26

STARODUG
10 HEURES

Lord ralentit. Une pluie glacée crépitait sur le pare-brise. Au cours de la nuit, Josif Maks les avait installés dans une maison isolée, à l’ouest de Starodug. Elle appartenait à un autre membre de la famille Maks qui leur avait préparé deux lits de camp, devant le feu de bois allumé dans la cheminée.

Maks était revenu, au petit matin, leur expliquer que la police l’avait interrogé au sujet d’un Noir et d’une femme blanche qui étaient entrés dans son établissement, la veille. Il leur avait raconté ce qui s’était passé, confirmé par le témoignage d’un agent de la militsia présent dans la salle. Ils semblaient l’avoir cru, puisqu’ils n’étaient pas revenus. Par bonheur, personne ne l’avait vu ramasser les fuyards, à proximité de l’Okatyabrsky. Maks leur avait aussi procuré un autre véhicule, sous la forme d’un antique coupé Mercedes maculé de boue noire, aux sièges de cuir fendus par l’usure. Il leur avait également fourni toutes les indications pour se rendre chez le fils de Kolya Maks.

La ferme était un bâtiment bas, sans étage, à double paroi de planches fourrée de copeaux de chêne, sous un toit d’écorce envahi par la moisissure. Une cheminée de pierre crachait une colonne de fumée noire dans l’air froid du matin. Alentour, s’étendait une vaste terre labourée, produit du travail des charrues et autres instruments agraires rangés sous un appentis.

Tout ce décor rappelait à Akilina la cabane que sa grand-mère avait jadis occupée, auprès d’un semblable bouquet de bouleaux. Elle avait toujours eu horreur de l’automne. Une saison qui arrive sans crier gare et, deux jours plus tard, débouche sur l’hiver. Sa présence annonçait la fin des forêts verdoyantes et des prairies herbeuses. Autre souvenir lointain du village de l’Oural où sa grand-mère l’avait élevée et de l’école où elles portaient toutes la même robe, le même tablier, les mêmes rubans rouges.

On leur racontait l’oppression imposée aux travailleurs, et comment Lénine avait changé tout ça, et combien le capitalisme était infâme, et ce que la collectivité attendait de ses membres. Le portrait de Lénine était accroché dans chaque classe, dans chaque foyer. Toute parole dirigée contre lui était un crime. Seule consolation : la certitude que tout le monde pensait exactement la même chose.

L’individu n’existait pas.

Pourtant, son père avait été un individu.

Tout ce qu’il avait désiré, c’était d’aller vivre en Roumanie avec sa nouvelle femme et son fils. Mais le kollektif l’interdisait. Les bons parents devaient être membres du parti. Aucune échappatoire. Quiconque ne partageait pas les idées révolutionnaires devait être dénoncé. Une histoire mémorable retraçait l’aventure d’un fils qui avait dénoncé son père accusé de distribuer des tracts aux paysans rebelles. Le fils avait longuement témoigné contre son père, et s’était fait massacrer par les paysans. Mais des chansons, des poèmes avaient vanté le dévouement de ce fils exemplaire à la mère patrie.

Pourquoi ?

Qu’y avait-il d’admirable dans l’histoire d’un père trahi par son fils ?

La voix de Miles Lord coupa le fil de ses pensées :

« Je pénètre dans la Russie rurale seulement pour la troisième fois, dit-il. Les deux autres fois sans toutes ces complications. Aujourd’hui comme hier, c’est très différent. Un tout autre monde.

— Au temps des tsars, les villages étaient appelés mirLa paix. Une bonne définition pour ceux qui ne quittaient jamais leur village. C’était leur monde. Un monde de paix éternelle. »

Le smog industriel de Starodug était loin, remplacé par des arbres verts, des champs de foin qui devaient, en été, accueillir des milliers d’alouettes.

Lord rangea la voiture devant la ferme. L’homme qui vint leur ouvrir était petit, un peu fort. Un rouquin à la face rougeaude, presque assortie à sa chevelure. Il devait approcher des soixante-dix ans, mais se déplaçait avec une agilité surprenante. Il les toisa de ses yeux scrutateurs, comparables au regard d’un garde frontalier, mais les pria d’entrer, tout de suite. Sans la moindre hésitation.

