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8 H 30
Miles Lord descendit dans le métro à une station du nord de la ville. Les rames étaient bondées, la foule mal réveillée et riche en exhalaisons de sueurs mal lavées. Cramponné à l’une des barres verticales, il se laissa bercer par la succession monotone des arrêts. Au moins, dans ce moyen de transport public, personne ne le menaçait. Et tous, dès le matin, paraissaient aussi fatigués qu’il l’était lui-même.
Il retrouva l’air libre au Musée historique, emprunta une rue animée qui le mena tout droit au portail de la Résurrection. Au-delà commençait la place Rouge. Il jeta, au passage, un regard critique à ce portail reconstruit sous le règne de Staline, après destruction, sur son ordre, du monument original avec ses tours blanches et ses arches de brique rouge du XVIIe siècle.
Les dimensions de la place Rouge lui avaient toujours paru bizarres. Dans les reportages de la télévision communiste, d’habiles prises de vue donnaient de l’étendue pavée à la diable une image grandiose. Presque infinie. En réalité, elle ne dépassait que d’un petit tiers la longueur d’un terrain de football, pour une largeur moitié moindre.
Au sud-ouest, se dressaient les murs imposants du Kremlin. En face, au nord-ouest, s’élevait le GOUM ou Grand magasin gouvernemental universel, dont l’immeuble baroque ressemblait davantage à une gare de chemin de fer du XIXe siècle qu’à un bastion du capitalisme. À l’extrémité nord, trônait le Musée historique, avec son toit de tuiles blanches. L’aigle à deux têtes des Romanov remplaçait, à son sommet, l’Étoile rouge déchue. À l’extrémité sud, enfin, la cathédrale Saint-Basile explosait de tous ses pignons géométriques, de tous ses clochetons et de tous ses dômes en forme d’oignon. Plaquée par les lampes à arc contre le fond des nuits moscovites, sa palette versicolore constituait le symbole le plus notoire de la cité.
À chaque bout de la place, des barrières d’acier amovibles prévenaient toute invasion prématurée des piétons. Lord savait que la place leur était interdite, chaque jour, jusqu’à la fermeture du tombeau de Lénine, à treize heures.
Hayes, en tout cas, ne s’était pas trompé. Deux douzaines au moins de militsia en uniforme s’échelonnaient autour du monument de granit rouge, tout contre le mur du Kremlin. Une queue se formait déjà devant son entrée flanquée, de part et d’autre, d’une rangée d’ifs géants argentés. Contournant la barricade, Lord suivit un groupe de touristes vers le monument. Il boutonna son veston pour se protéger du froid, regrettant amèrement d’avoir abandonné son manteau de laine dans le compartiment de la Flèche Rouge que lui et Zivon avaient si brièvement partagé. Les cloches sonnaient dans un proche campanile, à l’intérieur du Kremlin. Des touristes doublés de volume par leurs doudounes de duvet hypertrophiées, caméra en sautoir, béaient, enchantés, à la ronde. Leurs couleurs voyantes les distinguaient des Russes attachés au gris, au marron et au bleu marine. Même les gants trahissaient les étrangers. Très peu de Russes en portaient, fût-ce au plus fort de l’hiver le plus rude.
Drapé dans une ample capote vert olive, un jeune factionnaire s’approcha de Lord. Il n’était pas armé. Sa fonction était donc purement cérémonielle. Dommage, dans un sens. En cas de complication imprévue, que pourrait-il faire ?
« Vous venez pour la visite ? » s’informa-t-il, dans sa langue.
Bien qu’il eût parfaitement compris, Lord improvisa, des deux mains, un geste d’impuissance.
« Pas russe. Parle anglais. »
Le garde resta de glace.
« Passeport ! »
Lord déplora, mentalement, que sa couleur de peau fût si évidente, et si rare dans ce pays, donc toujours susceptible d’attirer l’attention. Et Taylor Hayes qui n’était nulle part en vue…
« Passeport ! » répéta le garde.
Un de ses collègues le rejoignait, sans se presser. Lord tira de sa poche la pièce exigée, dont la couverture bleue renseignerait tout de suite les deux gardes. Passeport américain. Il le leur présenta, nerveusement. Le passeport lui échappa, tomba sur le sol. Il se baissa pour le ramasser et perçut une sorte de sifflement alors que quelque chose lui frôlait l’oreille droite avant de toucher le garde en pleine poitrine. L’homme eut un hoquet, ses yeux se révulsèrent et il s’écroula sur le trottoir.
En pivotant sur lui-même, Lord repéra une silhouette, à près de cent mètres de là sur le toit du GOUM. Le tireur épaulait son arme, prêt à tirer de nouveau.
