4
14 H 30
Hayes joua des épaules à travers la foule compacte des usagers déversés en vrac de la rame de métro. Déserts un instant plus tôt, les quais grouillaient à présent de milliers de Moscovites pressés d’atteindre les quatre escalators chargés de les rapatrier à l’air libre, au niveau de la rue, quelque deux cents mètres plus haut. Un spectacle impressionnant, mais c’était autre chose qui captait l’attention de Taylor Hayes.
Le silence. Souligné plutôt que troublé par le piétinement des semelles et le frottement des manteaux les uns contre les autres. De loin en loin, s’élevait un éclat de voix, mais dans l’ensemble, la procession des huit millions d’hommes et de femmes qui défilaient chaque matin dans un sens, chaque soir dans l’autre, sur le réseau de transport public le plus bondé de toute la planète, dégageait la même impression de morne accablement et de grande fatigue.
Ce métro était la vitrine de Staline. La vaine tentative, dans les années 1930, de célébrer ouvertement les réalisations socialistes en creusant sous la capitale les plus larges et les plus longs tunnels existant au monde. Quant aux stations réparties dans toute la ville, elles étaient devenues des œuvres d’art ornées de stucs multicolores, de marbres néoclassiques, de plafonniers extraordinaires en verre et en or. Personne n’avait jamais mis en cause ni le coût initial ni celui de la maintenance. Même si l’entretien de ce système de transport aussi démentiel que nécessaire à la vie de la cité engloutissait chaque année des millions de roubles. Pour quelques misérables kopecks par voyageur transporté.
Eltsine et ses successeurs avaient bien essayé d’augmenter le prix du ticket. Soulevant chaque fois de tels tollés qu’ils n’avaient eu d’autre ressource que d’y renoncer en vitesse. Un problème insoluble, songea Hayes. Trop de populisme affiché, dans une nation aussi inconstante que la Russie. À tort ou à raison, les Russes attendaient de leurs dirigeants une fermeté sans faille et les eussent respectés davantage s’ils avaient maintenu leurs augmentations, en n’hésitant pas à éliminer tout protestataire un peu trop agressif. Une leçon que de nombreux tsars et autant de présidents communistes n’avaient jamais su comprendre. En particulier Nicolas II et Mikhaïl Gorbatchev.
Au sommet de l’escalator, Hayes se laissa porter par la foule hors des portes trop étroites et jusque dans l’air froid de cet après-midi de la mi-octobre. Il était au nord du centre-ville, de l’autre côté de l’autoroute circulaire à quatre voies, toujours encombrée, communément appelée la « Ceinture des jardins ».
Cette station de métro de brique et de verre ogival, plutôt détériorée, n’était pas l’une des plus belles de l’œuvre stalinienne. En fait, toute cette partie de la ville ne figurait jamais dans aucun guide touristique. L’endroit était peuplé, en permanence, de vendeurs à la sauvette des deux sexes aux traits tendus, hagards, aux cheveux crasseux, dont les vêtements en lambeaux offensaient les narines. Ils tentaient de gagner quelques roubles ou, de préférence, un sacro-saint dollar ou deux, en échange de petits flacons d’eau de toilette de qualité plus que douteuse, d’une cassette de contrebande ou d’un paquet de poisson séché.
Était-il possible que quelqu’un leur achetât, de temps à autre, ces tas d’arêtes à l’aspect encore plus répugnant que l’odeur ? La seule provenance possible de ces poissons s’appelait la Moskva, et d’après ce que Taylor Hayes savait sur les méthodes courantes de destruction des ordures, tant soviétiques que néo-russes, il préférait ne pas se demander ce que pouvaient contenir ces sacs en plastique, en plus des poissons.
Boutonnant son manteau, il arpenta le trottoir défoncé, en s’efforçant de se confondre avec les autochtones. Il avait troqué son costume habituel contre un pantalon de velours à côtes vert foncé, une chemise de teinte sombre et de vieilles chaussures de tennis noires. Toute tenue tant soit peu occidentale, dans ces quartiers déshérités, eut constitué, outre une provocation, une source d’ennuis.
Il découvrit, rapidement, le club dont on lui avait dicté l’adresse. Coincé entre une boulangerie, une épicerie, un disquaire et un glacier, il n’avait rien d’ostensible. Aucune enseigne ne signalait sa présence. Juste un petit écriteau promettant aux éventuels clients, en caractères cyrilliques, un divertissement de haute tenue.
Rectangulaire et chichement éclairé, le local s’agrémentait de lambris bon marché, plaqués aux murs à la va-comme-je-te-pousse. Au centre du rectangle, dans une atmosphère enfumée, s’étendait un immense labyrinthe de contreplaqué, inspiré de ceux que Taylor Hayes avait eu l’occasion de voir dans les quartiers riches de la ville. Ces clubs-là étaient des monstruosités de néon et de marbre. Celui-ci était la version du pauvre, à base de bois brut et de lumière fluo tamisée par la poussière.