Relativement spacieux, l’intérieur de la ferme comprenait une chambre, une cuisine et un petit salon confortable. Le mobilier était un mélange hétéroclite de nécessité et de sens pratique. Les planchers avaient été poncés et cirés à l’origine. Mais ils avaient connu de meilleurs jours. Pas d’éclairage électrique. Des lampes à pétrole, et la lueur dansante du feu de bois.

« Je m’appelle Vassily Maks. Je suis le fils de Kolya. »

Ils s’assirent à la table de la cuisine. Sur un poêle à bois, chauffait une marmitée de lapsha, nouilles artisanales de fabrication maison, qu’Akilina avait toujours aimées. Il y avait aussi une odeur de viande rôtie. D’agneau, si elle ne se trompait pas. Le tout un peu voilé par des relents de tabac bon marché. Dans un coin, trônait une icône entourée de bougies. Sa propre grand-mère avait entretenu, jusqu’au bout, un tel coin dédié à la foi.

« J’ai préparé le déjeuner, dit Vassily Maks. J’espère que vous avez faim.

— Merveilleuse idée, réagit Lord. D’autant que ça sent tellement bon…

— La bonne cuisine est un des derniers petits plaisirs dont je puisse encore profiter. »

Debout devant le poêle, Maks leur tournait le dos, et remuait les nouilles dans l’eau bouillante de la grande marmite.

« Mon neveu m’a bien précisé que vous aviez quelque chose à me dire. »

Lord comprit à demi-mot.

« Celui qui tiendra jusquau bout, celui-là sera sauvé. »

Vassily Maks revint poser sa cuiller sur la table.

« Je croyais ne jamais entendre cette parole. Je pensais que mon père avait tout inventé. Et de la bouche d’un homme de couleur ! Le corbeau ? Et vous, mon enfant, vous savez que votre nom veut dire aigle.

— C’est ce qu’on m’a déjà dit.

— Vous êtes une ravissante créature. »

Elle le remercia d’un sourire.

« J’espère que la quête de votre Graal particulier ne mettra pas en danger une telle beauté.

— Comment le pourrait-elle ? »

Le vieil homme frotta distraitement son nez bulbeux.

« Quand mon père m’a passé le relais, il m’a averti qu’un jour, j’y risquerais peut-être ma vie. Je ne l’avais pas pris au sérieux… jusqu’à maintenant.

— Que savez-vous, en fait ? » questionna Lord.

Leur hôte respira profondément.

« Je pensais souvent à tout ce qui est arrivé. Là encore, mon père m’avait prévenu, et je ne l’avais cru qu’à moitié. Je pouvais presque les voir réveillés au milieu de la nuit et forcés de descendre au rez-de-chaussée. Ils espéraient, ils croyaient que l’armée Blanche était tout près de là et qu’elle allait leur rendre la liberté. Yurovsky, le juif fou, leur a dit qu’ils allaient être évacués, mais qu’auparavant, on allait les photographier, à seule fin de prouver aux gens de Moscou qu’ils étaient toujours en vie. Il les a fait poser en groupe. Mais au dernier moment, pas de photos. Rien que des hommes armés et l’annonce de leur exécution. Yurovsky a pointé son revolver… »

Il s’interrompit en secouant la tête.

« Asseyons-nous autour du déjeuner… Je vais vous raconter tout ce qui s’est passé à Ekaterinbourg, en cette fatale nuit de juillet 1918. »

 

Yurovsky pressa la détente de son colt, et la tête de Nicolas II, tsar de toutes les Russie, explosa dans un grand jaillissement de sang et de parcelles d’os. Le tsar bascula vers son fils. Alexandra se signait quand les autres membres de l’expédition ouvrirent le feu. Touchée par plusieurs balles, la tsarine tomba à bas de son siège. Yurovsky avait assigné une cible précise à chacun de ses tueurs, en leur enjoignant de tirer droit au cœur pour tenter de réduire l’effusion de sang. Mais le corps de Nicolas continua de tressauter sous les balles des bourreaux acharnés à détruire leur tsar jadis bien-aimé.

Le peloton d’exécution était réparti en trois rangs. Ceux des deuxième et troisième rangs tiraient par-dessus les épaules du premier rang, dont ils étaient si proches que plusieurs hommes furent brûlés par les gaz d’éjection des cartouches. Kolya Maks occupait le centre du premier rang, et subit deux brûlures au cou. Sa cible devait être Olga, l’aînée, mais il ne put se résigner à la fusiller. Il était arrivé à Ekaterinbourg trois jours plus tôt, avec mission d’orchestrer l’évasion de la famille. Mais les événements s’étaient accélérés à un train d’enfer.

