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Lord ressortit de l’abîme, bras et jambes immobilisés, à l’aide de ruban adhésif, dans le fauteuil qu’il avait occupé pendant sa conversation avec Vitenko. Un autre morceau de la même bande plastique autocollante lui fermait la bouche. Son nez le faisait souffrir et du sang tachait son sweater et son jean. L’enflure d’un de ses yeux tuméfiés brouillait les images des trois hommes debout en face de lui.

« Réveillez-vous, monsieur Lord. »

Il se concentra sur celui qui venait de parler. Orleg. En russe.

« Je sais que vous me comprenez. Veuillez me faire signe que vous entendez clairement mes paroles. »

Lord hocha légèrement la tête.

« Parfait. Ravi de vous revoir, ici, en Amérique, pays de l’égalité des chances. Merveilleux endroit, non ? »

Droopy se pencha en avant pour frapper Lord au bas-ventre. La douleur le parcourut tout entier et lui amena des larmes aux yeux, mais son bâillon l’empêcha de crier. Respirer le mettait à la torture.

« Putain de tchornye ! » jura Droopy.

Il ramena son poing en arrière pour frapper encore, mais Orleg lui agrippa le bras.

« Assez, ou il ne pourra plus être utile à personne. »

Il repoussa Droopy vers le bureau.

« Ce brave garçon ne vous aime pas beaucoup, monsieur Lord, dit-il. Dans le train, vous lui avez flanqué dans les yeux une giclée d’aérosol, et dans les bois, vous n’avez pas hésité à l’assommer. Il aimerait beaucoup vous tuer, et je ne saurais dire que je l’en blâme, mais les gens pour qui je travaille désirent certains renseignements. Ils m’ont autorisé à vous faire savoir que votre vie sera épargnée si vous nous dites ce que nous attendons de vous. »

L’incrédulité, dans les yeux de Lord, lui arracha un rire caquetant.

« Vous ne me croyez pas. Excellent. C’était un mensonge. Vous allez mourir, et ça, c’est une certitude. Mais vous pouvez encore choisir la façon dont vous mourrez. »

Orleg lui parlait sous le nez, et son haleine chargée d’alcool se mêlait à l’odeur du sang.

« Pile ou face. Une balle dans la tête, façon rapide et indolore, ou bien ceci… »

Le morceau de ruban adhésif qui pendait à son index vint s’appliquer brutalement sur les narines du prisonnier.

La douleur redoubla ses larmes, mais c’est le manque d’air qui décupla sa terreur. Avec la bouche et le nez obstrués, plus aucune parcelle d’oxygène ne parvenait à ses poumons. Il ne pouvait ni inhaler ni exhaler, et l’accumulation monstrueuse d’oxyde de carbone l’entraînait, de nouveau, vers la syncope. Ses yeux paraissaient sur le point d’exploser. Juste avant qu’il ne reperdît connaissance, Orleg arracha le dernier morceau de ruban adhésif.

À la souffrance, se mêla le soulagement de pouvoir respirer. Du sang coulait dans sa gorge. Pas moyen de le recracher. Il se résigna à l’avaler, en remplissant ses poumons d’air frais, luxe auquel personne ne pense, dans des circonstances normales.

« Solution deux très déplaisante, n’est-ce pas ? » souligna Orleg.

S’il avait pu, il aurait tué Orleg de ses propres mains. Sans hésitation, sans le moindre sentiment de culpabilité. Et cette fois encore, ses yeux trahirent ses pensées.

« Pourquoi tant de haine ? Vous voudriez me tuer, n’est-ce pas ? Dommage que vous ayez laissé passer votre chance. Comme je vous l’ai dit, vous allez mourir. Vite ou bien lentement, c’est pile ou face. À moins qu’Akilina Petrovna ne vienne nous rejoindre. »

Nouvel éclat de rire.

« Je savais que j’allais capter votre attention ! »

Filip Vitenko s’approcha d’Orleg.

« Est-ce que tout ça ne va pas trop loin ? Il n’a jamais été question de meurtre, quand j’ai transmis ces informations à Moscou. »

Oleg pivota sur lui-même afin de lui faire face.

« Ta gueule et tiens-toi tranquille !

— Vous savez à qui vous parlez ? suffoqua Vitenko. Je suis le consul général de cette ville. Je n’ai d’ordres à recevoir d’aucun flic moscovite !

— Excepté de celui-là », trancha Orleg. Puis, s’adressant à Droopy, il aboya :

« Débarrasse-moi de ce crétin ! »

Droopy empoigna Vitenko qui se dégagea d’une secousse et recula vers la porte.

