. Comme si cette constatation lui causait une peine immense.

Il décida d’essayer la fermeté.

« Madame… Mlle Ludmilla, ici présente, brûle de régler les affaires de sa mère. Ce décès lui a été particulièrement douloureux. Nous avons toutes raisons de croire qu’il s’agit là d’un coffre très ancien. Est-ce que votre banque ne conserve pas les coffres sur une longue période de temps ? D’après vos placards publicitaires, cet établissement existerait depuis 1884.

— Monsieur Lord, je vais parler plus lentement, puisque vous ne semblez pas me comprendre. »

Lord détestait cette femme un peu plus à chaque nouvelle syllabe prononcée.

« La banque ne possède aucun coffre numéroté 716. Notre système de numérotation est différent. Nous utilisons, depuis l’origine, un code composé de lettres et de chiffres. »

Il se retourna vers Akilina pour lui traduire en russe :

« Elle ne va pas céder d’un pouce. Elle dit que la banque n’a aucun coffre numéroté 716.

— Qu’est-ce que vous racontez ? s’inquiéta la femme.

— Je lui dis qu’elle va devoir contenir son chagrin un peu plus longtemps, parce que ce n’est pas ici qu’on trouvera la moindre réponse. »

Puis, à Akilina :

« Prenez un air triste. Avec quelques larmes, si possible.

— Je suis acrobate de cirque, pas actrice. »

Il lui prit les mains, tendrement, avec un regard compréhensif.

« Essayez. Ça peut marcher.

— Écoutez, intervint la femme en leur rendant la clef. Allez donc voir à la Commerce and Merchants Bank. C’est à trois rues d’ici.

— Ça marche ? questionna Akilina.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? intercala l’employée.

— Elle me demande de lui traduire vos paroles. »

Il se retourna vers Akilina.

« Cette garce a tout de même un cœur, après tout. »

Puis il revint à l’anglais pour une ultime question :

« Cette autre banque existe aussi depuis très longtemps ?

— Ils sont comme nous. Vieux comme Hérode. Quelque part vers les 1890… Je crois. »

 

La Commerce and Merchants Bank était un monolithe de granit et de marbre, avec une façade monumentale à colonnades corinthiennes qui offrait un contraste frappant avec la Crédit and Mercantile et les autres gratte-ciel miroitants du voisinage.

Dès qu’ils en franchirent l’entrée, l’intérieur impressionna favorablement Miles. Cette banque était un établissement à l’ancienne : pylônes de faux marbre, sols dallés, caissiers en cage, vestiges d’un temps où des grilles de fer assuraient la sécurité mieux que les caméras les plus sophistiquées.

On les conduisit au bureau qui contrôlait l’accès aux salles des coffres situées, leur apprit un garde en uniforme, au sous-sol de la banque.

Un Noir d’âge moyen, aux cheveux grisonnants, les y accueillit. Il portait cravate et veste à galons. La chaîne d’une montre de gousset barrait son amorce de bedaine. Il déclina fièrement son nom : Randall Maddox James, apparemment très satisfait que son nom fût en trois parties.

Lord lui montra ses documents testamentaires ainsi que la vieille clef de cuivre. Randall Maddox James ne fit aucune objection, posa une question ou deux, et les pilota jusqu’à un petit escalier, puis à travers plusieurs salles aux murs garnis de rangées de petites portes en acier inoxydable. Tout au fond, s’étendait un local d’apparence très différente. Le métal des petites portes avait perdu tout éclat, et les serrures n’étaient que des points noirs symétriques, sous la lumière crue.

« Ce sont les plus vieux de la banque, expliqua James. Ils étaient déjà là lors du tremblement de terre de 1906. Ce sont les derniers dinosaures de leur espèce. On se demande souvent quand ils seront liquidés.

— Vous ne les vérifiez pas de temps à autre.

— Ce serait contraire à la loi. Tant que le loyer annuel est réglé… »

Lord leva la clef à hauteur d’œil.

« Vous voulez dire qu’il a été payé régulièrement, depuis les années 1920 ?

— Bien sûr. Autrement, il aurait été déclaré caduc et ouvert à la perceuse. La personne décédée a dû s’assurer que tout était en règle. »

Lord se mordit la langue.