Plus tôt dans la journée, Yurovsky avait convoqué les gardes dans son bureau, où il leur avait expliqué :

« Aujourd’hui, nous allons exécuter toute la famille, ainsi que le médecin et les serviteurs qui vivent avec eux. Dites au détachement de ne pas s’effrayer, quand ils entendront des coups de feu. »

Onze hommes avaient été choisis. Maks inclus. Il avait été chaudement recommandé par le Soviet de l’Oural comme un gaillard réputé pour suivre les ordres, et le commandant Yurovsky avait besoin de toute la loyauté disponible.

Deux Lettons avaient immédiatement refusé de tirer sur des femmes. Ce scrupule de conscience, chez des hommes de guerre apparemment dépourvus de toute sensibilité, avait impressionné Kolya Maks. Yurovsky les avait simplement remplacés par deux autres, moins sensibles, qui s’étaient portés volontaires. Le peloton final comprenait six Lettons et cinq Russes, plus Yurovsky. Des hommes endurcis nommés Nikouline, Ermakov, deux Medvedev, et Pavel. Autant de noms que Kolya Maks n’avait jamais oubliés.

Un camion stationnait à l’extérieur du local, moteur emballé pour couvrir la fusillade. Très vite, la fumée des coups de feu emplit la cave d’un épais brouillard. Difficile de voir qui tirait sur qui. Plusieurs heures de beuverie avaient brouillé les sens au point qu’à l’exception de lui-même et peut-être de Yurovsky, personne n’était totalement lucide. Peu retiendraient les détails. Ils se souviendraient seulement d’avoir tiré, presque à bout portant, sur tout ce qui bougeait. Maks avait été très prudent avec sa consommation de vodka. Il savait qu’au moment crucial, il aurait besoin de toute sa tête.

Olga était tombée juste après sa mère, une balle dans le crâne. Les tueurs visaient droit au cœur, selon les instructions reçues, mais il se produisait des choses étranges. Les balles ricochaient sur la poitrine des femmes. Rejaillissaient en sifflant dans toutes les directions. L’un des Lettons s’écria qu’elles étaient sous la protection de Dieu. Un autre se demanda, à voix haute, si tout ceci n’était pas une ignominie.

Maks vit la grande-duchesse Tatiana et sa sœur Maria se réfugier dans un coin, en se protégeant futilement de leurs bras levés. Les balles criblèrent ces deux jeunes corps, certaines rebondissant, d’autres faisant mouche. Deux hommes rompirent la formation pour aller les achever d’une balle dans la tête.

Le valet, le cuisinier, le médecin s’écroulèrent sur place, foudroyés. La soubrette était folle. Elle maintenait son oreiller devant elle, comme un bouclier, et là encore, certaines balles ricochaient de manière inexplicable. De quelle protection surnaturelle disposaient ces gens ? La tête de la servante éclata enfin, sous un tir précis, et ses cris, ses gesticulations hystériques s’interrompirent, au grand soulagement de tous.

« Cessez le feu ! » hurla Yurovsky.

Le silence retomba.

« Assez de ce vacarme qu’on doit entendre de la rue. Achevez-les à la baïonnette. »

Les tireurs rengainèrent leurs revolvers, reprirent leurs carabines américaines Winchester et avancèrent, baïonnette au canon.

La servante vivait encore, malgré sa balle dans le crâne. Elle gémissait doucement. Deux Lettons plongèrent leur lame dans l’oreiller qu’elle tenait toujours. L’arme buta sur quelque chose de dur. Elle tenta de s’en saisir en criant de plus belle. Un des hommes lui abattit sur le crâne la crosse de son fusil. Ses gémissements rappelaient à Maks la plainte d’un animal blessé. Enfin, sous une grêle de coups de crosse, ils cessèrent pour de bon. Les hommes n’en plongèrent pas moins leur baïonnette dans le corps inerte, comme pour s’exorciser d’une malédiction. C’était un spectacle effroyable.

Maks s’approcha du tsar. D’épais ruisseaux de sang coulaient sur sa chemise et son pantalon. Les autres gardes se concentraient encore sur la servante et l’une des grandes-duchesses. La fumée était suffocante. Yurovsky, de son côté, examinait la tsarine.

