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STARODUG
16 H 30

Hayes regarda Feliks Orleg enfoncer le battant de bois, dans le nuage vaporeux de sa propre respiration précipitée. Fixés au mur de brique, voisinaient deux petits écriteaux : KAFÉ SNEJINKI et JOSIF MAKS – PROPRIÉTAIRE.

La porte céda. Le gros inspecteur russe disparut à l’intérieur.

Personne dans la rue. Toutes les boutiques étaient closes. Staline suivit Hayes dans la place. Il faisait nuit depuis près d’une heure, après les cinq heures de route nécessaires pour accomplir le trajet de Moscou à Starodug. La Chancellerie secrète avait exigé la présence de Staline, dans la mesure où la mafia serait l’entité la plus compétente pour régler ce genre d’affaire. Son représentant saurait quelle décision prendre, face à n’importe quel imprévu.

Ils s’étaient rendus, tout d’abord, au domicile de Josif Maks, juste en dehors de la ville. La police tenait l’endroit sous discrète surveillance, depuis le lever du jour, et pensait que Maks était chez lui. Mais son épouse leur avait appris que Josif avait du travail à faire, dans son café. Une lumière, à l’intérieur de l’établissement, avait confirmé l’information, et Staline n’avait pas hésité à préconiser l’entrée en force.

Droopy et Cro-Magnon couvraient l’arrière de la boutique. Hayes se souvenait des surnoms que Lord leur avait donnés, et les jugeait fort appropriés. Il était au courant de l’enlèvement de Droopy, au cirque de Moscou. Et de la mort de son adversaire encore non identifié ni relié aux activités de cette « Sainte Compagnie » dirigée peut-être par Semyon Pachenko. Toute l’affaire tournait à la commedia dellarte, mais le sérieux avec lequel ces diables de Russes prenaient toute chose n’en inquiétait pas moins Taylor Hayes. Et pourtant, ce n’était pas un homme facile à désarçonner.

Orleg réapparut, poussant devant lui un rouquin mal à l’aise, Droopy et Cro-Magnon en arrière-garde.

« Il allait filer par-derrière. »

Staline désigna une lourde chaise de bois.

« Asseyez-le ici. »

Sur un simple signe de sa part, Droopy et Cro-Magnon refermèrent la porte enfoncée, tant bien que mal, et se postèrent en vue de la vitrine, l’arme au poing. La police locale avait été sommée de se tenir à carreau, et toute ordonnance de Moscou, transmise par un policier du grade d’Orleg, constituait une prière instante que la militsia locale ne pouvait se permettre d’ignorer. Les autorités de Starodug avaient reçu auparavant, de Khrouchtchev en personne, l’avis d’une proche opération de police dans leur juridiction, consécutive au meurtre d’un policier sur la place Rouge, alors, bonne nuit les petits, pas question de vous mêler du travail de ceux qui savent.

« Monsieur Maks, amorça Staline, il s’agit d’une affaire sérieuse. Il faut absolument que vous le compreniez. »

Hayes observait attentivement le visage de Josif Maks. Il ne trahissait aucune crainte.

Staline s’approcha de lui.

« Hier, vous avez reçu la visite d’un couple bizarre, vous vous en souvenez ?

— Je suis dans le commerce. Je reçois des quantités de visites.

— J’en ai pleinement conscience. Mais je ne pense pas que vous receviez beaucoup de Noirs dans votre établissement. »

Le robuste cafetier poussa en avant sa mâchoire inférieure.

« Allez vous faire foutre ! »

Toujours sans la moindre peur apparente.

Staline ne releva pas l’insulte. Il adressa un signe à Droopy et Cro-Magnon qui empoignèrent Maks et lui plaquèrent, brutalement, le visage contre le sol.

« Trouvez quelque chose avec quoi nous puissions nous amuser », suggéra Staline.

Droopy disparut dans l’arrière-boutique tandis que Cro-Magnon maintenait sa prise. Orleg gardait la porte de derrière. Une attitude avisée, en prévision de la suite. Ils auraient sans doute besoin de rester en contact avec la militsia de Starodug, au cours des semaines à venir, et l’inspecteur Orleg constituait le meilleur lien possible avec les autorités moscovites.

Droopy revint, porteur d’un gros rouleau de ruban adhésif. Il s’en servit pour bloquer les poignets de Maks l’un contre l’autre. Puis Cro-Magnon souleva le prisonnier et l’installa sur le vieux siège de chêne où ils achevèrent de l’immobiliser, à grand renfort de bande autocollante dont un dernier morceau lui fut appliqué en travers de la bouche. Staline continua :

« Maintenant, monsieur Maks, laissez-moi vous résumer ce que nous savons. Un Américain du nom de Miles Lord et une Russe du nom d’Akilina Petrovna sont entrés ici, dans la journée d’hier. Ils recherchaient un certain Kolya Maks, mais vous avez prétendu ne pas connaître cette personne. Aujourd’hui, je veux savoir qui est ce Kolya Maks et pour quelle raison cet homme et cette femme le recherchent. Vous détenez la réponse à ma première question, je le sais, et peut-être également à la seconde. »

Maks secouait la tête.

