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Lord ouvrit les yeux puis retomba, instantanément, dans l’horrible attente de la prochaine décharge électrique ou de l’application brutale d’une nouvelle longueur de ruban adhésif en travers de son nez meurtri.

Il n’aurait su dire ce qui était le plus affreux. Il se rendit compte, non sans un choc au cœur, qu’il n’était plus attaché sur son siège, mais allongé sur le parquet, bras et jambes libérés des liens qui les avaient immobilisés. En outre, il était seul dans le bureau aux larges baies que d’épaisses tentures isolaient à présent du grand soleil extérieur.

Les souffrances engendrées par le passage du courant avaient été atroces. Orleg s’était plu à varier les points de contact, depuis le front et la poitrine jusqu’au bas-ventre déjà douloureux des coups précédemment encaissés. Cette ultime décharge dans les organes génitaux avait déclenché une effroyable torture. Un peu comme une eau glacée projetée soudain sur les nerfs à vif d’une dent creuse. Assez violente pour lui faire perdre connaissance, bien qu’il se fût efforcé de rester conscient et sur le qui-vive. Il ne pouvait pas se permettre de faiblir et de lâcher le moindre détail, concernant Akilina. Les héritiers hypothétiques de Nicolas II, c’était une chose. Akilina, c’en était une autre dont il mesurait de plus en plus l’importance.

Il tenta de se relever, mais sa cheville blessée refusait de le porter. Le cadran de sa montre dansait devant ses yeux. Il parvint, finalement, à lire l’heure. Cinq heures quinze. Plus que quarante-cinq minutes pour rejoindre Akilina au parc zoologique.

À condition qu’ils n’aient pas déjà retrouvé sa trace. Le fait que lui-même soit toujours en vie prouvait probablement leur échec. Et quand elle n’avait pu lui parler, à trois heures et demie, elle avait sûrement suivi ses instructions à la lettre.

Quelle sottise d’avoir fait confiance à ce Filip Vitenko ! Moscou pouvait se trouver à des milliers de kilomètres, ce n’était pas encore assez loin pour échapper à ces relations diplomatiques internationales qui ignoraient les frontières. Il ne commettrait pas deux fois la même erreur. Désormais, il se méfierait de tout le monde. Excepté d’Akilina et de Taylor Hayes. Son patron avait des relations dans tous les milieux. Assez pour reprendre le contrôle des événements en cours.

Mais il fallait, d’abord, sortir d’ici.

Orleg et Droopy n’étaient sûrement pas loin. Sans doute en train de prendre un café, les immondes fumiers, au-delà de cette porte. Il essaya de se rappeler ce qui s’était passé, juste avant qu’il sombre dans l’inconscience. Peine perdue. Sous l’empire de la douleur, son cœur avait flanché, point final. La dernière chose qui lui revînt à l’esprit était le regard d’Orleg, luisant d’une joie sadique. Et le rictus de Droopy repoussant l’inspecteur de côté, en protestant que c’était son tour de rigoler un peu, maintenant.

Une nouvelle tentative de se remettre sur pied ne réussit pas davantage. Sa tête tournait. Il se sentait faible comme un enfant.

La porte du bureau s’ouvrit. Orleg et Droopy entrèrent, une tasse fumante à la main.

« Bien, monsieur Lord, vous voilà de retour parmi nous », constata Orleg.

Ils le redressèrent. La rotation de la pièce s’accéléra. Il eut un violent haut-le-cœur. Alors que ses yeux se révulsaient, une eau froide lui aspergea le visage. La sensation n’était guère différente d’une décharge électrique, mais où le voltage brûlait, l’eau apaisait.

D’abord, dissiper ce vertige… Lord se concentra sur ses deux bourreaux. Droopy le maintenait par-derrière. Orleg se tenait devant lui. Il avait posé sa tasse et brandissait une cruche pleine d’eau.

