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Laissant sur place le policier durement éprouvé par le souffle chaud du barzoï sur sa pomme d’Adam et la vision brève des crocs acérés proches de sa gorge, Lord abandonna rapidement la 46 et piqua vers l’est, par une route vicinale. Au bout de quelques kilomètres, il repiqua vers le nord, à destination du chalet que la famille Thorn possédait, dans les bois, depuis près d’une centaine d’années.
Le chemin de terre contournait des collines boisées que traversaient deux cours d’eau semés de blocs rocheux. Le chalet était en rondins dont une épaisse couche de ciment assurait l’étanchéité, à la mode coloniale. Le porche recelait trois rocking-chairs et même un hamac tendu en travers de sa largeur. La couverture en planches de cèdre superposées avait été récemment refaite à neuf. Une cheminée de pierre se dressait à l’une de ses extrémités.
C’était là, expliqua Michael Thorn, qu’Alexis et Anastasia avaient vécu, à leur arrivée en Caroline du Nord, vers la fin de 1919. Youssoupov avait fait construire la cabane au cœur des quatre-vingts hectares de forêt dont il disposait déjà, à proximité du versant montagneux baptisé, un siècle plus tôt, Windsong Ridge, la « Chaîne où chante le vent ».
L’objectif était de procurer aux héritiers un refuge solitaire aussi éloigné que possible de tout ce qui pouvait évoquer la famille impériale de Russie. Les collines des Appalaches leur fournissaient un décor idéal, dans des conditions climatiques pas tellement différentes, en somme, de ce qu’ils avaient connu durant toute leur jeunesse.
Assis dans le chalet, Lord pouvait presque sentir leur présence. Le soleil se couchait. L’air virait au froid. Thorn avait allumé un feu en prélevant quelques bûches dans la provision empilée à l’extérieur, contre un des murs du chalet. Riche en patchworks et en bois vernis, l’intérieur fleurait bon le noyer blanc d’Amérique. La cuisine regorgeait de conserves, et, au terme de cette longue journée, ils avaient fait un sort au chili con carne arrosé de Coca bien frais.
« Personne d’autre, précisa Michael Thorn, dans un rayon de plusieurs kilomètres ! Vers les années 1920, c’était la planque rêvée. »
Lord nota mentalement que rien dans le décor ne risquait de trahir l’origine des occupants de ce chalet. Et c’était aujourd’hui, indubitablement, le repaire d’un amoureux de la nature. Les tableaux accrochés aux murs représentaient de grands oiseaux en plein vol ou de paisibles cervidés paissant dans la prairie. Aucun trophée de chasse.
« Je ne chasse pas, précisa Michael. Sinon avec une caméra. »
Lord pointa un index interrogateur vers le portrait à l’huile d’un ours noir qui occupait le centre d’une des parois.
« Œuvre de ma grand-mère, dit Thorn avec une pointe d’orgueil. Comme tout le reste, d’ailleurs. Elle adorait peindre. Elle a vécu ici jusqu’à la fin de sa vie. Alexis est mort dans la chambre du fond. Dans le même lit où mon père est venu au monde. »
Ils étaient réunis devant la cheminée. Deux lampes créaient, au centre de la vaste pièce, une zone intime et confortable. Akilina s’était assise sur le tapis, avec une courtepointe drapée autour d’elle. Lord et Thorn occupaient les deux fauteuils de cuir. Le chien somnolait, roulé en boule, à la limite du rayon d’action des flammes dansantes.
« Un de mes bons amis, exposa Michael, est procureur général de Caroline du Nord. On l’appellera demain. Il pourra nous aider. J’ai pleine confiance en lui. »
Après un instant de réflexion :
« Ma femme doit être dans tous ses états. J’aimerais pouvoir la rassurer.
— Je ne vous le conseille pas, dit Lord.
— Impossible, de toute manière. Je n’ai jamais voulu mettre le téléphone ici. J’emporte un mobile, quand on y passe la nuit. On n’a l’électricité que depuis une dizaine d’années. La compagnie m’a facturé un sacré paquet d’oseille pour amener une ligne jusque-là. J’ai décidé que le téléphone pouvait attendre.
— Vous y venez souvent, vous et votre femme ? s’enquit Akilina.
— Assez, oui. Le seul endroit où je me sente réellement en phase avec mon passé. Margaret ne comprend pas tout à fait. Mon point de solitude, comme elle dit. Si elle savait…
— Elle va bientôt savoir. »
Le barzoï se dressa, en alerte, grondant à fond de poitrail.
Tous les yeux étaient sur le chien.
