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17 H 25
Une BMW de teinte sombre ramassa Taylor Hayes en face de l’hôtel Volkhov. Au terme d’un périple d’une quinzaine de minutes, dans une circulation exceptionnellement fluide, le conducteur s’engouffra sous un porche aboutissant à une vaste cour pavée. Le bâtiment du fond avait été construit dans la première moitié du XIXe siècle, et son style classique en faisait l’un des plus beaux fleurons de l’architecture moscovite. Au temps du communisme, il avait abrité le Centre d’État de la littérature et des arts, mais depuis la chute du régime, l’immeuble, mis aux enchères, avait été raflé par un des « nouveaux riches ».
Hayes descendit de voiture et dit au chauffeur de l’attendre.
Comme de coutume, deux hommes armés d’une kalachnikov patrouillaient dans la cour intérieure. La façade de stuc bleu paraissait plutôt grise dans le jour déclinant. Hayes respira un bon coup, malgré la pollution de l’air, avant de s’engager dans l’allée qui traversait un joli jardin d’automne.
Par une porte en bois de pin ouverte à son intention, il pénétra dans un intérieur caractéristique d’une architecture vieille d’un peu moins de deux siècles. Le plan du rez-de-chaussée ne correspondait pas du tout aux normes modernes. Immense salle de réception par-devant, appartements privés par-derrière. La décoration devait être plus ou moins d’origine, mais Hayes n’avait jamais eu la curiosité de s’en informer. Il remonta, sans s’y attarder, le court labyrinthe des corridors entrecroisés. Parvint au salon lambrissé où se tenaient toujours les réunions.
Quatre hommes l’y attendaient, le verre à la main et le cigare aux lèvres. Ils avaient été présentés, au cours de l’année précédente, sous des noms de code. Hayes était Lincoln, les quatre autres Staline, Lénine, Brejnev et Khrouchtchev. L’inspiration leur était venue à partir d’une gravure en vente dans les boutiques de souvenirs, représentant divers tsars, empereurs et présidents soviétiques réunis autour d’une table, buvant et fumant en réglant les problèmes internationaux. Bien qu’une telle réunion ne fut jamais advenue, et pour cause, le dessinateur avait campé ses personnages en fonction de leur réputation et de leur caractère. Leurs homonymes volontaires s’étaient réjouis, d’avance, à l’idée de reproduire partiellement le tableau populaire, symbolisant, par leur choix, le pouvoir qui leur incombait d’administrer les affaires de la mère patrie.
Les quatre hommes souhaitèrent la bienvenue à leur collègue américain, et Lénine lui servit une rasade de vodka mise au frais dans un seau à glace en argent massif. Saumon fumé et champignons marinés lui furent également proposés, mais Hayes les refusa. Il déclara, en russe :
« J’ai bien peur d’avoir à vous apprendre une mauvaise nouvelle. »
Il leur raconta, succinctement, que Miles Lord était toujours de ce monde.
« Ce qui, intervint Brejnev, nous amène à vous faire remarquer que nous ignorions jusque-là que cet avocat était africain. »
Hayes jugea l’observation déplacée.
« Il ne l’est pas. Il est américain. Mais si vous parlez de la couleur de sa peau, quelle différence cela peut-il bien faire ? »
Staline se pencha en avant. Contrairement au modèle dont il usurpait le nom, sa voix était, en général, celle de la raison :
« Les Américains ont toujours beaucoup de mal à comprendre la sensibilité des Russes à l’égard de la fatalité.
— Quel rapport avec notre affaire ? »
Brejnev suggéra :
« Parlez-nous de ce M. Lord. »
Toute cette histoire agaçait Hayes. Il avait été choqué, a priori, d’apprendre avec quelle désinvolture ces quatre types avaient décidé d’éliminer Miles Lord sans rien connaître de lui ou presque. À leur dernière rencontre, il avait reçu, de la main de Lénine, une carte portant le numéro de téléphone de l’inspecteur Orleg, chargé d’organiser l’opération. Une décision unilatérale qui l’avait fortement contrarié. On ne remplace pas si facilement un précieux collaborateur ! Mais l’objectif était trop important pour qu’il se souciât du sort d’un simple avocat. Il avait donc fait ce qui lui était demandé, mais à présent, certaines questions se posaient d’elles-mêmes. Qui ne comportaient aucune réponse cohérente.
