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SAINT-PÉTERSBOURG
JEUDI 14 OCTOBRE
12 H 30
Lord s’installa dans la grande salle des archives située, avec vue sur la perspective Nevsky, au quatrième étage d’un bâtiment construit après la révolution. Il avait pu obtenir deux places dans une navette de l’Aeroflot qui partait de Moscou à neuf heures du matin. Le vol, quoique paisible, avait été assez éprouvant pour les nerfs. La réduction des budgets et le manque de personnel spécialisé nuisaient au confort de la compagnie nationale russe. Mais son temps était précieux et il n’avait pas souhaité s’infliger, aller et retour, un voyage de quinze cents kilomètres en chemin de fer.
Ilya Zivon l’avait attendu comme promis, dès sept heures, dans le hall du Volkhov. La décision de Lord l’avait déconcerté. Il devait en référer à Taylor Hayes avant d’y souscrire, mais Hayes n’était pas à Moscou, et il n’avait laissé aucun numéro de téléphone. Finalement, Zivon avait dû s’incliner. Hélas ! le vol de retour était plein, et Lord avait dû se contenter de deux places assises dans le train de nuit Saint-Pétersbourg-Moscou. On ne peut jamais tout avoir.
Autant la capitale offrait le spectacle d’une dure réalité, avec ses rues sales et ses structures sans imagination, autant Saint-Pétersbourg avait l’air de sortir d’un conte de fées avec ses palais baroques, ses cathédrales et ses canaux. Tandis que le reste du pays dégageait une impression d’uniformité consternante, ici fleurissaient le granit rose, le stuc vert et jaune de façades qui enchantaient le regard. Lord n’avait pas oublié la description ambiguë de Nikolaï Gogol : « Tout, ici, respirait la fausseté. » Quoi qu’il en fût, la ville paraissait pleinement satisfaite des architectes, tous italiens, qui l’avaient conçue, l’ensemble composant un tableau typiquement européen. Elle avait servi de capitale jusqu’à la prise du pouvoir par les communistes, en 1917, et il était question de lui rendre, à l’avènement du nouveau tsar, un statut similaire.
La circulation, depuis l’aéroport situé au sud de la ville, avait été relativement fluide pour un jour de semaine, dans une cité de cinq millions d’habitants. Au départ, les lettres de créance du visiteur avaient été contestées, mais un coup de fil à Moscou avait réglé le problème et maintenant, il pouvait fouiller à sa guise dans les archives de Saint-Pétersbourg, « Papiers protégés » compris.
Bien que réduite en surface, cette salle recelait un trésor inestimable d’écrits de la main d’Alexandra, Nicolas et Lénine. Et tout comme Semyon Pachenko l’avait affirmé, tous les journaux intimes, toutes les lettres d’Alexandra et de Nicolas étaient là rapportés de Tsarskoye Syelo et d’Ekaterinbourg après le massacre de la famille impériale.
Ce qui sautait aux yeux, à la lecture de ces pages, c’était le tableau d’un couple profondément amoureux. Alexandra écrivait avec la fougue d’un poète romantique, remplissant ses messages des termes d’une passion ouvertement physique. Il passa deux heures à lire ses lettres, afin d’acquérir une juste vision de cette femme intelligente et sensuelle à la fois.
Vers le milieu de l’après-midi, il tomba sur d’autres journaux datant de 1918, étiquetés N et A, reliés de carton moisi. Sacrés Russes ! Si méticuleux dans le rangement de leurs archives, et si peu soucieux de leur conservation. Les cahiers jaunis étaient classés par ordre chronologique, avec, sur leurs couvertures de tissu, la précision qu’il s’agissait là de cadeaux des filles d’Alexandra. Quelques-uns s’ornaient de swastikas brodés. Un peu étonnant d’y découvrir ces symboles, mais Lord se souvint qu’avant d’être adopté par Adolf Hitler, la croix gammée était un motif indien, symbole de bien-être, que la tsarine avait beaucoup aimé.
