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GENESIS. CAROLINE DU NORD
16 H 25

La propriété où vivaient Michael Thorn et sa famille impressionna beaucoup Miles Lord. Située dans un secteur bucolique de maisons à l’ancienne entourées de bosquets et de vastes pelouses, c’était, comme la plupart des demeures de ce quartier, un ranch tout en longueur, sans étage, construit en dur, avec toits à pignons et cheminées de brique.

Ils s’y rendirent en priorité pour que Thorn put s’occuper de ses chiens. La cour de derrière abritait plusieurs chenils, sous ses arbres, et Lord identifia, au premier coup d’œil, la race préférée du maître de maison. Les mâles étaient nettement plus forts, mais tous ces animaux, au nombre d’une bonne douzaine, ne variaient que par leur pelage, du roux zibeline au fauve et au noir. Têtes longues, étroites, crânes légèrement bombés, épaules souples, sans saillies disgracieuses, poitrines musclées, profilées, près de un mètre au garrot, pour les mâles. Quarante à quarante-cinq kilos d’énergie contenue, taillés pour la vitesse sous leur poil soyeux. Leur nom russe, barzoï, signifiait, d’ailleurs, « rapide ».

Le choix de Michael Thorn fit sourire Miles. Il s’agissait là de chiens-loups d’origine russe, élevés par la noblesse pour répondre aux nécessités des courses folles à travers la steppe. Les enfants chéris de tous les tsars depuis 1650.

Y compris le dernier en date.

Passant d’un chenil à l’autre en remplissant d’eau les jattes à l’aide d’une longue lance, Thorn déclara :

« J’ai toujours aimé ces chiens. Je les avais découverts dans un livre, bien avant de pouvoir me payer le premier. Mais ils sont comme les cookies au chocolat. On ne peut pas se contenter d’un seul. J’ai fini par les élever pour la reproduction.

— Ils sont magnifiques », dit Akilina.

Elle se tenait très près des cages. Les barzoïs l’observaient fixement, de leurs yeux obliques sertis de noir.

« Ma grand-mère en avait un, qu’elle avait trouvé dans les bois. C’était un merveilleux animal. »

Thorn ouvrit une première cage afin de déposer dans les écuelles une nourriture appropriée. Les chiens suivaient chacun des mouvements de leur maître, mais aucun n’avançait d’un pouce vers les repas proposés. Puis l’avocat désigna, de l’index, les récipients fraîchement regarnis.

D’un même élan, les chiens se précipitèrent.

« Superbement dressés ! commenta Lord.

— Aucun sens d’élever ces bêtes si elles n’obéissent à personne. La race se prête admirablement au dressage.

— Vous les vendez ?

— Au printemps prochain, cette portée sera partie, et j’élèverai d’autres chiots. Chaque fois, je garde les plus beaux spécimens. »

Il désigna une cage : « Seuls ces deux-là restent avec moi. »

Lord s’arrêta devant la cage, la plus proche du porche de derrière. Mâle et femelle assortis, roux zibeline, le pelage aussi doux que de la soie. Leur chenil était plus vaste que les autres, à l’intérieur d’une enceinte de bois peint.

« Les plus beaux d’une portée d’il y a six ans. »

La voix de Michael exprimait une fierté qui se nuança d’attendrissement pour conclure :

« Je vous présente Alexis et Anastasia.

— Le choix des prénoms est intéressant, sourit Lord.

— Mes bêtes de concours. Et mes plus chers amis. »

Thorn pénétra dans la cage. Alors, subitement déchaîné, le couple vedette de son élevage l’accabla de témoignages d’affection aussi robustes qu’enthousiastes.

Lord ne quittait pas leur hôte du regard. Thorn était un être équilibré, pleinement conscient de ses responsabilités ancestrales. Rien de commun avec un Stefan Baklanov. Il avait entendu Taylor Hayes parler de l’arrogance du personnage, beaucoup plus attiré par les privilèges attachés au titre que par la volonté d’être utile à ses contemporains. Jusqu’à preuve du contraire, Thorn n’était pas du tout de la même trempe.