Maks fit rouler Nicolas de côté. Le tsarévitch était juste au-dessous, vêtu de la même chemise de campagne, du même pantalon militaire, des mêmes bottes. Exactement comme son père. Maks savait à quel point le père et le fils aimaient porter les mêmes tenues.

Le gosse ouvrit les yeux. Son regard exprimait une terreur sans nom. Maks se hâta de le bâillonner d’une main, son autre index en travers des lèvres.

« Silence. Fais le mort », articula-t-il d’une voix à peine audible.

Les yeux de l’enfant se refermèrent.

En se redressant, Maks tira une balle dans le plancher, tout près de la tête d’Alexis largement souillée du sang de son père. Le corps du gosse sursauta. Maks tira une balle de l’autre côté, souhaitant que personne n’observât et ne trouvât bizarres les tressautements de l’enfant. Mais tout le monde paraissait absorbé dans le carnage environnant. Onze victimes, douze bourreaux. La fumée et le sang.

« Le tsarévitch était toujours en vie ? lança Yurovsky.

— Plus maintenant », riposta Maks.

Sa réponse sembla satisfaire le commandant.

Maks ramena partiellement le corps de Nicolas sur celui de son fils. Il vit un des Lettons s’approcher d’Anastasia, la cadette. Elle s’était effondrée dès les premiers tirs et gisait sur le plancher, dans une mare de sang. Le sien, peut-être ? Maks se demanda si l’une des balles ne l’avait pas réellement touchée. Elle gémissait doucement, largement inconsciente. Le Letton levait bien haut la crosse de son fusil lorsque Maks l’arrêta.

« Un peu à moi ! Laisse-moi ce plaisir ! »

Un sourire fendit la face de l’homme, qui recula. Maks baissa les yeux vers la petite fille. Elle respirait difficilement, sa robe était saturée de sang. Mais était-ce le sien ou celui de sa sœur, tombée tout contre elle ?

Dieu me pardonne.

Il la frappa de sa crosse. Juste assez fort, il l’espérait, pour la plonger dans l’inconscience. Pas assez pour la tuer.

« Maintenant, je vais la finir », s’esclaffa-t-il en retournant son arme.

Par bonheur, le Letton avait trouvé un autre sujet d’intérêt. Se penchait sur un autre corps.

« Stop ! » vociféra Yurovsky.

Silence de mort. Plus de détonations, plus de coups sourds, plus de lames pénétrant dans des chairs mortes ou encore vives. Plus de gémissements. Seulement une douzaine d’hommes debout dans une épaisse fumée, l’ampoule qui se balançait au plafond singeant le soleil dans la brume.

« Ouvrez la porte, ordonna le commandant, qu’on puisse respirer un peu. On n’y voit goutte. Vérifiez les pouls et tenez-moi au courant. »

Maks tâta celui d’Anastasia. Très faible, mais toujours là.

« Grande-duchesse Anastasia. Morte. »

D’autres gardes annoncèrent d’autres morts. Maks repoussa le corps de Nicolas pour prendre le pouls du tsarévitch. Fort et régulier, sur un rythme accéléré. Avait-il même été touché ? Il annonça :

« Tsarévitch Alexis. Mort.

— Bon débarras, souligna l’un des Lettons.

— Il va falloir évacuer les corps en vitesse, ordonna Yurovsky. Plus aucune trace dans cette pièce demain matin. Qu’on aille chercher des draps, là-haut. Et qu’on les enveloppe en position allongée. »

Maks vit l’un des Lettons empoigner une des grandes-duchesses. Laquelle ? Peu importait.

« Visez-moi un peu ça ! »

Tous les regards se concentrèrent sur le corps ensanglanté. Maks et Yurovsky se penchèrent, côte à côte. Un diamant brillait à travers l’une des déchirures du corset. Le commandant s’agenouilla pour regarder de plus près. Puis il s’empara d’une baïonnette et fendit le corset, détachant du torse immobile un sachet de toile. D’autres joyaux cascadèrent. Tombèrent en pluie sur le plancher souillé.

« Nom de Dieu ! jura Yurovsky, c’était ça qui les protégeait. Ces putains avaient cousu des fortunes dans leurs saloperies de corsets. »

Plusieurs des hommes se rendirent compte de ce qu’ils avaient à portée de la main, et s’approchèrent vivement des autres femmes.