« Réaction irréfléchie, monsieur Maks. »

Droopy coupa un autre morceau de ruban adhésif et le remit à Staline. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’ils employaient cette méthode, en étroite collaboration. Staline se pencha pour appliquer ce dernier tronçon de bande autocollante, sans appuyer, en travers du nez de Josif Maks.

« Si j’insiste un peu, vos narines seront totalement obstruées, monsieur Maks. Il restera encore un peu d’air dans vos poumons, mais ce ne sera que momentané. Vous ne tarderez pas à suffoquer. Désirez-vous une petite démonstration ? »

Staline tendit le ruban adhésif sur le nez de Maks et le plaqua soigneusement contre sa peau.

Hayes vit se soulever la poitrine du prisonnier. Il savait que la bande autocollante était parfaitement étanche. Les yeux du Russe sortaient de leurs orbites à mesure que ses cellules sanguines commençaient à manquer d’oxygène. La peau de son visage passa par toute une gamme de couleurs, pour déboucher enfin sur un gris cendreux. Le malheureux se débattait dans ses liens pour tenter de respirer, mais Cro-Magnon le rabattit brutalement sur sa chaise.

Négligemment, Staline détacha le ruban de la bouche de Josif Maks. Qui aspira goulûment, par cette voie, l’air provisoirement restitué. La couleur revenait graduellement sur ses joues.

« Veuillez répondre à mes deux questions », insista Staline.

Pour l’instant, Maks ne pensait qu’à respirer.

« Vous êtes un homme réellement très brave, monsieur Maks. Je ne comprends pas votre attitude, mais j’admire votre courage. »

Staline marqua un temps d’arrêt, probablement pour donner à l’homme qu’il torturait le temps de se reprendre un peu.

« Quand nous sommes passés chez vous, votre ravissante épouse nous a reçus gentiment. Une femme adorable. Nous avons bavardé, et c’est elle qui, sans penser à mal, nous a dit où vous étiez. »

Les traits de Maks se convulsèrent. Enfin la terreur.

« Ne vous inquiétez pas. Elle croit que nous travaillons pour le gouvernement, et que cette enquête est tout ce qu’il y a de plus officielle. Mais je peux vous assurer que la méthode marche également avec les femmes.

— Pourriture de mafia !

— Rien à voir avec la mafia. C’est beaucoup plus gros, et je pense que vous l’avez déjà compris.

— Vous me tuerez, quoi que je puisse vous dire.

— Dites-le-nous, simplement, et je vous donne ma parole que votre épouse ne sera pas inquiétée. »

Le rouquin de Starodug sembla réfléchir sérieusement au problème.

« Vous croyez en ma parole ? » s’informa calmement Staline.

Maks ne répondit pas.

« Si vous vous obstinez à garder le silence, je vais envoyer ces hommes chercher votre femme. Je l’attacherai sur une autre chaise, près de vous, et vous la regarderez souffrir de suffocation. Voire en mourir. Et puis je vous ferai grâce. Pour que vous puissiez, toute votre vie, cultiver ce souvenir. »

Staline n’y mettait aucune intonation spéciale. Comme s’il discutait simplement d’une affaire sans importance. Hayes était à la fois horrifié et très impressionné par cet homme élégant, en jeans Armani et sweater de cachemire, qui distillait paisiblement ses menaces.

« Kolya Maks est mort, avoua finalement Josif Maks. Son fils Vassily habite à environ dix kilomètres au sud de la ville, sur la route nationale. Pourquoi Lord et cette fille voulaient-ils le voir, je n’en ai aucune idée. Vassily est mon grand-oncle. Les gens de la famille ont toujours tenu des commerces, en ville, avec leur nom clairement inscrit sur leur vitrine. C’est ce que voulait Vassily, et on l’a fait à sa demande.

— Je pense que vous mentez, monsieur Maks. Appartenez-vous à la Sainte Compagnie ? »

Maks ne répondit pas. Apparemment, sa coopération avait ses limites.

« Vous ne l’admettrez jamais, c’est ça ? La conséquence de votre serment au tsar.

— Demandez-le à Vassily.

— J’y compte bien », rétorqua Staline.

Sur un nouveau signe de sa main, Droopy bâillonna étroitement Josif Maks à l’aide du ruban adhésif.

Le Russe résista farouchement, puis il fut agité de soubresauts convulsifs. Mais c’était perdu d’avance. La chaise bascula d’un côté, lui de l’autre.

Tout se termina une minute plus tard.

« Un bon mari qui, jusqu’au bout, aura protégé son épouse, commenta Staline, les yeux fixés sur le cadavre. On ne peut vraiment que l’admirer.

— Allez-vous tenir votre parole ? » lui demanda Hayes.

Le regard que lui jeta Staline était sincèrement choqué.

« Mais naturellement. Pour quel genre de personne me prenez-vous donc ? »