« Miles est entré directement, à sa sortie de fac, au service de ma société. Le meilleur élément de l’université de Virginie. Passionné de culture russe. Maîtrise de langues slaves. Si vous croyez qu’il est facile de trouver un Américain parlant le russe aussi couramment que sa langue maternelle… je me suis dit que sa collaboration serait un atout dans notre jeu, et je n’ai pas changé d’opinion. Beaucoup de mes clients ne jurent que par lui.
— Informations personnelles, réclama Khrouchtchev.
— Né et élevé en Caroline du Sud. Famille relativement aisée. Père ecclésiastique. Un de ces prêcheurs qui vont de ville en ville exhorter les gens à l’amour de Dieu. D’après ce que Miles m’en a dit, il ne s’entendait pas avec son père. Trente-huit ou trente-neuf ans. Célibataire endurci. Vit bien et travaille dur. Un de nos plus précieux opérateurs. Qui n’a jamais créé la moindre difficulté dans l’exercice de ses fonctions. »
Lénine se redressa sur sa chaise.
« D’où vient son intérêt envers la Russie ?
— Je n’en sais foutre rien. D’après les conversations que nous avons eues, votre pays le fascine au-delà de toute expression. Depuis toujours. Il est dingue de votre histoire. Son bureau regorge de traités et de manuels. Il a même fait des conférences sur le sujet et a organisé des rencontres documentaires. À moi de vous reposer une question en deux mots : quelle importance ?
— Aucune, à la lueur de ce qui s’est passé ce matin. Le problème Lord devra attendre. Ce qui nous intéresse, à présent, c’est ce qui se passera demain. »
Hayes n’était pas encore prêt à changer de sujet.
« Pour mémoire, je rappelle que j’étais contre l’élimination de Lord. Je vous ai dit que j’étais assez grand pour le neutraliser, quelles que puissent être vos préventions à son égard.
— Comme il vous plaira, approuva Brejnev. Nous avons décidé que M. Lord serait désormais exclusivement votre problème.
— Parfait. Et ce ne sera pas un problème. Mais personne ne m’a encore expliqué pourquoi Miles Lord était subitement devenu un problème ! »
Khrouchtchev aboya :
« Votre assistant fouille nos archives avec une passion inquiétante.
— C’est la mission dont je l’ai chargé… conformément à vos instructions. »
La tâche assignée était simple : découvrir tout ce qui serait susceptible d’entraver l’accession de Baklanov au trône. Depuis six semaines, Lord remplissait son contrat, dix heures par jour, présentant à mesure des rapports exhaustifs. Qu’avait-il pu révéler au quatuor pour encourir ce jugement sommaire ?
« Point n’est besoin que vous soyez au courant de tout, trancha Staline. Je doute que vous le souhaitiez, d’ailleurs. Disons que l’élimination du sieur Lord était la façon la plus économique de rejeter le problème. L’opération ayant fait long feu, nous nous en remettons entièrement à vous. »
Il ajouta, après une courte pause :
« Pour le moment. »
Avec le sourire. Comme ses trois collègues. Hayes n’appréciait pas leur condescendance. Il n’était que le cinquième membre de ce qu’il appelait, in petto, la Chancellerie secrète. Mais il préféra cacher son irritation en passant à autre chose :
« Tout le monde est bien d’accord sur le fait que le nouveau monarque sera absolu ?
— La question du pouvoir de l’empereur est toujours matière à débat », riposta Lénine.
En d’autres termes, certains aspects de leur entreprise étaient spécifiquement russes et devaient le rester, l’essentiel étant que leurs décisions unilatérales ne risquent pas de mettre en danger l’énorme contribution investie dans l’affaire par les clients de Pridgen et Woodworth. Ni de compromettre les non moins gigantesques retombées escomptées.
