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8 H 40

Hayes se pencha en arrière et saisit la barre de fer qui courait au-dessus de sa tête. Puis il poussa les poids au maximum et poursuivit ses pompes inversées, épaules et biceps durement mis à l’épreuve, sous son épiderme mouillé de sueur. Il était heureux que l’organisation interne du Volkhov comprît une telle salle de sport. Bien que frisant la soixantaine, il n’avait aucune intention de capituler devant l’âge. Rien ne s’opposait à ce qu’il vécût encore quarante ans. Il avait besoin de tout ce temps-là. Tant de choses restaient à faire, et il se savait en bonne position pour gagner sur toute la ligne. Après le couronnement de Baklanov, il pourrait œuvrer à sa guise et réaliser toutes ses ambitions. Il avait déjà dans le collimateur un ravissant chalet des Alpes autrichiennes, en un lieu où il pourrait profiter pleinement du plein air, de la chasse, de la pêche, bref, vivre comme un roi dans son propre manoir. Rien que la pensée était follement excitante. La meilleure motivation pour le propulser toujours vers l’avant, quoi qu’il eût encore à faire.

Il exécuta une nouvelle série d’efforts scientifiquement dosés, s’empara d’une serviette et s’épongea le front. Puis il quitta la salle de sport et se dirigea vers les ascenseurs.

Où était Lord ? Pourquoi ne l’avait-il pas appelé ? Hayes avait dit à Orleg que, par sa faute, Lord avait probablement perdu toute confiance, mais il n’en était pas tout à fait convaincu. Lord avait dû déduire que les téléphones du Volkhov étaient sur écoute. Dans le cadre de la paranoïa généralisée, tout le monde pensait à une initiative de ce type, réputée automatique de la part d’un gouvernement russe pourri à cœur. Voire de n’importe quel organisme privé. Telle était probablement l’explication du silence de Miles, dont il était sans nouvelles depuis l’erreur commise par ce crétin d’Orleg. Sans doute eût-il pu appeler la firme, à Atlanta, et organiser un contact. Une simple vérification, moins d’une heure auparavant, lui avait confirmé qu’il n’en était rien.

Quel merdier !

Lord était en passe de devenir un sacré problème.

Il ressortit de l’ascenseur sur le palier lambrissé du sixième. Chaque étage avait le sien, avec fauteuils club, journaux et magazines. Carrés dans deux des sièges, attendaient Brejnev et Staline. Il devait les rencontrer, eux et le reste de la Chancellerie secrète, environ deux heures plus tard, dans une villa au sud de Moscou, et leur présence en ce lieu, à cette heure, ne présageait rien qui vaille.

« Messieurs… Quel mauvais vent vous amène ? »

Staline se leva pesamment.

« Un problème qui demande solution. Il fallait qu’on vous en parle de toute urgence… et pas moyen de vous obtenir au bout du fil.

— Comme vous pouvez le voir, je me payais une bonne suée, dans la salle de sport.

— On peut aller bavarder dans votre chambre ? »

Ils passèrent devant la dejournaya qui ne leva pas les yeux de son magazine. Dès qu’ils furent dans la chambre de Hayes, à l’abri d’une porte bouclée, Staline attaqua :

« M. Lord a été localisé, plus tôt dans la journée, au cirque de Moscou. Nos hommes ont tenté de l’intercepter. L’un d’eux a été neutralisé par Lord lui-même, l’autre par des individus non identifiés. Notre homme s’est vu contraint de tuer son agresseur afin de pouvoir s’échapper.

— Qui sont ces hommes ? » demanda Hayes.

Brejnev se pencha en avant, sur sa chaise.

« C’est bien là tout le problème. Il est grand temps que vous appreniez quelques petites choses ! Il y a toujours eu des spéculations, quant à la survie éventuelle d’héritiers Romanov. Votre Lord a mis la main, parmi les Papiers protégés des archives de Moscou, sur des informations dont nous n’avions pas connaissance. Nous pensions, au départ, que l’affaire pouvait être sérieuse, mais qu’il serait facile de l’étouffer. Ce n’est plus le cas. L’homme avec qui Lord a noué le contact s’appelle Semyon Pachenko. Professeur d’université, mais également leader d’un groupe subversif qui se consacre à la restauration du tsarisme.

— Comment cela pourrait-il compromettre ce que nous comptons faire nous-mêmes ? »

Brejnev se redressa, le regard scrutateur. De son vrai nom Vladimir Kulikov, il représentait une importante coalition de nouveaux riches, cette poignée de bienheureux qui s’étaient débrouillés pour accumuler d’énormes profits, depuis la chute de l’Union soviétique. Très sérieux, très concentré, il avait le teint boucané d’un paysan sibérien. Le nez busqué, le cheveu rare et court, il affichait en permanence un air supérieur qui irritait fort les autres membres de la Chancellerie secrète.