Il poursuivit sa lecture, mais n’y releva rien de plus que les divagations amoureuses de deux êtres profondément épris l’un de l’autre. Puis il découvrit deux autres liasses de correspondance. La comparaison de ces lettres avec la photocopie de celle découverte à Moscou lui apporta la certitude qu’il s’agissait bien de la même main, de la même époque approximative et du même parchemin orné de fleurs et de feuilles.
Pourquoi cette unique lettre déjà en sa possession avait-elle été séparée des autres et transférée à Moscou ? Qu’est-ce qui la rendait tellement importante pour qu’elle eût été cousue dans un sac de cuir, avec instruction de ne l’ouvrir que vingt-cinq ans plus tard ? Seule chose certaine, Pachenko avait raison : il possédait là un document d’une valeur historique indéniable.
Il passa le reste de l’après-midi à examiner tout ce qui lui tomba sous la main au sujet de Lénine. Vers quatre heures, il avait remarqué, du coin de l’œil, un type, petit et maigre, avec des yeux de myope, qui paraissait l’observer à la dérobée. Le surveillait-il vraiment ? Zivon était là sur le qui-vive. Lord ne risquait rien. Il finit par attribuer ce nouvel accès de paranoïa aux événements de la journée précédente.
Cinq heures sonnaient quelque part, quand il trouva un autre manuscrit de Lénine. Il faillit le rejeter après un rapide coup d’œil, mais le nom de Youssoupov retint son attention, au vol, et il s’en imposa la lecture :
Félix Youssoupov habite rue Gutenberg, près du bois de Boulogne. Il fréquente la nombreuse population d’aristocrates russes qui a envahi Paris. Ces imbéciles s’imaginent que la révolution va faire long feu, et qu’ils pourront bientôt récupérer leurs anciennes positions ainsi que leurs richesses. On me raconte qu’une ancienne douairière garde auprès d’elle une valise toute prête, en prévision de son proche retour. Mes agents me signalent une correspondance échangée entre Youssoupov et Kolya Maks. Trois lettres au moins. C’est inquiétant. Je me rends compte, à présent, de l’erreur que nous avons commise en chargeant le Soviet de l’Oural d’accomplir cette exécution. Les rapports répétitifs risquent de créer des difficultés. On a déjà arrêté une femme qui prétendrait être Anastasia. Elle a attiré notre attention en écrivant au roi George V pour lui demander son aide. Le Comité de l’Oural nous signale que deux des filles du tsar se cacheraient dans un village isolé. Il s’agirait de Maria et d’Anastasia. J’ai dépêché des agents sur place. À Berlin, une autre femme prétend également être Anastasia. Elle offrirait une vague ressemblance physique avec la famille.
Tout cela est profondément ennuyeux. Si je n’avais cette incertitude, quant à ce qui s’est passé là-bas, ce jour-là, je rejetterais tout en bloc. Mais comment en être sûr ? Nous aurions dû tuer Youssoupov avec le reste de la bourgeoisie. Ce crétin arrogant trame je ne sais trop quoi. Il hait notre gouvernement et ne s’en cache pas. Le sang des Romanov coule dans les veines de son épouse, et certains parlent ouvertement de leur restauration possible en tant que tsar et tsarine. Chimères stupides, cultivées par des gens stupides. La mère patrie ne veut plus d’eux, qu’ils se mettent bien ça dans la tête !
Plus question de Youssoupov dans le reste de la page, mais Lénine appréhendait visiblement que Yurovsky, le chef exécuteur d’Ekaterinbourg, eût déposé quelque part un rapport mensonger sur le massacre des Romanov.
Onze personnes étaient-elles bien mortes dans cette cave, ou neuf seulement ?
Et pourquoi pas huit ?
Qui pouvait savoir ?