« C’est vrai. Mais c’est surprenant tout de même. »

James lui indiqua le 716, à mi-hauteur d’homme. La porte mesurait environ trente centimètres de long sur vingt-cinq de large.

« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis dans mon bureau. »

Lord attendit que la grille d’entrée se fût refermée pour introduire la clef dans la serrure.

Le compartiment recelait un coffret métallique. Lord le fit glisser à l’extérieur. Il était plus lourd, probablement à cause de son contenu, que ses dimensions ne le laissaient prévoir. Il le posa sur une petite table de noyer et l’ouvrit.

À l’intérieur, voisinaient trois sacs de toile pourpre, en bien meilleur état que celui qu’ils avaient extrait de la tombe de Kolya Maks. Il y avait aussi un journal de Berne, soigneusement plié, daté du 25 septembre 1920. Le papier était friable, mais intact. Il palpa l’un des sacs, sentit, à travers la toile, des objets durs de formes diverses. Ouvrant le sac, il en tira deux lingots d’or semblables à celui qui dormait à l’aéroport de Kiev, dans une consigne automatique. Également marqués des initiales N.R. et de l’aigle à deux têtes. Il cueillit un des deux derniers sacs, plus gros, mais plus léger, presque rond. Il en dénoua les cordons de cuir.

Ce qu’il en sortit lui infligea un choc.

L’objet en forme d’œuf représentait une rose guillochée dressée sur un piédestal de couleur verte composé de feuilles veinées qui se révélèrent, à l’examen, ornées de petits diamants roses. Au sommet, brillaient une couronne impériale et deux arcs minuscules sertis d’autres petits diamants et d’un rubis central de la plus belle eau. Quatre lignes de diamants et de perles s’épanouissaient en fleurs de lys sur toute la courbure délicate de l’œuf, parmi des feuilles presque translucides d’or sur fond vert. Le tout pouvait faire quinze centimètres, de la base du piédestal à la couronne miniature.

Il avait déjà vu cette magnifique œuvre d’art.

« Signé Fabergé, dit-il. C’est un œuf de Pâques impérial.

— Je sais, chuchota Akilina. Je les ai vus au musée du Kremlin.

— Celui-ci est connu sous le nom de Lys de la ValléeIl a été offert en 1898 à l’impératrice douairière Maria Féodorovna, la mère de Nicolas II. Il n’y a qu’un problème. Cet œuf de Fabergé faisait partie d’une collection privée. Celle de Malcolm Forbes, un millionnaire américain qui avait acheté douze des cinquante-quatre modèles existants. Sa collection était plus importante que celle du musée moscovite. J’ai déjà vu cet œuf exposé à New York. »

Le claquement de la grille d’entrée lui coupa la parole. Randall Maddox James revenait vers eux, à travers les salles adjacentes. Lord remit l’œuf dans son sac et renoua les cordons de cuir. Les lingots d’or n’avaient pas quitté leur propre sac.

« Tout va bien ? demanda James.

— À merveille. Vous auriez une boîte en carton ou un sac en papier pour nous aider à transporter ces bricoles ? »

James jeta un bref coup d’œil aux petits sacs posés sur la table.

« Naturellement, monsieur Lord. La banque est à votre disposition. »

 

Lord avait hâte d’examiner l’ensemble de leurs trouvailles, mais jugea préférable de quitter d’abord l’établissement. Peut-être devenait-il paranoïaque, mais Randall Maddox James lui paraissait trop curieux. Bien compréhensible, se consola-t-il en revivant, brièvement, tout ce qu’il avait enduré depuis quelques jours.

Ils emportèrent leur butin dans un sac de la Commerce and Merchants Bank muni de solides poignées de corde, et ils s’engouffrèrent dans un taxi qui les déposa devant la bibliothèque municipale. Il se souvenait, depuis une visite précédente, du bel immeuble de trois étages, construit vers la fin du XIXe siècle, qui avait résisté aux tremblements de terre de 1906 et de 1989. Un autre bâtiment s’élevait juste à côté, et la préposée au bureau de renseignements les y renvoya, avec toutes les indications nécessaires. Avant d’examiner les autres articles, Lord voulait consulter un ou plusieurs ouvrages consacrés aux œuvres de Fabergé. Y compris celui qui donnait la liste des œufs de Pâques impériaux.