« Plus tard ! aboya Yurovsky. Et tout ce que vous trouverez sur elles devra m’être remis en main propre. Quiconque détournera la moindre babiole sera fusillé. C’est clair ? »

Personne ne répondit. Maks savait que Yurovsky n’avait qu’une hâte, évacuer les cadavres. L’aube n’était plus qu’à quelques heures, et l’armée Blanche approchait. Elle était aux portes de la ville.

Le corps du tsar fut transporté, le premier, dans le camion en attente.

Déposée sur un brancard, une des grandes-duchesses se redressa tout à coup, en hurlant. L’horreur s’empara de tous. Le ciel était-il contre eux ? Allaient-ils ressusciter les uns après les autres ? Portes et fenêtres étaient ouvertes, à présent. Plus de fusillade. Yurovsky s’empara d’une des Winchester et plongea la baïonnette dans la poitrine de la malheureuse. La lame refusa de pénétrer. Il retourna le fusil et lui fracassa la tête d’un violent coup de crosse. Maks perçut le craquement de la boîte crânienne. Puis Yurovsky plongea la baïonnette dans le corps de la jeune fille et la tordit en tous sens. Le sang jaillit à profusion. Tout mouvement cessa définitivement.

« Sortez-moi d’ici toutes ces sorcières ! Elles sont possédées du démon. »

Maks revint vers Anastasia. L’enveloppa dans un des draps. Un nouveau vacarme éclata, sur le chemin du camion. Une autre des grandes-duchesses avait repris connaissance. Maks ferma les yeux une seconde, pour ne pas voir les hommes s’acharner sur elle, à coups de crosse et de baïonnette. Il mit la diversion à profit pour retourner se pencher sur le tsarévitch, immobile et blême dans le sang de ses parents.

« Petit ! »

L’enfant ouvrit les yeux.

« Ne dis rien. Il faut que je te transporte au camion. Tu m’entends ? »

Hochement de tête presque imperceptible.

« Un seul cri, un seul mouvement, et ils vont te massacrer ! »

Il chargea sur chacune de ses larges épaules un des deux enfants enveloppés d’un drap. Pourvu que la grande-duchesse n’allât pas, au plus mauvais moment, ressortir de son inconscience ! Il espérait, aussi, que personne ne revérifierait leur pouls. Dehors, il constata que les hommes étaient plus intéressés par leurs trouvailles que par le sort des victimes. Montres, bagues, bracelets, étuis à cigarettes, joyaux de toutes sortes.

« Je répète, disait Yurovsky. Un seul objet détourné et le coupable sera fusillé. Une grosse montre a disparu. Ornée de diamants. Je vais chercher le dernier cadavre. Si elle n’a pas rejoint le tas, à mon retour, il va y avoir de la casse. »

Nul n’en doutait. L’un des Lettons ressortit, à regret, la montre de sa poche et la jeta sur le tas, sans le moindre commentaire.

Yurovsky revint avec le dernier corps qu’il jeta à l’arrière du camion. Puis il enfonça une casquette de type militaire sur le crâne d’un des tueurs.

« C’est celle du tsar. Mais tu n’as pas la tête assez grosse ! »

Sa plaisanterie eut beaucoup de succès.

« Ils avaient la vie dure », remarqua l’un des Lettons, parmi les rires.

Yurovsky jeta un coup d’œil aux cadavres empilés les uns sur les autres. Ils recouvrirent d’un carré de bâche les sinistres paquets oblongs, progressivement imprégnés de sang rouge et de débris sans nom. Yurovsky désigna quatre hommes pour accompagner le véhicule, puis alla s’asseoir dans la cabine. Le reste du peloton d’exécution se dispersa lentement. Chacun regagna son poste. Kolya Maks s’approcha de la fenêtre du camion, ouverte à l’opposé du siège du conducteur.

« Camarade Yurovsky, puis-je être du voyage ? On ne sera pas de trop pour finir le boulot. »

Yurovsky se pencha un peu vers l’extérieur. Il était aussi noir que la nuit. Barbe et cheveux noirs, veste de cuir noir. Maks ne distinguait que le blanc de ses yeux, impérieusement dardés sur cet homme qui se permettait de prendre une initiative.

