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JEUDI 21 OCTOBRE
9 H 40

Lord suivait attentivement les indications de Michael Thorn. Akilina était assise auprès de lui, et l’avocat occupait le siège arrière de la Jeep Cherokee louée la veille à l’aéroport d’Asheville.

Lord et Akilina avaient passé une nuit sans sommeil à l’Auberge des azalées. Profondément affectés, l’un et l’autre, par tout ce qu’ils venaient d’entendre. Ils ne doutaient pas un instant que l’homme d’âge moyen au doux regard clair, de nationalité américaine, ne fût l’héritier du trône des Romanov.

Qui d’autre eût pu leur répondre avec autant d’exactitude ? Sans parler du battant qui avait complété la cloche de l’enfer. Il avait satisfait à tous les critères fixés par Youssoupov en tant que preuves de sa légitimité. La science ferait le reste, par le truchement de ce test ADN que la Commission ne manquerait pas d’exiger.

« Tournez ici, Miles. »

Au petit déjeuner, après deux heures d’entretien à bâtons rompus, Thorn leur avait demandé s’ils désiraient voir les tombes. Non que Lord eût oublié l’ordre impératif de Taylor d’attendre son arrivée sans quitter l’auberge, mais leur but n’était qu’à quelques kilomètres du centre de Genesis, dans une ravissante vallée aux arbres de cuivre et d’or. La journée était magnifique. Un message du ciel en faveur d’une suite paisible, sans autre complication ni danger mortel d’aucune sorte.

Mais ce temps radieux exprimait-il un tel augure ?

Ici, dans ce coin perdu d’Amérique réputé pour le bon sens proverbial des Appalaches et les sommets brumeux découpés au loin sur un ciel immense, vivait depuis toujours un confrère de Miles, formé à l’université de Caroline du Nord, et puis préparé au barreau à la fac de droit de Duke. Le tout financé par un prêt scolaire d’État et divers boulots à temps partiel qui lui avaient permis de nourrir une femme et deux gosses.

Mais cet avocat de province se trouvait être, de surcroît, le tsar héréditaire de toutes les Russie. Venu s’installer à Genesis, après obtention de sa licence, il y avait ouvert, vingt-quatre ans auparavant, un cabinet juridique dont l’enseigne, conformément aux instructions de Youssoupov, se balançait en pleine vue dans la rue principale de la ville.

Bien sûr, l’étrange bonhomme venu de là-bas n’avait pu soupçonner, à l’époque, l’apparition des ordinateurs, des satellites de communication, de l’Internet et autres moyens de recherche presse-bouton qui rendaient le monde actuel si petit et si pauvre en cachettes inexpugnables. Mais de Kolya Maks au père de Michael Thorn ainsi qu’à Michael Thorn en personne, tous avaient observé les consignes de Youssoupov, et cette détermination commune avait reculé, de plusieurs décennies, l’échéance inéluctable.

« On peut se garer là », annonça Michael.

Lord gara la Jeep devant le tronc majestueux d’un chêne multicentenaire. Une légère brise animait les feuillages voisins et menait un ballet virevoltant de feuilles mortes.

Contrairement au territoire désolé de Starodug, le cimetière champêtre était impeccablement entretenu, coquettement tondu autour des tombes, avec une abondance de fleurs fraîches et d’autres témoignages de tendresse posthume. Aucune trace de moisissure ou de mousse sur les pierres gravées, bien que certaines fussent très anciennes. Une allée centrale partageait en deux un site vallonné, divisé, à droite et à gauche, en sections clairement étiquetées.

« C’est notre Société historique, expliqua Michael, qui entretient l’ensemble des concessions. Ils font un sacré bon boulot. On enterre ici depuis la guerre de Sécession. »

Il les guida jusqu’à la zone périphérique où se dressaient des arbres de la princesse aux rameaux cloutés de cosses porte-graines riches en couleurs vives.

Lord se pencha pour lire les inscriptions ciselées dans le marbre.

ANNA THORN
9 JUIN 1901 – 7 OCTOBRE 1922

PAUL THORN
12 AOÛT 1904 – 25 MARS 1925

« Intéressant qu’ils aient gardé les vraies dates de naissance. Mais est-ce que ça n’était pas légèrement imprudent ?

— Pas vraiment. Personne ne pouvait soupçonner leurs véritables identités. »

Au-dessous des noms, apparaissait la même épitaphe :

CELUI QUI TIENDRA JUSQU’À LA FIN,
CELUI-LÀ SERA SAUVÉ.

Lord désigna l’inscription.

« Dernier message de Youssoupov ?

— Je l’ai toujours trouvé très approprié. D’après ce que j’ai entendu dire, ils étaient tous les deux très spéciaux. S’ils avaient vécu en tant que tsarévitch et grande-duchesse, leurs personnalités auraient peut-être été corrompues. »

Mais ici, ils étaient simplement Anna et Paul.