On frappa à la porte. Lord se leva d’un bond. Personne ne parlait.
On frappa de nouveau. Et puis :
« Miles, c’est Taylor. Ouvre cette porte ! »
Lord traversa la pièce afin de pouvoir regarder, obliquement, par une des fenêtres. Rien d’autre ne bougeait, dans l’obscurité, que la silhouette de l’homme qui venait de frapper. Miles s’en approcha en quatre enjambées.
« Taylor ?
— Pas la fée Carabosse ! Ouvre donc !
— Tu es seul ?
— Qui aurais-je pu amener d’autre ? »
Lord souleva le loquet. Taylor Hayes apparut dans le rectangle de la porte ouverte, en pantalon kaki et veste canadienne.
« Je suis bien content de te voir, avoua Miles Lord.
— Sûrement pas autant que moi. »
Les deux hommes se serrèrent la main. Lord referma la porte.
« Comment nous as-tu trouvés ?
— À mon arrivée en ville, j’ai appris la nouvelle de la fusillade. Il paraît que deux Russes sont ici…
— Deux des immondes salopards que j’ai aux fesses depuis Moscou.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. »
Lord remarqua l’expression anxieuse d’Akilina.
« Son anglais laisse à désirer, précisa Lord. Parlons russe.
— Qui êtes-vous ? » s’informa Hayes, dans cette langue.
Akilina se présenta.
« Enchanté. Ainsi, l’ami Lord vous a entraînée dans sa cavalcade autour du monde ! »
Puis, à l’adresse de Thorn :
« Dont, si j’ai bien compris, vous seriez l’objectif ?
— C’est ce qu’il semble. »
Lord compléta les présentations. Ajouta :
« Maintenant, on va peut-être pouvoir s’en sortir. Taylor, la police locale s’imagine que j’ai tué un shérif adjoint.
— C’est vrai. Ils en sont tous convaincus.
— Tu as parlé au shérif ?
— J’ai préféré te parler d’abord. »
La conférence au sommet dura près de trois quarts d’heure. Lord relata, en détail, tout ce qui leur était arrivé. Il montra même à Taylor l’œuf de Fabergé en morceaux et les messages ciselés dans l’or. Il expliqua où les lingots étaient entreposés, ainsi que les activités de Semyon Pachenko et de la Sainte Compagnie qui avaient couvert si longtemps les secrets de Youssoupov.
« Ainsi, vous êtes un Romanov, conclut Hayes en se retournant vers Michael Thorn.
— Vous ne nous avez toujours pas dit comment vous nous aviez retrouvés. »
Lord sentit la méfiance dans la voix de l’avocat, mais Hayes n’en prit nullement ombrage.
« C’est votre secrétaire qui m’a mis sur la piste. Elle était au bureau du shérif, en compagnie de votre femme. Je savais que Miles ne vous avait pas kidnappé, et j’en ai conclu que vous deviez vous cacher ensemble quelque part. Qui viendrait vous chercher ici ? Aucun kidnappeur ne se réfugie dans la maison de son otage ! J’ai couru ma chance de vous y retrouver.
— Comment va ma femme ?
— Bouleversée, bien sûr.
— Pourquoi ne pas avoir dit toute la vérité au shérif ?
— La situation est délicate. Elle implique des tas de relations internationales. Il y va même de l’avenir de la Russie. Si vous êtes vraiment le descendant direct de Nicolas II, c’est à vous que revient le trône. Inutile de vous dire que votre réapparition va causer un choc ! Impossible de confier tout cela au shérif du comté de Dillsboro, Caroline du Nord. Sans mépriser pour autant ces autorités provinciales…
— Excuses acceptées, en leur nom, grogna Thorn. Quelles démarches nous suggérez-vous d’entreprendre ? »
Hayes alla jeter un coup d’œil par la fenêtre.
« Excellente question. »
Le barzoï s’était redressé, de nouveau en alerte.
Hayes ouvrit la porte.
Feliks Orleg et Droopy pénétrèrent dans la cabane, tous deux armés d’un fusil tenu à deux mains, en travers de la poitrine. Le chien bondit sur ses pattes, grondant en sourdine. Proche du sanglot, un hoquet se coinça dans la gorge d’Akilina.
Hayes déclara :
« Monsieur Thorn, votre chien est magnifique. J’ai toujours aimé les barzoïs. Je détesterais ordonner à l’un de ces messieurs d’abattre celui-ci. Veuillez le faire sortir.
— Je sentais bien, chez vous, une odeur de pourriture !
— Et moi, je sentais que vous ne m’aimiez pas. C’est la vie. Je fais abattre le chien ?
