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11 HEURES
Ils l’embarquèrent, menotté, dans un panier à salade. Aucune trace de courtoisie, chez ces policiers. On était en Russie, pas aux États-Unis, et Miles eut soin de n’émettre aucune protestation. Il se contenta de rappeler, en anglais, sa citoyenneté américaine. Et toujours aucun signe de Taylor Hayes, nulle part.
D’après ce qu’il pouvait entendre, du coin de l’oreille, le garde avait été tué net. Deux autres blessés, dont l’un grièvement. Le tireur du GOUM n’avait pas été pris. Il n’avait laissé aucune trace derrière lui. Apparemment, personne n’avait remarqué la présence de la Volvo sur les lieux, ni les initiatives de ses occupants. Il décida de ne rien leur dire avant d’avoir revu Hayes, face à face. Les téléphones du Volkhov étaient évidemment sur écoute, sinon comment expliquer que ces gangsters avaient pu savoir où le trouver ? Ce qui signifiait qu’une certaine faction du gouvernement était à l’origine de tous ces problèmes.
Droopy et Cro-Magnon avaient disparu, eux aussi, sans réclamer leur monnaie.
Il fallait absolument qu’il pût joindre Taylor Hayes. Son patron saurait que faire. Peut-être quelque élément de la police pourrait-il les aider ? Mais il en doutait. Il n’avait plus aucune confiance en aucun Russe, quelles que fussent ses fonctions.
Sirènes hurlant au maximum, ils le conduisirent directement au Q.G. central. Le haut bâtiment de construction récente se dressait en face de la Moskva et de l’ancienne maison Blanche de la Russie, sur l’autre rive. Ils l’entraînèrent vivement, au troisième étage, jusqu’à un corridor sinistre meublé d’un parterre de chaises au-delà duquel l’attendait l’inspecteur Orleg. Le policier russe replet ne semblait pas avoir changé de costume, depuis leur première rencontre sur la perspective Nikolskaya, auprès du corps d’Artemy Bely.
« Entrez, monsieur Lord, et prenez place », déclara-t-il en anglais.
Le bureau était petit et mal entretenu. Entre ses murs crasseux, s’élevaient un bureau de métal noir, un grand classeur et deux sièges. Le sol était carrelé, le plafond taché de nicotine, et il était facile de comprendre pourquoi : Orleg tirait, sans arrêt, sur ses cigarettes turques. Le brouillard bleu était épais, mais il avait l’avantage de couvrir partiellement l’odeur corporelle émanant de l’inspecteur.
Orleg lui fit ôter ses menottes. Les deux flics se retirèrent, les laissant en tête à tête.
« Pas besoin de bracelets, n’est-ce pas, monsieur Lord ?
— Pourquoi suis-je traité comme un criminel ? »
La chaise de l’inspecteur grinça sous son poids.
Il avait, comme la première fois, la cravate dénouée sur un col de chemise plus que douteux.
« Vous vous êtes trouvé deux fois sur le théâtre d’une mort violente. Aujourd’hui, celle d’un policier.
— Je n’ai tiré sur personne.
— Mais la violence paraît vous escorter dans tous vos déplacements. Pourquoi ? »
Lord l’aimait encore moins qu’à leur première rencontre. Le Russe avait l’œil mouillé, et louchait quand il lui parlait, avec un mépris ostensible. Lord se demandait ce qui pouvait se passer derrière cette façade glaciale. À supposer qu’il s’y passât quelque chose. Il n’aimait pas, non plus, cette sensation de vertige, dans sa propre poitrine. Était-ce de la peur ? Ou simplement de l’inquiétude ?
« Il faut que je téléphone. »
Orleg alluma une nouvelle cigarette au mégot de la précédente.
« À qui ?
— Ça ne vous regarde pas. »
Un mince sourire s’allia au regard vide.
« Nous ne sommes pas en Amérique, monsieur Lord. Pas de lecture rituelle des droits civiques aux personnes en état d’arrestation.
— Je veux simplement appeler mon ambassade.
— Vous faites partie du corps diplomatique ?
— Non, mais je travaille pour la Commission tsariste, et vous le savez. »
Après un autre sourire tout aussi crispant :
« Voilà qui vous confère certains privilèges ?
— Je n’ai rien dit de pareil. Mais je suis ici à la demande de votre gouvernement et avec son autorisation. »
Le sourire déboucha sur un rire gras.
« Le gouvernement, monsieur Lord ? Pas de gouvernement. Nous attendons le retour du tsar. »
Le ton était indubitablement sarcastique.
« Je suppose que vous avez voté contre ? »
Le sourire disparut.
« Ne supposez rien. Ce sera beaucoup plus sûr. »
L’implication était inquiétante. Mais avant que Lord trouvât la force de protester, le téléphone sonna, sur le bureau de l’inspecteur. Orleg décrocha l’appareil, sans cesser de fumer, à l’aide de sa main libre. Il accepta, en russe, de recevoir la communication.
« Que puis-je faire pour vous ? » s’enquit-il, toujours en russe.
Il y eut une pause, puis :
« J’ai ici le Noir. »
Lord redoubla d’attention. Sans rien faire qui pût trahir sa connaissance de la langue. Apparemment, le policier se croyait toujours à l’abri, derrière la barrière linguistique.
« Un garde a été tué. Vos hommes ont échoué lamentablement. Pas de nouveau contrat. Je vous ai déjà dit que la situation aurait pu être gérée beaucoup mieux. Je le répète. Oui, il a eu beaucoup de chance. »
L’interlocuteur était visiblement à la source de tous ses problèmes. Et Lord ne s’était pas trompé au sujet d’Orleg. On ne pouvait pas faire confiance à ce fils de pute.
« Je le garde ici jusqu’à l’arrivée de vos hommes. Plus de fausse manœuvre, cette fois. Plus de gangsters. Je vais le tuer moi-même. »
Lord dut se tenir à quatre pour ne pas se trahir. Une couleuvre glacée ondulait le long de sa colonne vertébrale.
« Ne vous tracassez pas. Il est sous ma surveillance personnelle. Assis juste en face de moi. »
Un nouveau sourire lui tordit la bouche.
« Il ne comprend pas un mot de tout ce que je raconte. »
Nouveau temps d’écoute. Qui propulsa le policier hors de son siège.
« Quoi ? Il parle… »
Levant les deux jambes, Lord projeta le bureau, d’une ruade, contre le mur de derrière. Le meuble, malgré son poids, glissa aisément sur le sol carrelé. La chaise à roulettes de l’inspecteur suivit le mouvement, coinçant le flic entre l’arbre et l’écorce. Lord empoigna le téléphone, l’arracha à sa prise murale, et bondit dans le corridor. Il claqua la porte derrière lui, parcourut le couloir désert et dégringola les marches trois par trois. Jusqu’au rez-de-chaussée jusqu’à la rue.
Galvanisé par le froid piquant du matin, il se fondit dans la foule des passants affairés qui encombrait les trottoirs.