Lord se reporta aux imposteurs qui avaient fait surface dans les années 1920. Lénine parlait d’une fausse Anastasia, à Berlin, connue sous le nom d’Anna Anderson, la plus célèbre de tous les prétendants et prétendantes. Des livres, des films avaient retracé sa carrière, et durant des décennies, elle s’était pavanée sous les feux d’une rampe qui n’en finissait pas de s’éteindre. À sa mort, en 1984, elle soutenait toujours, mordicus, qu’elle était la fille cadette d’Alexandra. Un test ADN posthume avait enfin pu prouver le contraire.
D’autres rumeurs couraient en Europe, qui prétendaient que la tsarine et ses filles n’avaient pas été massacrées à Ekaterinbourg, mais auraient été enlevées avant le meurtre de Nicolas et d’Alexis. On les disait retenues prisonnières à Perm, une petite ville de province pas très éloignée d’Ekaterinbourg. Lord se souvenait d’un livre : Le Dossier du tsar, qui démontrait cette thèse, avec force détails. Mais quelque temps plus tard, des documents auxquels les auteurs n’avaient pas eu accès, sans parler de la découverte des os royaux, avaient fourni les preuves de la mort, à Ekaterinbourg, d’Alexandra et de trois de ses filles.
Pas facile de démêler le vrai du faux, la vérité de l’affabulation pure et simple. Winston Churchill avait eu bien raison de dire, en parlant de ce pays : La Russie est un rébus enveloppé d’un mystère à l’intérieur d’une énigme.
De sa serviette, Lord sortit une des autres photocopies qu’il avait faites aux archives de Moscou. Elle était agrafée à une note rédigée par Lénine. Il ne l’avait montrée ni à Taylor Hayes ni à Pachenko, la jugeant, à première vue, sans rapport avec le reste. Jusqu’à maintenant.
C’était un extrait dactylographié d’une déclaration faite par un des gardes d’Ekaterinbourg, datée d’octobre 1918, trois mois après le meurtre des Romanov :
Le tsar vieillissait. Ses cheveux grisonnaient. Il endossait chaque jour une chemise de soldat maintenue en place par un ceinturon d’officier bouclé autour de sa taille. Il avait un regard aimable et donnait l’impression d’une personne simple et franche, plutôt bavarde. Parfois, je le sentais sur le point de me parler. Il semblait en avoir très envie. La tsarine, elle, était différente. Elle avait le masque sévère et l’air distant. Les conversations des gardes donnaient d’elle une image conforme à ce que doit être une vraie tsarine. Elle paraissait plus âgée que le tsar. Des cheveux blancs se devinaient sur ses tempes, et son visage n’était plus celui d’une jeune femme. Toutes mes mauvaises pensées, au sujet du tsar, se dissipèrent à l’écoute des gardes. L’opinion que j’avais du couple royal en fut radicalement changée. J’avais pitié d’eux, à présent. J’éprouvais de la compassion à leur égard, en tant que créatures humaines. Je souhaitais l’apaisement de leurs souffrances. Mais je me rendais compte de ce qui se préparait. Leur destin était tout tracé. Yurovsky tenait à s’assurer que nous comprenions la vraie nature de la tâche qui nous incombait. Au bout d’un certain temps, je commençai à me dire qu’il fallait faire quelque chose pour eux. Pour assurer leur salut.
En présence de quoi se trouvait-il ? Pourquoi ce document n’avait-il pas été découvert plus tôt ? Puis Lord se souvint qu’il y avait peu d’années que les archives étaient accessibles, les « Papiers protégés » restant interdits à la plupart des chercheurs. En outre, le chaos invraisemblable des archives russes faisait de chaque menue trouvaille un véritable coup de chance.
Il avait hâte de regagner Moscou afin d’en rendre compte à Taylor Hayes. Peut-être même n’était-il pas impossible que la candidature de Baklanov fût remise en question ? Peut-être y avait-il, quelque part dans le monde, un prétendant au trône de Russie plus proche des Romanov, par le sang, que Stefan Baklanov ? Et depuis toujours, presse à sensation et fiction populaire le proclamaient à cor et à cri. Un studio de cinéma était allé jusqu’à réaliser, à l’usage de millions d’enfants, un dessin animé dont une Anastasia survivante était l’héroïne. Mais comme pour Elvis ou Jimmy Hoffa, l’histoire était plus riche en suppositions qu’en preuves concluantes.