— Alexis, dehors. »
Thorn montrait la porte restée ouverte sur la nuit. Le chien plongea, à corps perdu, dans les ténèbres extérieures.
Hayes claqua le battant.
« Alexis. Le choix du nom est intéressant. »
Lord était sous le choc.
« C’était toi, depuis le début ! »
Sur un signe de Taylor Hayes, Orleg prit position devant la porte de la cuisine, Droopy devant celle de la chambre.
« Miles, j’ai des correspondants, à Moscou, que tes activités ont beaucoup contrariés. Bon sang ! je t’ai envoyé aux archives pour t’y assurer que Baklanov n’aurait pas de problèmes, et tu m’en sors l’héritier du trône de Russie. Tu t’attendais à quoi, au juste ?
— Espèce de fumier, j’avais une telle confiance en toi. »
Le canon du fusil d’Orleg, projeté en bélier au creux de l’estomac, stoppa sa ruée.
« La confiance est une notion tellement relative, Miles. Surtout en Russie. Mais je te tire mon chapeau tout de même. Se débarrasser de toi n’est pas une mince affaire. Quelle chance insolente, par-dessus le marché ! »
Hayes sortit un pistolet de sous sa veste.
« Assieds-toi, Miles.
— Va te faire foutre, ordure ! »
Hayes pressa la détente. La balle laboura l’épaule droite de Lord. Non sans un cri de détresse, Akilina se précipita sur lui alors qu’il retombait dans le fauteuil de cuir.
« Je t’ai dit de t’asseoir. Je n’aime pas avoir à me répéter.
— Ça va ? » haleta Akilina.
Il lut sa sollicitude, sur son visage. La trajectoire de la balle avait été bien calculée, à cette courte distance, provoquant une plaie en séton et une douleur aiguë.
« Ça va aller.
— Mademoiselle Petrovna, asseyez-vous.
— Fais ce qu’il te dit », conseilla Miles.
Elle se percha sur le bord d’une chaise.
Hayes s’approcha de la cheminée.
« Si j’avais voulu te tuer, Miles, tu serais déjà mort. Heureux pour toi que je sois si bon tireur. »
Lord comprima sa blessure de la main gauche, roulant sa manche de chemise pour étancher le sang qui coulait. Son regard dériva jusqu’à Michael Thorn. L’avocat se tenait parfaitement immobile. Il n’avait rien dit, rien fait lorsque Taylor Hayes avait tiré cette balle.
« Vous êtes russe, reprit Hayes. Je connais ce regard. Je l’ai affronté bien des fois. Sans cœur et sans entrailles, tous autant que vous êtes.
— Je n’ai rien de commun avec Stefan Baklanov », souffla Michael Thorn.
Hayes s’esclaffa.
« Voilà une supposition qui ne me viendrait pas à l’idée. Je vous verrais fort bien gouverner ces idiots. Il y faudra du nerf. Une qualité que possédaient les meilleurs tsars. Et dont vous avez hérité. Alors, vous comprendrez que je ne puisse vous laisser en vie.
— Mon père m’avait averti qu’il y aurait des hommes tels que vous. Il m’avait maintes fois mis en garde. Et je l’avais traité de paranoïaque.
— Qui aurait cru l’Empire russe si fragile ? Et qui aurait pu deviner que les Russes souhaiteraient le retour de leur tsar ?
— Félix Youssoupov, dit Thorn.
— Un point pour vous. Mais tout ça ne veut plus rien dire. Orleg, emmenez ce cher héritier et cette femme, et faites ce que vous savez si bien faire. »
Orleg sourit et empoigna brutalement le bras d’Akilina. Lord se leva, mais Hayes lui enfonça son pistolet au creux de la gorge.
« Assis, Miles ! »
Droopy arracha Thorn à son siège. Lui meurtrit la nuque du canon de son fusil. Akilina tenta de résister. Orleg l’étrangla, par-derrière, de son robuste avant-bras. Elle lutta une seconde ou deux, puis s’affaissa, la respiration coupée.
« Arrêtez ! » cria Lord.
Hayes augmenta la pression du pistolet sur sa gorge. Lord haleta :
« Dis-lui de stopper, Taylor !
— Dis-lui toi-même de se conduire comme une bonne petite fille. »
Lord se demanda comment il pourrait dire une chose pareille à quelqu’un qui allait se faire tuer.
« Pas ici, Orleg ! » aboya Hayes.
Le Russe relâcha la pression de son avant-bras sur la gorge d’Akilina. Elle tomba à genoux, en suffoquant. Lord brûlait de voler à son secours, mais le contact du pistolet prévenait toute tentative de contre-attaque. Orleg prit Akilina par les cheveux et la remit sur pied. La douleur parut ranimer la jeune femme.