Dans une salle d’étude, derrière une porte fermée à clef, il étala le contenu du coffre sur la table. L’un des livres lui apprit que cinquante-six et non cinquante-quatre de ces œufs avaient été créés, à partir de 1885, lorsque le tsar Alexandre III avait charge Fabergé de façonner à l’intention de son épouse, l’impératrice Marie, un cadeau de Pâques. Cette fête était la plus importante de l’Église orthodoxe russe, traditionnellement célébrée par un échange d’œufs et de baisers. L’œuvre d’art avait été si chaleureusement accueillie que le tsar en avait commandé une autre pour chacune des Pâques suivantes. Nicolas II, fils d’Alexandre, avait perpétué la tradition, après son couronnement, en 1894. Seule différence, il lui en avait fallu deux, à partir de là : un pour sa femme, Alexandra, un autre pour sa mère.

Chacune de ces créations uniques, toutes d’or émaillé et de pierres précieuses, contenait une surprise : un petit carrosse du couronnement, une réplique du yacht royal, un train, des animaux à ressort ou quelque autre gadget mécanique. Quarante-sept des cinquante-six œufs réalisés étaient répertoriés, avec photos et légendes. Les neuf autres avaient disparu à la révolution bolchevique.

Il trouva une pleine page sur le Lys de la ValléeLa légende était la suivante :

 

C’est le maître orfèvre Michael Perchin, de l’atelier Fabergé, qui a créé cette merveille. La surprise intérieure consiste en trois miniportraits du tsar et des grandes-duchesses Olga et Tatiana, les deux premières filles nées du couple impérial. Fait partie désormais d’une collection privée, à New York.

 

La photo en couleurs était grandeur nature, et les trois miniportraits surmontaient, en éventail, la couronne supérieure. Chaque photo mettait en valeur le fond d’or, les minuscules diamants qui ornaient ces portraits. Celle du tsar montrait Nicolas II en grand uniforme, visage barbu, épaules et haut du torse clairement visibles. À sa gauche, c’était Olga, l’aînée, visage angélique de trois ans encadré de boucles blondes. À sa droite, c’était Tatiana bébé, âgée de moins d’un an. Au dos de chaque portrait, figurait la date du 5 avril 1898.

Il compara l’œuf retrouvé à la photo pleine page.

« C’est bien celui-là.

— Mais pas de miniportraits à l’intérieur du nôtre », déplora Akilina.

Lord se reporta au bouquin. Il apprit qu’un mécanisme caché – commandé par un petit bouton, sur le côté de l’œuf – déployait l’éventail des trois portraits. Il posa l’œuf sur la table et tourna le bouton. Lentement, la couronne endiamantée s’éleva, le portrait de Nicolas II apparut, identique à la reproduction de l’ouvrage documentaire. Puis ce fut le tour de deux autres portraits en miniature, un garçon et une fille.

Le bouton refusait de tourner davantage. Il n’insista pas. Les deux visages étaient clairement lisibles. Alexis et Anastasia. En feuilletant un autre ouvrage, il découvrit une photo des enfants impériaux, prise en 1916, avant leur emprisonnement. C’étaient bien Alexis et Anastasia, mais sur les portraits sortis de l’œuf, ils étaient nettement plus âgés, leurs vêtements, de facture occidentale, aussi bien la chemise du tsarévitch que la blouse claire d’Anastasia. Au dos des deux portraits, apparaissait également une date : 5 avril 1920.

« Ils sont plus vieux, s’étrangla Miles Lord. Ils ont survécu. »