Une foule entourait le labyrinthe. Très différente de celles qui se gavaient de saumon, de salade de betterave et de caviar dans les endroits huppés, avec des lieutenants armés pour garder les portes tandis que d’autres clients jouaient des milliers de dollars, au blackjack ou à la roulette, dans une salle adjacente. Entrer dans ces endroits pouvait déjà coûter deux cents dollars. Pour les hommes présents ici même, cols bleus issus d’usines et de fonderies du voisinage, cela représentait six mois de salaire.
« C’est pas trop tôt », dit Feliks Orleg, en russe.
Les yeux fixés sur le labyrinthe, Hayes n’avait pas vu approcher l’inspecteur de police. Désignant discrètement la foule agglomérée, il murmura, dans la même langue :
« Quelle est l’attraction du jour ?
— Vous allez voir. »
Hayes se pencha. Le labyrinthe se divisait en trois parties imbriquées les unes dans les autres. De trois petites portes situées à son extrémité, jaillirent trois gros rats. Ils semblaient comprendre ce que les spectateurs attendaient d’eux, car ils foncèrent illico, au sein d’un concert de hurlements rauques. Un des assistants allongea le bras pour taper du poing sur une des petites cloisons verticales. Surgi de nulle part, un costaud aux avant-bras de lutteur l’empoigna et le ramena en arrière.
« Version Moscou du Derby du Kentucky, commenta l’inspecteur.
— C’est comme ça toute la journée ? »
Les rats négociaient en connaisseurs les virages et les pièges des trois pistes.
« Toute la journée, confirma Orleg. Et puis ils picolent et repissent leurs gains, à mesure ! »
L’un des rats avait atteint la ligne d’arrivée. Une partie de la foule éclata en vivats. Hayes se demanda, vaguement, combien rapportait une telle victoire, mais s’abstint de poser la question.
« Je veux savoir ce qui s’est passé aujourd’hui.
— Votre nègre est vif comme un rat. Il s’est défilé dans les rues.
— Il n’aurait jamais dû pouvoir se défiler, comme vous dites ! »
Orleg porta son verre à ses lèvres.
« Apparemment, les tireurs l’ont raté. »
La foule se calmait, en prévision de la course suivante. Hayes guida Orleg jusqu’à une table vide, contre un des murs de la salle.
« Je n’ai pas envie de rigoler, Orleg. L’idée consistait à le descendre. C’était tellement difficile ? »
Orleg savoura une autre gorgée de sa consommation, avant de répondre :
« Comme je viens de vous le dire, ces imbéciles l’ont raté. Quand ils l’ont poursuivi, votre M. Lord a détalé. Très inventif, m’a-t-on dit. J’avais eu un mal de chien à nettoyer le secteur des patrouilles de police en vue de ces quelques minutes. Le champ de tir leur était ouvert. Ils n’auraient jamais dû tuer trois citoyens moscovites.
— Je croyais qu’il s’agissait de professionnels. »
Orleg rit en sourdine.
« Professionnels ? Je ne le pense pas. De vulgaires gangsters. Qu’est-ce que vous croyiez ? »
Il vida son verre.
« Vous voulez un autre contrat sur votre homme ?
— Diable, non ! je ne veux plus qu’on touche à un seul cheveu de sa tête ! »
Orleg n’émit pas le moindre commentaire, mais toute son attitude disait qu’il détestait recevoir les ordres d’un étranger.
« N’en parlons plus. C’était une mauvaise idée au départ. Lord pense que Bely était visé, et non lui. On ne peut pas se permettre d’attirer l’attention une fois de plus.
— Les deux tireurs m’ont dit que votre avocat s’était débrouillé comme un pro.
— C’était un athlète, au collège. Football et course à pied. Mais avec deux kalachnikovs pour rétablir l’équilibre… »
Orleg se renversa, ironique, contre le dossier de sa chaise.
« Si vous mettiez vous-même la main à la pâte ?
— J’y penserai peut-être. Mais en attendant, renvoyez ces idiots à la niche. Ils ont eu leur chance. Pas d’autre contrat. Et s’ils ne suivent pas les ordres, dites-leur qu’ils n’aimeront pas du tout les gus que leurs patrons leur lâcheront aux fesses. »
L’inspecteur secouait sa grosse tête.
« Quand j’étais gosse, on pourchassait les gens riches et on les torturait. Maintenant, on est payé pour les protéger. »
Il cracha par terre.
« Tout ça me ferait vomir.
— Qui a parlé de gens riches ?
— Vous croyez que je ne sais pas ce qui se prépare ? »
Hayes baissa un peu plus la voix.
« Vous ne connaissez rien à rien, Orleg. Faites quelque chose pour vous-même, en ne posant pas trop de questions. Suivez les ordres, et vous resterez longtemps en bonne santé.
— Putain de Ricain ! Le monde tourne à l’envers. Il fut un temps où vous craigniez qu’on ne vous laisse pas ressortir du pays. Maintenant, vous agissez comme si vous étiez les maîtres !
— Appliquez le programme. Les temps changent. Suivez le guide ou quittez la caravane. Vous voulez rester dans le coup ? Marchez droit. Il faut savoir obéir.
— Foutez-moi la paix, avocat de mes choses ! Qu’est-ce qu’on fait pour Lord ?
— Oubliez-le. Je m’en charge. »