« Encore soif ? »

Lord s’entendit râler, d’une voix qui n’était plus la sienne :

« Va te faire foutre, ordure ! »

Un revers de main frappa sa mâchoire tuméfiée, ravivant ses souffrances. Il avait la bouche pleine de sang et rêvait de se dégager afin de pouvoir rendre coup pour coup à ses tortionnaires. Mais c’était toujours Orleg qui avait la parole :

« Ce minable de consul est si délicat qu’il ne supporte pas l’idée d’un malheureux petit meurtre commis sous son toit ! On va donc t’organiser un joli petit voyage. Je me suis laissé dire qu’il y avait un désert, à quelques bornes de San Francisco. L’endroit idéal pour enterrer un macchabée, après un dernier interrogatoire. Moi qui suis né dans un pays froid, un peu d’air chaud ne me fera pas de mal ! »

Puis, affichant la satisfaction du gourmet qui se réjouit, d’avance, à l’idée de savourer, enfin, le plat de son choix :

« Une voiture nous attend pas très loin. Tu vas descendre bien calmement. Sans gueuler. Il n’y a personne, à portée d’oreille, pour entendre des appels au secours, et de toute façon, si tu l’ouvres, je te tranche la gorge… Je le ferais volontiers tout de suite, mais les ordres sont les ordres. Et tu ne perds rien pour attendre. »

Un couteau s’était matérialisé dans la main d’Orleg. Sa longue lame incurvée portait la trace d’un récent affûtage. Il le remit à Droopy qui l’appliqua, à plat, sur la gorge de Lord.

« Je te suggère de marcher droit. Et sans mouvements brusques ! »

Menaces outrancières et avertissements mélodramatiques n’atteignaient pas Miles. Les jambes molles, le cerveau débranché, il tentait désespérément de réunir assez de force pour saisir l’occasion au vol, si jamais elle se présentait.

Droopy le poussa, hors du bureau, dans une pièce habituellement réservée au secrétariat, mais inoccupée pour l’instant. Ils descendirent l’escalier l’un derrière l’autre, traversèrent plusieurs pièces vides que le crépuscule extérieur plongeait peu à peu dans une obscurité croissante.

Orleg, qui ouvrait le chemin, s’arrêta devant une porte blindée. Il en tira le lourd loquet, écarta le battant. Un moteur tournait, au-delà dans une petite courette. Lord aperçut l’arrière d’une voiture noire dont le pot d’échappement emplissait l’air d’une épaisse fumée. Même à l’étranger, les Russes ne semblaient guère se soucier d’écologie !

L’inspecteur fit signe à Droopy de sortir le prisonnier.

« Stoï ! » ordonna une voix, derrière eux.

Filip Vitenko bouscula Miles et Droopy pour s’adresser directement à Orleg :

« Je vous ai averti, inspecteur, que je ne tolérerai aucune autre violence sur la personne de cet homme, à l’intérieur de mon consulat !

— Et moi, je vous dis, monsieur le diplomate, que cette affaire ne vous concerne en aucune manière !

— Votre M. Zoubarev est parti. Je suis le maître chez moi. J’en ai référé à Moscou. Ils m’ont donné carte blanche. »

Orleg empoigna le consul par ses revers et le plaqua brutalement contre le mur.

« Xaver ! » cria Vitenko.

Des profondeurs du consulat, Lord entendit approcher un pas vif. L’instant d’après, le grand costaud nommé Xaver s’attaquait à Orleg.

Lord profita de la diversion pour expédier son coude, de toutes ses forces, dans l’estomac de Droopy. La cible était bardée de solides abdominaux, mais il y avait mis toute la gomme et frappé au bon endroit, juste sous les côtes. Droopy se courba en avant, dans un bruit de soufflet de forge. Lord repoussa la main armée du couteau alors que Vitenko rejetait Orleg de côté, puis se retournait contre Droopy et son arme blanche.

La confusion était à son comble. Difficile de savoir qui se battait contre qui. Momentanément dégagé de l’empoignade, Lord bondit vers la voiture au repos. Personne sur le siège du conducteur, mais le moulin tournait toujours. Le temps de s’engouffrer dans le véhicule et d’enclencher la première, il écrasa le champignon. Les pneus agrippèrent le sol rugueux, et la voiture jaillit comme un boulet de canon, dans le claquement de sa portière arrière.

Droit devant lui, béait une porte cochère à double battant. Large ouverte.

Il la franchit. Une fois dans la rue, il vira sec sur la droite, en pleine accélération. À peine s’il pouvait y croire, et pourtant…

 

« Suffit ! » hurla Hayes.

Droopy, Orleg, Vitenko et le nommé Xaver cessèrent de batifoler.

Maxim Zoubarev apparut à son tour.

« Joli numéro ! C’était très convaincant. Bravo, messieurs.

— Mais ne comptez pas sur moi pour vous bisser ! ironisa Hayes. Allons pister cet enragé et finissons-en une fois pour toutes. »