Ils pénétrèrent dans la maison où Lord passa en revue, sans ostentation, le contenu de la bibliothèque. Nombreux traités historiques concernant la Russie. Autant de biographies consacrées à la dynastie des Romanov, ouvrages d’historiens des XIXe et XXe siècles. Lui-même avait lu la plupart de ces ouvrages.

« Belle collection, Michael.

— C’est fou tout ce qu’on peut glaner chez les bouquinistes et dans les enchères publiques.

— Personne n’a jamais remarqué votre passion pour le sujet ?

— Je suis un des piliers de notre Société historique, et tout le monde connaît mon goût pour l’histoire de la Russie. »

Sur une étagère, Lord repéra un autre ouvrage qui lui était plus que familier : RaspoutineSon influence pernicieuse et son exécutionPublié par Youssoupov en 1927. Une attaque en règle contre Raspoutine, avec pour seul objectif la justification de son meurtre organisé. Près de ce volume, se trouvaient les deux tomes des Mémoires du même Youssoupov, publiés dans les années 1950. En exil et Splendeur perdueTous deux uniquement destinés à faire de l’argent. Entreprises ratées, d’après les biographes et critiques de l’époque.

Désignant les œuvres de Youssoupov, Lord rappela :

« Après l’avoir assassiné, il encensait Raspoutine et s’en prenait à la famille impériale. Si ma mémoire est fidèle, il s’attaquait surtout à Alexandra.

— Dans le cadre de sa grande supercherie ! Il savait que Staline s’intéressait à lui et ne voulait rien faire qui pût éveiller ses soupçons. Jusqu’à la fin de son existence, Youssoupov a entretenu la mascarade. »

Il y avait là aussi quelques-uns des volumes consacrés à Anna Anderson, la femme qui, toute sa vie, avait entretenu une autre mascarade, en s’obstinant à prétendre qu’elle était Anastasia.

« Ceux-là sont destinés à vous amuser, je suppose ? »

Thorn sourit.

« En réalité, elle s’appelait Franziska Schanzkowska. Née en Russie. Pensionnaire de sanatoriums jusqu’à ce que Youssoupov entende parler de sa ressemblance avec Anastasia. C’est lui qui lui a enseigné tout ce qu’elle devait savoir pour jouer le rôle de façon convaincante, et elle était bonne élève. Quand elle est morte, je crois qu’elle se prenait vraiment pour Anastasia.

— Oui, j’ai lu tout ça. Tout le monde ou presque en parle avec affection. Ce devait être une femme remarquable.

— Une doublure géniale. Je ne lui ai jamais tenu rigueur de son imposture. »

Des claquements de portières, devant la maison, leur parvinrent à travers les fenêtres ouvertes, en façade. Thorn alla jeter un coup d’œil par les claires-voies d’un store baissé.

« Un shérif adjoint, lança-t-il, en anglais, par-dessus son épaule. Je le connais. »

Lord et Akilina se raidirent, et Thorn parut les comprendre.

« Restez ici, ordonna-t-il en se dirigeant vers la double porte qui menait au vestibule. Je vois ce que c’est, et je reviens. »

Akilina chuchota, en russe :

« Qu’est-ce que ce flic peut bien vouloir ?

— Nous chercher des noises, je le crains.

— À quelle heure doit arriver votre patron ? » cria Michael, de la porte.

Lord consulta sa montre.

« Ça ne devrait pas tarder. Il faut qu’on retourne à l’auberge. »

Thorn referma soigneusement les deux battants, derrière lui, mais Lord alla doucement les entrouvrir de quelques centimètres alors que retentissait la sonnette de l’entrée.

« ‘Soir, m’sieur Thorn, dit le shérif adjoint. Le patron m’envoie vous parler. Je suis passé à votre bureau, et votre secrétaire m’a dit que vous étiez chez vous.

— Des problèmes, Roscoe ?