« J’appelle Moscou. Je ne pense pas que tout cela soit nécessaire. Il y a ici quelque chose qui cloche. »

Le battant s’ouvrit sur un homme d’un certain âge au visage en lame de couteau, aux yeux d’un étrange marron clair, métallique.

« Consul Vitenko, personne n’appellera Moscou. Est-ce que je me suis fait bien comprendre ? »

Vitenko hésita une seconde. Il reconnaissait la voix. C’était celle de l’homme qui avait été censé téléphoner de Moscou. Le consul se réfugia dans un coin du bureau alors que le nouveau venu déclarait :

« Je suis Maxim Zoubarev. Nous avons parlé plus tôt dans la journée. Apparemment, notre petite ruse n’a pas réussi. »

Orleg recula. Zoubarev était le chef de l’opération.

« L’inspecteur a raison quand il vous dit que vous allez mourir, monsieur Lord. C’est malheureux, mais je n’ai pas le choix. Ce que je puis vous promettre, c’est que Mlle Petrovna sera épargnée. Nous n’avons aucune raison de la supprimer, dans la mesure où elle ne sait rien d’important, ni ne saurait nous apporter quoi que ce soit d’utile. En revanche, il nous faut savoir ce que vous savez. Inspecteur Orleg, ôtez-lui son bâillon. »

Sur un signe de Zoubarev, Droopy alla refermer la porte.

« Inutile également d’appeler au secours, monsieur Lord. La pièce est insonorisée. Essayons plutôt d’avoir une conversation intelligente. Si vous parvenez à me convaincre de votre totale sincérité, Mlle Petrovna, je le répète, restera en vie. »

Orleg arracha le bâillon. Lord fit marcher sa mâchoire dans le vide. Zoubarev insista :

« Prêt, monsieur Lord ? »

Il ne répondit pas. Zoubarev rapprocha une chaise et s’assit en face du captif.

« Maintenant, dites-moi ce que vous ne m’avez pas dit au téléphone. Quelles preuves avez-vous qu’Alexis et Anastasia ont survécu au bolchevisme ?

— Baklanov est votre créature, c’est ça ? »

L’autre soupira.

« Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, mais dans l’intérêt de notre collaboration, je vais vous répondre. La seule chose qui puisse encore l’empêcher d’accéder au trône serait précisément l’apparition inopinée d’un descendant direct de Nicolas II.

— Et l’objectif de tout ça ?

— La stabilité, monsieur Lord. Le rétablissement d’un tsar qui ne soit pas aux ordres pourrait dangereusement compromettre mes intérêts, et ceux de nombreuses personnes importantes. N’était-ce pas le but de votre présence à Moscou ?

— J’ignorais que Baklanov était une marionnette.

— Une marionnette consentante, monsieur Lord. Et nous sommes d’habiles manipulateurs. La Russie va prospérer sous son règne. Et nous aussi. »

Zoubarev s’absorba dans la contemplation des ongles de sa main droite.

« Nous savons que Mlle Petrovna est à San Francisco. Elle a quitté votre hôtel, mais j’ai envoyé des hommes à sa recherche. S’ils la retrouvent avant que vous ne me disiez ce que je veux savoir, il n’y aura pas de pitié. Je leur dirai de s’amuser avec elle autant qu’ils le voudront, avant de la tuer.

— On n’est pas en Russie.

— Exact. Mais elle y sera quand nous l’aurons récupérée. Un avion l’attend à l’aéroport. Elle est recherchée pour interrogatoire et son transfert est déjà réglé, avec les autorités locales. Votre FBI nous a même offert de la retrouver, ainsi que vous-même. La collaboration internationale est une chose merveilleuse. »

Lord savait ce qu’il avait à faire. En souhaitant que devant son absence au rendez-vous convenu, Akilina se hâtât de quitter la ville. La perspective de ne jamais la revoir ajoutait à sa souffrance.

« Je n’ai strictement rien à vous dire. »

Zoubarev se leva.

« À votre guise. »

Alors qu’il sortait de la pièce, Oleg appliqua un nouveau bâillon sur la bouche de Miles Lord.

Droopy s’approcha en souriant.

Lord pria que la fin fût rapide, mais sans réel espoir d’être exaucé.

 

Lorsque Zoubarev pénétra dans la pièce où se trouvait Hayes, celui-ci se détourna du haut-parleur qui, par le truchement d’un micro, placé dans le bureau de Vitenko, lui avait permis de suivre toute l’affaire.