« Debout ! » ordonna Orleg.
Elle trébucha, sous sa poussée, en direction de la porte. Thorn y était déjà, Droopy, hilare, sur les talons.
Le battant se referma derrière eux.
« Je commence à croire que tu es amoureux de cette fille, commenta Hayes.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Absolument rien. »
Hayes recula le pistolet de la gorge de Lord qui put respirer un peu plus librement. Sa récente blessure à l’épaule le torturait, mais la rage qui l’habitait gardait ses réflexes intacts.
« C’est toi qui as fait tuer Josif et Vassily Maks, à Starodug ?
— Tu ne nous as pas laissé le choix. Rien de plus dangereux que les gens trop bavards.
— Et Baklanov n’est vraiment qu’un pantin dont vous tirez les ficelles.
— La Russie est comme une vierge, Miles. Capable de donner tant de plaisirs encore inédits. Mais pour survivre, il faut suivre leurs règles, et elles n’ont rien de sentimental. Je me suis adapté. Le meurtre, pour eux, n’est qu’un moyen parmi d’autres d’arriver à leurs fins. En fait, c’est souvent le meilleur moyen.
— Que t’est-il arrivé, Taylor ? »
Hayes s’assit sur une chaise, sans que le pistolet quittât sa cible une fraction de seconde.
« Tu ne m’auras pas aussi facilement, Miles. J’ai fait ce qu’il y avait à faire. Je l’ai toujours fait. Et personne ne s’est jamais plaint du rythme auquel rentraient les honoraires. Parfois, il faut savoir prendre des risques pour réaliser de grandes choses. Manipuler le futur tsar de Russie valait tous les efforts déployés. C’était le projet parfait. Qui aurait pu imaginer qu’un héritier direct ressortirait des limbes ? »
Il releva légèrement son pistolet alors que Miles Lord allait se lancer en avant, au paroxysme de la haine.
« Pas un geste Miles. Tu serais mort avant d’avoir quitté ton siège.
— Je te souhaite de vivre très vieux avec tous ces crimes sur la conscience !
— Ils ne m’empêcheront pas plus de dormir que les traquenards juridiques qui ont fait notre fortune à tous. Ce n’est que la recherche des mêmes résultats, par d’autres méthodes. »
Gagner du temps, c’était la dernière chance…
« Comment feras-tu pour garder le contrôle des opérations ? Thorn a une femme. Une famille. Deux héritiers de plus ! Tous au courant de toute l’histoire, de A jusqu’à Z. »
Hayes souriait.
« Bel essai, Miles. Mais non transformé. La femme et les enfants de Thorn ne savent rien. Et mon moyen de garder le contrôle, tu l’as sous les yeux. »
Il agita le pistolet.
« Écoute, Miles, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Si tu étais resté à ta place, si tu t’étais contenté de faire ce que je te disais, il n’y aurait pas eu le moindre problème. Au lieu de ça, il a fallu que tu te mêles d’aller à Saint-Pétersbourg, et puis de venir en Californie pour y prendre tout un tas d’initiatives qui ne t’étaient pas commandées. »
Avec un fatalisme, une désinvolture qui le stupéfiaient lui-même, Lord posa la question cruciale :
« Tu vas me tuer, pas vrai ? »
Aucune trace de crainte, non plus. Comme s’il parlait de quelqu’un d’autre.
« Non, pas moi. Les deux autres s’en chargeront. Ils m’ont fait promettre de ne pas te toucher. Ils te haïssent à un point que tu ne soupçonnes pas. Tu leur en as fait trop voir. Et je ne peux pas me permettre de décevoir mon personnel subalterne.
— Où est l’homme que j’ai connu, jadis ?
— Qui peut se vanter de connaître qui ? On n’est pas frères de sang, que je sache. À peine des amis. Mais si tu tiens à le savoir, j’ai de nombreux clients qui m’honorent de leur confiance, et j’ai l’intention d’honorer, vis-à-vis d’eux tous, ma part du contrat. Sans oublier de me préparer une retraite confortable. »
Hayes remarqua le regard de Lord, son oreille tendue vers l’extérieur, et s’esclaffa de plus belle.
« Tu te tracasses au sujet de ta petite chérie ? »
Lord ne répondit pas. Qu’aurait-il pu répondre ?
« Que je te rassure, Miles. Elle n’est pas morte. En ce moment, je suis certain qu’elle vit des sensations intenses, sous l’assaut viril de ce cher Orleg. »