« Où en est votre influence auprès de la Commission ?
— Neuf de ses membres voteront avec nous, quoi qu’il arrive, affirma Lénine. On s’occupe à présent de convertir les huit autres. »
Brejnev rappela, maussade :
« Toutes les décisions seront prises à l’unanimité. »
Et Lénine soupira :
« Comment avons-nous pu accepter cette clause ? »
Le principe d’unanimité avait fait partie intégrante de la résolution d’où était sortie la Commission tsariste. Retour du tsar et commission, les deux concepts avaient été chaudement approuvés, mais à la condition expresse qui garantirait l’équilibre du système : rien que des oui, lors de chaque vote. Une seule fausse note, un seul non, et pas de décision homologuée.
« Quand il faudra voter, résuma Staline, sérieux comme un pape, les huit autres auront été mis au pas.
— Vous y travaillez ? questionna Hayes.
— Nous touchons au but. »
Staline prit le temps de déguster une gorgée de vodka.
« Mais il va nous falloir plus d’argent, monsieur Hayes. Ces gens-là ont leur prix, et il est élevé. »
Les fonds occidentaux finançaient l’essentiel des activités de la Chancellerie secrète, et Taylor Hayes n’aimait pas du tout ça. Il payait toutes les factures, mais ne disposait que d’une influence très réduite.
« Combien ?
— Vingt millions de dollars. »
Après les dix premiers remis trente jours plus tôt ! Hayes se contint. Quel pourcentage de cet argent irait aux membres de la Commission, quel autre resterait dans les poches de ces quatre types ? Pas moyen de leur poser la question.
Staline lui tendit deux badges plastifiés.
« Voilà vos sauf-conduits pour les séances de la Commission, Lincoln. Ils vous permettront de pénétrer, ainsi que M. Lord, à l’intérieur du Kremlin et du palais des Facettes. Vous disposerez des mêmes pouvoirs que l’état-major de la commission. »
Hayes encaissa le choc. Il ne s’était pas attendu à pouvoir assister intégralement aux sessions prévues.
Khrouchtchev souriait de nouveau.
« Nous estimons préférable que vous soyez là en personne. Votre présence aura un retentissement dans la presse américaine. Vous serez partie intégrante du projet, et vous nous apporterez des informations utiles. Aucun des membres de la Commission ne vous connaît ni ne soupçonne l’étendue de vos attributions. Vos observations personnelles pourront faciliter nos discussions futures.
— Et nous avons décidé, précisa Staline, que votre rôle allait être largement étendu.
— Dans quel sens ?
— Il est important que la Commission ne soit pas dérangée au cours de ses sessions. Nous les ferons brèves, à l’abri de toute influence extérieure. »
Lors de leur rencontre précédente, Hayes avait parfaitement senti que quelque chose inquiétait les quatre hommes. Quelque chose que Staline avait dit au sujet du manque de compréhension des Américains vis-à-vis de la sensibilité des Russes envers la fatalité.
« Qu’attendez-vous de moi ?
— Tout ce qui s’avérera nécessaire. Nous disposons du pouvoir exécutif, mais il faut, en cas de pépin, que nous puissions assurer nos arrières. Contrairement à l’ancienne Union soviétique, hélas ! la nouvelle Russie garde mal ses secrets. Nos dossiers sont ouverts, notre presse agressive. Vous jouissez, en revanche, d’une vaste crédibilité internationale. Qui vous soupçonnerait d’intentions, voire d’activités néfastes ? »
Jamais le sourire de Staline, le pli de ses lèvres minces, n’avait exprimé une telle jubilation mal contenue.
« Et comment pourrai-je faire face à tous les développements possibles ? »
Staline tira une autre carte de sa poche et la lui tendit.
« Des hommes seront à votre disposition, en permanence, à ce numéro de téléphone. Demandez-leur de plonger dans la Moskva et d’en explorer le fond sans jamais remonter à la surface, ils le feront. Nous vous suggérons d’user de cette loyauté à bon escient… quoique sans la moindre réticence ! »