Lui, Khrouchtchev, Orleg et Droopy avaient quitté Moscou la nuit précédente, après réception du message confirmant la présence de Miles Lord à San Francisco. Le décalage de onze heures leur avait permis de franchir seize mille kilomètres et d’arriver sur place alors que Miles Lord et Akilina Petrovna prenaient leur petit déjeuner. Grâce aux relations diplomatiques du gouvernement de Zoubarev, Orleg et Droopy avaient pu obtenir leurs visas en urgence.

 

Ce que Khrouchtchev avait dit à Lord était vrai. Douane et FBI avaient offert leur assistance pour surveiller le couple en transit, mais Hayes avait opté pour la discrétion. Le retour de Lord et de Petrovna en Russie était déjà arrangé avec les services d’immigration impressionnés par le mandat d’arrêt international émis au nom de Miles Lord. Un mandat d’arrêt pour meurtre. Le but étant de stopper définitivement les activités de celui-ci, quel que pût être leur objectif. On n’accréditait pas encore, en haut lieu, l’hypothèse rocambolesque qu’un ou plusieurs héritiers directs de Nicolas II puissent être encore vivants.

« Votre M. Lord est un homme résolu, dit Khrouchtchev, alias Zoubarev, en refermant la porte.

— Mais à quoi cela lui sert-il ?

— La question du jour ! Quand je suis sorti, Orleg dénudait les deux fils d’une des lampes. Quelques décharges électriques dans le corps vont peut-être lui délier la langue, avant de lui coûter la vie. »

Le micro leur transmit la voix de Droopy ordonnant à Orleg d’enfoncer la prise. Le hurlement de Miles Lord dura une bonne quinzaine de secondes.

« Êtes-vous prêt à nous dire tout ce que nous voulons savoir ? » jappa Orleg.

Pas de réponse.

Le hurlement suivant dura encore plus longtemps.

Khrouchtchev alla puiser un gros chocolat dans la boîte posée sur une table, à l’autre bout de la pièce. Il le retira méthodiquement de son enveloppe et l’enfourna tout entier dans la bouche.

« Ils vont augmenter la dose jusqu’à ce que le cœur cède. Une mort peu enviable. »

Aucune émotion dans la voix. Mais Hayes n’en fut pas choqué. Il n’éprouvait plus aucune sympathie pour Miles. L’imbécile l’avait placé dans une position délicate. Ses actes irrationnels menaçaient de bouleverser les plans de son patron et de lui coûter pas mal de millions. Il fallait absolument lui faire dire ce qu’il savait. Hayes y tenait autant et même plus que les gens de Moscou.

Un autre hurlement fit vibrer le haut-parleur.

Le téléphone sonna. Hayes décrocha. Le réceptionniste l’informa que quelqu’un, une dame, demandait M. Lord.

« M. Lord, riposta Taylor Hayes, est actuellement en conférence et ne saurait être dérangé. Passez-moi la communication. »

Il pressa l’appareil contre sa poitrine.

« Coupez le haut-parleur ! »

Un déclic dans son oreille, puis une voix féminine :

« Miles ? Est-ce que tout va bien ? »

En russe.

« M. Lord est inaccessible pour le moment. Il m’a chargé de vous répondre.

— Où est Miles ? Qui êtes-vous ?

— Akilina Petrovna ?

— Comment le savez-vous ?

— Mademoiselle Petrovna, il faut absolument que nous parlions, tous les deux.

— Je n’ai rien à vous dire. »

Hayes réclama, d’un signe, le rétablissement du haut-parleur. Un nouveau cri fracassa le silence.

« Vous avez entendu, mademoiselle Petrovna. C’était Miles Lord. Il est interrogé, dans une autre pièce, par des policiers russes très déterminés. Vous possédez le pouvoir d’abréger ses souffrances en me disant simplement où vous êtes, et en nous y attendant. »

Silence sur la ligne.

Puis un autre cri.

« Il reçoit des décharges électriques de plus en plus longues et de plus en plus intenses. Je doute fort que son cœur puisse y résister encore longtemps. »

Nouveau déclic. Il n’y avait plus personne au bout du fil.

Les cris cessèrent.

« La garce a raccroché. »

Il foudroyait l’appareil du regard.

« Des gens coriaces, non ?

— Votre idée de piéger Lord était bonne… mais elle n’a pas fonctionné.

— Il semble que le couple soit plus uni que nous ne le pensions. Lord a eu la prévoyance de la cacher quelque part. Mais il leur fallait un moyen de se retrouver, s’il ne s’agissait pas d’un piège. »

Khrouchtchev maugréa :

« J’ai bien peur que nous ne puissions pas la rattraper, maintenant. »

Hayes souriait.

« Ce n’est pas exactement ce que je dirais. »