Et puis, dans un haussement d’épaules :

« Plus on est de fous… Monte avec les autres ! »

Le camion quitta la maison Ipatiev par le portail ouvert à deux battants. Un des autres hommes éprouva le besoin de souligner, à voix haute, quelle heure il était. Trois heures du matin. Ils avaient intérêt à se presser. Deux bouteilles de vodka circulèrent à la ronde, parmi les hommes assis sur les corps. Maks fit semblant de boire à la suite des autres.

Il avait été envoyé à Ekaterinbourg pour organiser une évasion collective. Certains généraux de l’ancien état-major du tsar prenaient leur serment très au sérieux. Il y avait beau temps que circulait la rumeur, quant au sort réservé à la famille impériale. Maks avait appris, trop tard, ce qu’il en était au juste.

Il baissa les yeux jusqu’à la bâche qui recouvrait les corps. Le garçon et la fille étaient juste au-dessous, avec leur mère. Il se demanda si le tsarévitch l’avait reconnu. Peut-être était-ce à cause de cela qu’il avait compris si vite ? Et qu’il saurait se tenir tranquille.

Le camion dépassa le champ de courses proche de la ville. Longea des marais, des excavations, des mines abandonnées. Au-delà de l’usine du Haut-Isetsk et de la voie du chemin de fer, on entrait dans une épaisse forêt. Quelques kilomètres et une autre voie plus loin, ils parvinrent à une zone uniquement occupée par les cabanes des cheminots, tous endormis à cette heure.

Maks sentait la route se transformer, peu à peu, en un chemin défoncé recouvert de boue. Les pneus dérapaient de plus en plus souvent. Puis les roues arrière s’enfoncèrent et se mirent à tourner sur place, sans réussir à s’arracher du bourbier. Une vapeur épaisse s’échappait du capot. Le moteur chauffait atrocement. Ils risquaient de tomber en panne. Yurovsky mit pied à terre et désigna au conducteur la cabane qu’ils venaient de dépasser.

« Va réveiller le gars du chemin de fer et fais-toi donner un seau d’eau. »

Il se retourna vers l’arrière du camion.

« Trouvez des planches pour aider à sortir nos pneus de cette mélasse. »

Deux des hommes étaient déjà ivres morts. Deux autres sautèrent à bas du camion et disparurent dans la nuit. Simulant l’ivresse, Maks resta où il était. Il regarda le conducteur remonter la voie, cogner à la porte de la cabane.

Une lampe s’alluma, la porte s’ouvrit, et la discussion commença. Au bout d’un moment, la voix d’un des gardes hurla, d’une courte distance, qu’ils avaient trouvé les planches souhaitées.

C’était maintenant ou jamais.

Il souleva un côté de la bâche. La puanteur du sang répandu lui retourna l’estomac. Il poussa de côté le corps de la tsarine et tira sur le drap qui enveloppait le tsarévitch.

« C’est moi, petit. Surtout, pas un cri. »

L’enfant murmura quelque chose qu’il ne put comprendre.

Il transporta le paquet dans le sous-bois, à quelques mètres de la route.

« Ne bouge pas d’ici. »

Il alla chercher Anastasia, la déposa sur le sol, derrière le camion et replaça correctement la bâche. Puis il ramassa le paquet et courut le déposer à côté de l’autre. Il dégagea le visage des deux enfants. Reprit le pouls d’Anastasia. Faible, mais clairement perceptible.

Alexis ne le quittait pas du regard.

« Je sais que c’est affreux, lui dit-il. Mais il faut que vous restiez ici. Que vous n’en bougiez pas de sitôt. Veille sur ta sœur. Je vais revenir. Quand ? Je l’ignore. Tu comprends ? »

L’enfant acquiesça d’un minuscule signe de tête.

« Alors, fais-moi confiance, petit. »

Alexis lui jeta ses deux bras autour du cou, avec une ardeur désespérée qui lui fendit le cœur.

« Essaie de dormir. Je reviendrai. »

Maks regagna le camion. S’y réinstalla auprès des deux pochards toujours ivres morts. Des pas approchaient, dans les ténèbres. Il se redressa en grognant.

« Debout, Kolya, on a besoin de toi, lui dit un des deux hommes. On a trouvé des planches, derrière la voie de chemin de fer. »

Maks sauta à terre en titubant un peu, pour la frime. Il aida les deux autres à enfoncer les planches sous les roues du camion, en travers de la route. Dans le même temps, le préposé au volant revint avec un seau d’eau pour refroidir le moteur.

Yurovsky les rejoignit quelques minutes plus tard.