Militaires et hommes politiques n’appréciaient pas spécialement les nouveaux riches. La plupart étaient d’anciens satellites du parti, des hommes avisés qui avaient su manipuler, dans leur seul intérêt, des réseaux chaotiques de relations utiles. Aucun d’entre eux ne travaillait dur. Et beaucoup des clients américains de Taylor Hayes participaient à leur financement occulte.

« Jusqu’à sa mort, résuma Brejnev, Lénine s’est intéressé à la boucherie d’Ekaterinbourg. Staline partageait ses préoccupations au point de mettre sous clef, aux archives, le moindre chiffon de papier concernant les Romanov. Ensuite, il a fait tuer ou boucler dans les camps tous ceux qui risquaient d’en savoir un peu trop. Son fanatisme est responsable, aujourd’hui, des difficultés que nous avons à glaner des informations. Staline se tracassait à cause d’un possible survivant de la famille Romanov, mais vingt millions de morts peuvent engendrer un sacré chaos, et nulle opposition ne l’a jamais contrecarré. Le groupe Pachenko spécule sur la possibilité qu’il existe un ou plusieurs survivants chez les Romanov. Comment ? Nous n’en savons rien. Mais le bruit court, depuis des décennies, qu’un Romanov serait planqué quelque part, jusqu’à ce que son existence puisse être enfin révélée. »

Il fit une courte pause avant de poursuivre :

« Nous savons, à présent, que deux des enfants ont pu survivre : Alexis et Anastasia, puisque leurs corps n’ont pas été retrouvés. Naturellement, si l’un ou l’autre ou les deux ont échappé au massacre, ils sont morts depuis longtemps, le garçon surtout, en raison de son hémophilie. Nous parlons donc de leurs enfants ou petits-enfants, s’ils en ont eu. Dans ce cas, ils seraient directement apparentés aux Romanov, et les prétentions de Baklanov tomberaient d’elles-mêmes. »

Hayes n’en croyait pas ses oreilles.

« Impossible qu’il y ait eu des survivants ! Tous ont été abattus à bout portant, puis achevés à la baïonnette. »

Les grosses pattes de Staline caressaient inconsciemment les deux accoudoirs de son fauteuil.

« Je vous l’ai dit à notre dernière rencontre. Les Américains ont du mal à comprendre la perception russe de la notion de fatalité. En voici un exemple : j’ai des comptes rendus d’interrogatoires du KGB. Raspoutine a prédit la renaissance du sang des Romanov. Il est censé avoir dit qu’un aigle et un corbeau accompliraient cette résurrection. Votre M. Lord a déterré un document qui confirme la prophétie. Est-il possible que ce soit lui, le fameux corbeau ?

— Parce qu’il est noir ? »

Staline haussa les épaules.

« Une raison parmi d’autres. »

Hayes n’arrivait pas à se persuader qu’un homme doté de la réputation de Staline put croire dur comme fer qu’un misérable paysan de la première partie du XXe siècle eût effectivement prédit la résurgence, au début du XXIe siècle, de la dynastie des Romanov. Encore moins qu’un Américain noir de Caroline du Sud participât aujourd’hui, d’une façon quelconque, à l’événement.

« Il se peut que je ne comprenne pas votre perception de la fatalité, mais au moins, je comprends le sens commun. Tout ça, ce sont des conneries.

— Telle n’est pas l’opinion de Semyon Pachenko. Il a, pour je ne sais quelle raison, disposé des hommes à l’entrée du cirque, et tapé dans le mille ! Nos hommes nous ont signalé qu’il y avait une acrobate de cirque, dans la Flèche Rouge, la nuit dernière. Une nommée Akilina Petrovna. Ils lui ont même parlé, et n’y ont plus pensé. Mais elle a quitté le cirque avec Lord sous la protection des hommes de Pachenko. Pourquoi, si tout n’est que fiction ? »

Bonne question, admit Hayes, en son for intérieur.

La face de Staline se durcit.

« Akilina veut dire “aigle”, en vieux slavon. Vous qui parlez notre langue, y aviez-vous pensé ?

— Ma foi non. »

Staline appuya de tout son poids :

« C’est sérieux. Il y a des choses que nous ne comprenons pas. Voilà quelques mois, lors du référendum, personne ne songeait vraiment au retour possible d’un tsarisme utilisable à des fins politiques. Maintenant, c’est évident, et nous devons y mettre le holà tout de suite. Appelez le numéro qu’on vous a donné, rassemblez les hommes et retrouvez votre Lord.

— La chose a déjà été tentée.

— Tentons-la de nouveau… pour de bon !

— Pourquoi ne pas le faire vous-mêmes ?

— Parce que contrairement à nous, vous disposez d’une totale liberté de mouvement. C’est votre boulot. Ici ou même hors de nos frontières.

— Orleg le recherche actuellement.

— Peut-être un véritable avis de recherche consécutif à la fusillade de la place Rouge multiplierait-elle les chercheurs ? Un policier a été tué. La militsia serait ravie d’arrêter le perturbateur. Peut-être même de régler le problème d’une balle bien placée ! »