« Comment était Anastasia ? »

Les traits de Michael Thorn s’adoucirent :

« Mieux que jamais, au seuil de sa maturité. Adolescente, elle était un peu boulotte et très arrogante. Ensuite, elle a minci, et on m’a dit qu’elle était très belle, comme l’était sa maman à son âge. Elle boitait un peu, et portait deux ou trois cicatrices, mais son visage n’avait pas souffert. Mon père s’était fait un devoir de me raconter tout ce que Youssoupov lui disait d’elle. »

Thorn alla s’asseoir sur un banc de pierre. Le croassement rauque d’un corbeau se répercutait à la ronde.

« En dépit des dangers de transmission de l’hémophilie à tout enfant de sexe mâle, elle représentait l’espoir. Personne ne croyait sérieusement qu’Alexis survivrait assez longtemps pour prendre femme et engendrer une descendance. C’était déjà un miracle qu’il ait pu sortir d’Ekaterinbourg sans subir une attaque. Ici, il en a souffert de nombreuses. Par bonheur, un médecin local a pu lui faire beaucoup de bien. Il avait confiance en lui comme en Raspoutine, et c’est une simple grippe qui l’a emporté, pas son sang défectueux. Soit dit en passant, le starets avait eu raison, là encore, de prédire que ce ne serait pas l’hémophilie qui tuerait l’héritier du trône. »

Le regard de Michael Thorn se perdait autant dans les brumes du souvenir que dans celles des montagnes dressées à l’horizon.

« À la mort d’Alexis, mon père avait un an. Ma grand-mère a vécu jusque dans les années 1970. C’était une merveilleuse personne.

— Elle savait tout au sujet d’Alexis ?

— Bien sûr. Elle était d’origine russe et de sang noble. Sa famille s’était expatriée à l’accession de Lénine au pouvoir. Elle n’ignorait rien des difficultés physiques d’Alexis, impossibles à cacher, d’ailleurs. Ils n’ont passé que trois ans ensemble, mais à l’entendre parler de lui, nul ne s’en serait douté. Elle a tendrement aimé Alexis Nicolaïevitch. »

Akilina s’était agenouillée auprès des tombes voisines. Lord la regarda se signer et dire une prière. Elle lui avait raconté sa visite à l’église orthodoxe de San Francisco, et il la soupçonnait, à présent, d’être beaucoup plus attachée à sa religion qu’elle ne voulait bien l’admettre. Lui aussi ressentait profondément la paix de ce moment béni, de ce décor idyllique et de ce silence absolu, souligné plutôt que troublé par le bruissement des arbres de la princesse livrés aux jeux aériens des écureuils.

« Je viens souvent ici, murmura Michael en désignant, du pouce, deux autres tombes dont les pierres leur tournaient le dos. Mon père, ma mère et ma grand-mère y reposent.

— Pourquoi, s’étonna Akilina, votre grand-mère n’a-t-elle pas été enterrée auprès de son mari ?

— C’est elle qui a refusé. Frère et sœur ne devaient pas être séparés, a-t-elle dit. Ils sont divins, de lignée royale, et doivent être seuls. Elle n’a jamais voulu en démordre. »

Ils rentrèrent à Genesis en silence. Lord monta directement au cabinet de Thorn, où il remarqua, sur le dessus légèrement poussiéreux d’un classeur, la présence des photos d’une femme et de deux jeunes gens, dans des cadres séparés. L’épouse de Michael était une jolie brune au sourire plein de charme. Leurs fils étaient de beaux garçons bien bâtis, dotés du teint mat, des traits accusés et des pommettes saillantes de leur père. Deux vrais Romanov. Quarterons en ligne directe de Nicolas II. Il se demanda comment les jeunes Thorn allaient réagir, quand on leur dirait qu’ils faisaient désormais partie de la noblesse russe.

Il tira de son sac de voyage les débris de l’œuf de Fabergé dont il avait omis, dans l’excitation du moment, de parler la veille. Les minuscules photos d’Alexis et d’Anastasia intéressèrent particulièrement Michael.

« On me les a tellement décrits, mais c’est la première fois que je les vois vraiment. Ma grand-mère m’avait parlé de ces photos. Elles ont été faites dans un chalet, près d’ici. »

Les yeux de Lord revinrent à celles de la famille Thorn, sur le classeur.

« Et votre femme ?

— Je ne lui ai encore rien dit. Dès que votre patron sera là et qu’on décidera de la marche à suivre, je lui parlerai. Elle est à Asheville, chez sa sœur. J’ai le temps de me retourner.

— Quelle est son histoire personnelle ?

— Vous voulez dire : a-t-elle les qualités requises pour faire une tsarine ?

— Il faudra bien y penser. L’acte de succession est toujours en vigueur, et la Commission voudra le suivre d’aussi près que possible.

— Margaret est orthodoxe de naissance, avec une bonne part de sang russe. Mon père s’en est assuré, voilà vingt-cinq ans, alors qu’il me cherchait une épouse.

— Vous en parlez de façon tellement impersonnelle, lui reprocha Akilina.

— Ce n’était pas mon intention. Papa désirait préserver l’avenir, en entretenant une continuité avec le passé.

— Elle est américaine ?