— Avez-vous reçu, hier ou aujourd’hui, la visite d’un nommé Miles Lord et d’une femme russe ?

— Qui est ce Miles Lord ?

— Si vous répondiez d’abord à ma question ?

— Non, je n’ai reçu aucune visite. Surtout pas d’une femme russe !

— Bizarre de vous entendre dire ça, monsieur Thorn. Votre secrétaire affirme qu’un avocat noir du nom de Miles Lord et une femme russe se sont présentés a votre bureau, et que vous ne les avez pas quittés de la journée.

— Si vous connaissez d’avance toutes les réponses, Roscoe, à quoi bon me poser les questions ?

— Je fais mon boulot, c’est tout. Vous pouvez me dire pourquoi vous m’avez menti ?

— Qu’est-ce qu’il y a de si particulier chez ces deux personnes ?

— Un mandat d’arrêt international de Moscou. Au nom de Miles Lord. Lui et la femme sont impliqués dans le meurtre d’un policier abattu sur la place Rouge. La police les recherche.

— Comment le savez-vous ?

— Par ces deux Russes, là-dehors, dans ma voiture. Ils sont porteurs du mandat. »

Lord se rua, de la double porte, à la fenêtre donnant sur le devant du ranch. Il y arriva juste à temps pour voir Orleg et Droopy sortir de la voiture de patrouille.

« Oh, merde ! »

Akilina accourut dans le sillage de Lord. Ils virent les deux Russes s’approcher de l’entrée du ranch. Leur main droite disparut sous leur veste et réapparut armée. Des coups de feu crépitèrent comme autant de pétards du 4 juillet. Lord revint, en courant, ouvrir la double porte alors que le shérif adjoint s’écroulait, à l’entrée du ranch. Apparemment, cette première salve lui était destinée.

Lord bondit en avant, agrippa Michael Thorn et l’entraîna de toutes ses forces, claquant derrière eux les deux battants et les fermant à clef alors que des balles en martelaient l’autre face.

« À plat ventre ! » rugit-il.

Ils roulèrent sur le sol vers le couloir de derrière. Se relevèrent au bruit des coups de boutoir assenés dans la double porte.

« Barrons-nous ! Ces portes ne les arrêteront pas longtemps ! »

Tous trois coururent dans le long couloir au bout duquel brillait le soleil. Derrière eux, les portes maltraitées émettaient des craquements de mauvais augure. Puis il y eut d’autres coups de feu.

Ils traversèrent la cuisine, jaillirent à l’extérieur.

En quelques bonds, Thorn alla ouvrir le chenil le plus proche, celui d’Alexis et d’Anastasia, criant à ses deux visiteurs d’ouvrir les autres cages. Lord et Akilina bondirent, à leur tour, alors que montrant la porte de la cuisine, Thorn ordonnait :

« Fonce ! Attaque ! »

Les premiers, Alexis et Anastasia se jetèrent sur Orleg qui apparaissait, l’arme au poing.

Le flic russe partit à la renverse en hurlant, et la meute grondante s’engouffra, véloce, à l’intérieur de la maison, où les détonations se multiplièrent.

Ils coururent jusqu’à la Jeep où tous trois s’engouffrèrent. Lord introduisit la clef de contact dans la serrure du tableau de bord. La fusillade se poursuivait, sans discontinuer, à l’intérieur du ranch.

« Mes pauvres chiens », gémit Thorn.

Lord emballa le moteur, jaillit en marche arrière de l’allée carrossable et vira sur place, à deux mètres de la voiture de patrouille. Ils aperçurent au passage le corps ensanglanté du shérif adjoint. Il était évident que rien ne pouvait le sauver, à ce stade. L’un des chiens accourait, pantelant. Thorn s’étrangla :

« Attendez ! »

Lord retint son pied prêt à pousser l’accélérateur au plancher. Thorn ouvrit une des portières arrière. Le chien bondit à l’intérieur de la voiture.

« Go ! » hurla Thorn.

Lord écrasa le champignon, et les pneus grincèrent sur l’asphalte.