« On est à deux pas du rendez-vous avec Ermakov. »

Le camion redémarra, laborieusement. Les planches fournirent, de justesse, la traction nécessaire. À moins de un kilomètre au-delà les attendaient le camarade Ermakov et sa troupe, tous munis de torches fumantes. D’après les cris qu’ils poussaient, l’ivresse générale était évidente.

À leur tête, Maks reconnut Peter Ermakov, dans la lueur des phares. La mission de Yurovsky s’arrêtait à l’exécution sommaire des Romanov. L’escamotage des cadavres, en revanche, était réservé à Ermakov. Il travaillait à l’usine du Haut-Isetsk, et son goût pour le meurtre était si poussé que beaucoup l’appelaient Camarade Mauser, comme le pistolet d’origine allemande.

Quelqu’un plaisanta :

« Pourquoi que vous nous les avez pas ramenées bien vivantes ? »

Maks ne doutait pas que la promesse d’Ermakov à ses hommes n’eût été la suivante : Soyez de bons petits soldats soviétiques, faites tout ce qu’on vous dit et vous pourrez vous amuser avec les femmes de la famille, sous les yeux du tsar. La possibilité du viol collectif de quatre jeunes vierges était le meilleur stimulant possible pour obtenir de ces brutes une collaboration totale.

La troupe se rassembla derrière le camion, les torches craquant à qui mieux mieux dans l’obscurité dense. L’un des hommes écarta la bâche.

« Pff, ça pue !

— L’odeur de la royauté », lança un autre type en rigolant.

Deux hommes grognèrent qu’il n’était pas question, pour eux, de toucher à ces choses répugnantes, et Peter Ermakov bondit dans le camion.

« Descendez-moi de là toutes ces saletés. Le soleil va se lever dans deux ou trois heures, et il y a encore un sacré boulot ! »

À l’empressement de la troupe, Maks comprit qu’il n’était pas recommandé de contrarier Ermakov dont les hommes entreprirent, illico, de décharger les corps et de les balancer sur les quatre droschkis disponibles. Quatre chariots seulement, constata Maks en souhaitant que personne ne s’avisât de compter les cadavres. Seul Yurovsky était capable d’y penser, mais son autorité s’effaçait, ici, au profit de celle d’Ermakov. Et ceux qui venaient de la maison Ipatiev étaient trop soûls, ou trop crevés, pour faire la différence entre neuf et onze victimes.

Ils dégageaient les corps à mesure de leur chargement sur les quatre chariots. Tous fouillaient avidement les hardes ensanglantées. L’un des hommes d’Ekaterinbourg avait eu la langue trop longue, en parlant de leurs premières découvertes.

Yurovsky tira en l’air.

« Pas question de ça ! On les déshabillera sur le lieu de l’enterrement. Mais tout ce qui leur appartenait me sera remis. Tout voleur paiera son acte de sa vie ! »

Personne ne discuta.

À défaut du nombre de chariots nécessaire, il fut décidé que le camion irait jusqu’au bout avec le reste des corps. Assis sur le bord du camion, jambes ballantes, avec les droschkis en remorque, Maks ne quittait pas des yeux les corps agités par les cahots de la route. Il savait qu’ils allaient la quitter, bientôt, pour s’engager sous les arbres. Le lieu prévu pour l’enterrement collectif était une mine désaffectée connue sous le nom de « mine des Quatre Frères ».

Dix minutes plus tard, le camion s’arrêta, et Yurovsky descendit en vitesse. Il se porta vivement à la rencontre d’Ermakov. L’empoignant par ses vêtements, il lui enfonça au creux de la gorge le canon de son revolver.

« C’est la merde noire ! Le type qui a pris le volant du camion dit qu’il ne retrouve pas le chemin de la mine. Vous y étiez pas plus tard qu’hier. Et tout à coup, plus de mémoire ? Tu espères que je vais vous laisser les corps tels quels, avec tout loisir de les dépouiller. Mais ça, ça n’arrivera pas. Ou tu trouves le chemin de la mine, ou je te descends. Et le comité de l’Oural me soutiendra jusqu’au bout, sois tranquille ! »

Deux hommes d’Ekaterinbourg s’avancèrent, armant ostensiblement leurs carabines. Maks suivit leur exemple.

« Ne nous fâchons pas, dit calmement Ermakov. Pas de violence inutile. Je vais prendre personnellement la tête du cortège. »