Rempochant son passeport, Lord entreprit de contourner la queue. Il escalada en courant les marches de granit, criant tour à tour, en russe et en anglais : « Tireur ! Barrez-vous ! » D’instinct, les touristes se dispersèrent. Il se rua en avant alors qu’une autre balle ricochait quelque part. Il atterrit brutalement sur le sol carrelé, dans l’entrée du mausolée, et roula sur lui-même, esquivant du même coup un autre ricochet.
Deux gardes se précipitèrent à sa suite. Il leur cria, en russe : « Tireur sur le toit du GOUM. » Aucun de ces gardes ne portait une arme, mais l’un d’eux s’engouffra dans un minuscule réduit où il décrocha un téléphone.
Lord recula vers la sortie. À l’extérieur, les gens s’éparpillaient dans toutes les directions. Mais aucun d’entre eux n’était plus en danger. C’était lui, la cible. Le tireur était toujours là-haut, sur le toit du GOUM, debout entre les projecteurs.
Et puis, brusquement, au sud du GOUM, un break Volvo surgit d’une rue de traverse, juste en face de Saint-Basile. Le véhicule stoppa en dérapage contrôlé et deux portières s’ouvrirent. Droopy et Cro-Magnon sortirent simultanément et foncèrent vers le tombeau. L’arme au poing.
Une seule voie de retraite possible. Sans hésiter, Lord se lança dans les entrailles du mausolée. Une petite foule s’était agglomérée au pied d’un escalier, la peur au ventre. Il les écarta de l’épaule, vira deux fois sur la droite et atteignit la voûte principale. Il contourna le cercueil en verre de Lénine, sans lui accorder un second regard. Deux autres gardes le suivirent des yeux, apparemment incapables de le rappeler à l’ordre ou de prononcer une parole.
Il escalada, en trombe, des marches de marbre. Parvint à une sortie latérale. Au lieu de repartir vers la droite, vers la place Rouge, il tourna à gauche.
Un rapide coup d’œil par-dessus son épaule : le tireur l’avait repéré, mais l’angle ne lui étant plus favorable, il se déplaçait latéralement. Très vite.
Une zone de verdure s’étendait derrière le mausolée. Un escalier barré par une simple chaîne conduisait au toit terrasse panoramique. Pas question d’y grimper. Profil bas, selon le mot de Taylor Hayes.
Il courut vers le mur du Kremlin. Quand il se retourna, le tireur occupait une nouvelle position, vers l’extrémité de la rampe de projecteurs.
Autour de Lord, se dressaient les bustes d’hommes célèbres tels que Sverdlov, Brejnev, Kalinine et Staline.
Deux autres détonations retentirent. Nouveau plongeon vers l’étroit sentier bétonné, à l’abri du tronc d’un des grands ifs argentés, dont une balle fouetta les rameaux serrés, avant de ricocher, à son tour, sur les pierres environnantes. Pas question, non plus, de filer vers le Musée historique. Trop à découvert. Sur la gauche, la masse du mausolée lui offrait un rempart idéal. Mais dans cette direction, subsistait le problème Droopy-Cro-Magnon.
Il tourna quand même à gauche, courant droit devant lui entre les tombes d’anciens leaders du parti. Courbé en deux pour offrir la cible la moins exposée.
D’autres balles marquèrent le mur du Kremlin. L’homme du GOUM était-il si mauvais tireur ? Ou cherchait-il à le pousser dans une direction précise ? Où l’attendaient Droopy et Cro-Magnon ?
Il scruta le terrain, par-delà les obstacles, vers la place Rouge. Les deux affreux l’aperçurent et redémarrèrent à sa rencontre.
Trois cars de police arrivèrent du sud, gyrophares et sirènes en marche. Leur apparition stoppa la course de Droopy et de Cro-Magnon, et Lord s’arrêta, lui aussi, derrière un monolithe anonyme.
Droopy et Cro-Magnon levèrent les yeux vers le toit du GOUM. Le tireur leur adressa un signe de la main, et s’escamota. Les deux hommes se replièrent dans le break Volvo.
Les cars de police envahirent la place en renversant une barrière mobile. Ils déversèrent une horde de flics, tous armés.
Lord jeta un regard circulaire.
D’autres flics approchaient au pas de gymnastique, la capote déboutonnée, poussant devant eux leur respiration condensée en vapeur par le froid intense.
Aucune porte de sortie.
Lord les attendit, mains levées.
Les plus rapides le plaquèrent au sol, et le canon d’un revolver s’enfonça rudement au creux de sa nuque.