Il déplia le journal jauni. Il lisait sans trop de difficultés le suisse allemand, et remarqua tout de suite l’article que présentait la pliure des vieilles feuilles. MORT DU MAÎTRE ORFÈVRE FABERGÉ, disait la manchette. Le texte rapportait le décès de Carl Fabergé, à l’hôtel Bellevue, la veille, à Lausanne. Il était arrivé depuis peu d’Allemagne, fuyant la révolution bolchevique d’octobre 1917. L’article rappelait en outre que la maison Fabergé, créée par Carl en personne, quarante-sept ans auparavant, avait fermé ses portes à la mort des Romanov. Les Soviets avaient saisi un maximum de choses et fermé l’atelier, bien qu’une tentative eût été faite pour que l’entreprise continuât de tourner sous le nom plus politiquement correct de Comité des artisans de la compagnie Fabergé. Le reporter estimait que la fin du parrainage impérial n’avait pas été la seule cause de cet effondrement. La Première Guerre mondiale avait lourdement sapé les ressources de la riche clientèle qui s’intéressait à ses œuvres. L’article se terminait sur la remarque que la société des privilèges semblait définitivement bannie de la Russie. La photo qui accompagnait l’article présentait Fabergé sous les traits d’un homme fini, irrémédiablement brisé.

« Le journal est là comme preuve d’authenticité. »

Il posa l’œuf sur le côté et déchiffra, sous le piédestal, la marque de l’homme qui l’avait ciselé. H.W. Il chercha, dans le même volume, la liste des orfèvres que Fabergé avait employés. Fabergé lui-même ne dessinait ni ne façonnait absolument rien de ses propres mains. C’était lui, le génie tutélaire sous l’égide duquel un conglomérat de sous-fifres avait produit quelques-unes des plus belles pièces d’orfèvrerie jamais conçues. Mais la réalisation effective était l’œuvre des orfèvres. Le livre précisait que Michael Perchin, qui avait créé le Lys de la Vallée, était mort en 1903. Un certain Henrik Wigström, mort en 1923, un an avant Fabergé, avait alors repris les rênes jusqu’à la faillite finale. Le volume contenait une photo de la marque de Wigström – H.W. Lord les compara à celles du piédestal. Elles étaient identiques.

Il vit qu’Akilina tenait en main une autre feuille d’or gravée d’un texte en alphabet cyrillique. Il dut plisser les paupières pour le déchiffrer, mais y parvint peu à peu :

 

À l’Aigle et au Corbeau,

Ce pays est bien le havre qu’il prétend être. Le sang du corps impérial est sauvé. Il attend votre arrivée. Le tsar règne, mais ne gouverne pas. Vous devez y remédier. Les héritiers légitimes se tairont jusqu’à ce que vous puissiez réveiller leurs esprits. Ce que je souhaite aux despotes qui ont détruit notre nation, Radichtchev l’a dit, voilà plus de cent ans, mieux que je ne saurais le dire. « Non, vous ne serez pas oubliés. Damnés pour le siècle des siècles. Du sang dans votre berceau, des cantiques et le grondement de la bataille. Couverts de sang, vous basculerez dans la tombe. »

Veillez-y.

 

« Voilà qui nous fait une belle jambe, râla Lord. Et la cloche de l’enfer ? L’autre texte arraché à la tombe de Maks disait que seule, la cloche de l’enfer pourrait nous montrer le chemin du prochain portail. Il n’y a rien, ici, sur la cloche de l’enfer ! »

Il reprit l’œuf en main et le secoua. Rien à l’intérieur. Il l’examina soigneusement. N’y releva aucune ligne de séparation, aucune ouverture.

« Apparemment, nous sommes supposés en savoir davantage, à ce stade, que nous n’en savons vraiment. Pachenko nous a dit que certaines parties du secret avaient été probablement perdues avec le temps. On a sans doute manqué quelque chose. Qui pourrait nous dire ce qu’est la cloche de l’enfer ? »

Il rapprocha l’œuf de ses yeux afin de contempler les trois petits portraits déployés à sa partie supérieure.

« Alexis et Anastasia ont survécu. Ils étaient là dans ce pays. Ils sont morts depuis longtemps, mais leurs enfants sont peut-être encore de ce monde. Nous sommes près du but, mais tout ce que nous avons, c’est un peu d’or et un œuf qui vaut une fortune. Youssoupov s’est donné beaucoup de mal. Il est allé jusqu’à y mêler Fabergé, ou tout au moins son dernier maître orfèvre, pour réaliser cette œuvre.

— Que va-t-on faire, à présent ? »

Lord se redressa sur sa chaise et réfléchit au problème. Il aurait voulu exprimer un espoir, mais opta finalement pour la franchise :

« Je n’en ai pas la moindre idée. »