— De Virginie. Ce qui fait deux Américains que le peuple russe va devoir accepter. »

Lord voulait savoir encore autre chose.

« L’homme qui nous a envoyés ici a parlé de biens tsaristes qui pouvaient toujours être en banque. Vous disposez de cette information ? »

Thorn posa délicatement les photos de ses ancêtres auprès des débris de l’œuf.

« Je possède la clef d’un coffre de banque que je dois ouvrir, le moment venu. L’information s’y trouvera, sans doute. Défense d’y toucher avant votre arrivée. Notre première étape sera impérativement New York.

— Vous êtes sur que le coffre est toujours disponible ?

— J’en paie la location chaque année.

— Comme pour celui de San Francisco ? »

Thorn approuva d’un signe.

« Tous deux sont réglés par prélèvements automatiques sur des comptes ouverts voilà plusieurs décennies, sous des identités fictives. J’ai eu un problème à l’instauration de la loi stipulant que les numéros de Sécurité sociale devraient accompagner, désormais, les noms des loueurs de coffres bancaires. Mais je me suis débrouillé avec les noms et les numéros de clients décédés. Il ne me plaisait guère de laisser une piste aisément déchiffrable, mais je n’ai jamais estimé ma position dangereuse. En tout cas… pas jusqu’à ce soir !

— Je peux vous assurer, Michael, que la menace, elle, n’est pas fictive. Mais Taylor Hayes nous fournira toute la protection nécessaire. Tout ira bien. Lui seul sait où nous sommes. Ça, au moins, c’est une certitude. »

 

Hayes descendit de voiture et remercia le représentant de Pridgen et Woodworth qui était venu l’attendre à l’aéroport d’Atlanta. Il avait téléphoné, de l’avion, à sa secrétaire, afin qu’elle lui envoyât quelqu’un. Avec trois douzaines d’avocats dans sa division, plus autant d’auxiliaires diplômés, le choix n’avait pas dû être bien difficile.

Droopy et Orleg avaient pris le même avion, depuis la Californie, et sortirent avec lui dans le brouillard du matin. Aucun des deux Russes n’avait prononcé une parole au cours du voyage.

La maison de Taylor Hayes était une monstruosité de l’époque Tudor, bâtie sur un terrain d’une centaine d’hectares, au nord d’Atlanta. Il n’avait pas de femme. Son divorce remontait à une dizaine d’années. Par bonheur, il n’avait pas d’enfant. Et n’aurait pas d’autre femme. Il n’avait aucune envie de partager tout ce qu’il possédait avec quelque créature aux dents longues qui exigerait une fraction exorbitante de ses biens, en échange du plaisir qu’il aurait eu à partager sa vie.

Sa gouvernante, dûment prévenue, leur avait préparé de quoi manger, mais il lui tardait de reprendre la route. Une affaire importante l’attendait dans les montagnes de Caroline du Nord. Le genre d’affaire qui transforme un avenir. Des hommes sérieux dépendaient de lui. Des hommes qu’il n’entendait pas décevoir. Khrouchtchev avait bien proposé de l’accompagner, mais il avait refusé son assistance. C’était bien assez d’être encombré de ces deux lourdauds aussi vulgaires qu’à peu près inefficaces.

Il les regarda, avec dégoût, pénétrer sur ses terres par le grand portail de fer forgé. Des feuilles dansaient au gré d’une brise prometteuse de pluie. Dans la cuisine, sa gouvernante avait effectivement préparé un déjeuner de viande froide, de fromage et de pain frais.

Pendant que les deux exécuteurs russes se gorgeaient de nourriture, il passa dans la salle de ses trophées de chasse et ouvrit l’une des vitrines d’exposition consacrées à ses armes favorites. Il choisit deux fusils à grande puissance et trois armes de poing.

Les fusils étaient équipés de silencieux pour la chasse en montagne, par temps de neige avalancheuse. Il en ôta les chargeurs et scruta les canons. Vérifia les hausses et les mires. Tout paraissait en ordre. Les armes de poing étaient à dix coups. Trois pistolets de concours Glock 17L achetés en Autriche, quelques années auparavant. Jamais Droopy et Orleg n’avaient eu le privilège de manier semblables merveilles.

Il préleva des munitions de rechange dans l’armoire blindée réservée à cet usage. Quand il réintégra la cuisine, les deux Russes bâfraient toujours. Il remarqua, du coin de l’œil, les cannettes de bière débouchées.

« Départ dans une heure. Doucement sur l’alcool. L’ivrognerie est sévèrement sanctionnée, dans ce pays.

— On va loin ? questionna Orleg, la bouche pleine.

— Environ quatre heures de route. On y sera vers le milieu de l’après-midi. Mais entendons-nous bien. On n’est plus à Moscou. On procède à ma façon. D’accord ? »

Pas de réponse.

« Vous voulez qu’on appelle Moscou pour vous faire confirmer qui dirige ce safari ? »

Orleg déglutit une ultime bouchée encore plus grosse que les autres.

« On a compris, l’avocat. Allons-y direct. Et on fera ce qu’il y aura à faire. »