Ou bien les choses étaient-elles différentes, aujourd’hui ?
Hayes raccrocha le téléphone et s’efforça de maîtriser son trouble. Il était venu à Green Glade pour se relaxer autant que pour parler affaires. À l’hôtel Volkhov, il avait laissé, à l’intention de Lord, un message l’informant de son proche retour et le priant de poursuivre ses recherches aux archives. Le tout, sans lui fournir aucun moyen de le joindre, en cas d’urgence. Mais Ilya Zivon avait reçu l’ordre de veiller sur Miles et de le tenir, lui-même, au courant de tout imprévu.
« C’était Zivon, dit-il à Lénine. Lord a passé la journée aux archives de Saint-Pétersbourg.
— Vous l’ignoriez ?
— Je pensais qu’il travaillait toujours à Moscou. Je viens d’apprendre, par Zivon, qu’ils avaient pris l’avion ce matin. Et qu’ils rentraient tous les deux cette nuit par la Flèche Rouge. »
Khrouchtchev ne cachait pas son irritation. Chez lui, c’était plutôt rare. Des cinq, le représentant du gouvernement était toujours le plus calme, le plus pondéré. Il n’élevait jamais la voix et se servait de sa vodka comme d’une arme, pour s’infliger un léger coup de fouet, en cas d’urgence.
Stefan Baklanov, lui, avait déjà quitté Green Glade. Transféré, en voiture, dans une autre propriété où il attendrait l’heure de sa première entrevue avec la Commission, le surlendemain matin. Il était près de sept heures du soir, et Taylor Hayes se disposait à repartir pour Moscou lorsque l’appel lui avait été transmis de Saint-Pétersbourg.
« Zivon s’est esquivé pendant l’heure du dîner pour téléphoner à ses employeurs. Il les a informés que Lord avait discuté, aux archives de Moscou, avec un certain Semyon Pachenko. Et le concierge de l’hôtel a dit à Zivon que Lord avait bu un verre et longuement bavardé avec un homme répondant au même signalement.
— Quel genre ? grogna Khrouchtchev.
— Autour de la soixantaine. Maigre. Les yeux bleus. Presque chauve. Barbiche peu fournie. »
Hayes surprit le regard échangé par Khrouchtchev et Lénine.
« Qui est-ce… Il semble que vous le connaissez ? »
Lénine maugréa :
« On a un problème.
— C’est bien ce qu’il m’a semblé comprendre. Je vous écoute. »
Khrouchtchev pinça les lèvres.
« Avez-vous entendu parler de la Sainte Compagnie ?
— Jamais.
— Au XIXe siècle, le frère du tsar Alexandre II a créé un groupe qui fut bientôt connu sous ce nom. À l’époque, la peur de l’assassinat était universelle. Alexandre avait affranchi les serfs et ne jouissait pas d’une grande popularité. Cette Sainte Compagnie n’était rien de plus, au départ, qu’une aimable plaisanterie. Un ramassis d’aristocrates qui s’engageaient à défendre le tsar, mais étaient à peine fichus de se défendre eux-mêmes. Alexandre n’en a pas moins été tué par une simple bombe ! De nos jours, Pachenko dirige un groupe du même calibre. Aucun professionnel, rien que des amateurs. La Sainte Compagnie bis. Relancée dans les années 1920… Elle est toujours d’actualité.
— À savoir postérieurement au meurtre de Nicolas II et de sa famille. Donc, alors qu’il n’y avait plus aucun tsar à défendre ?
— C’est là tout le problème, intervint Lénine. La rumeur n’a jamais cessé, depuis des décennies, selon laquelle certains descendants de Nicolas II auraient survécu à l’holocauste.
— Foutaise ! s’esclaffa Hayes. J’ai lu tout ce qu’il y avait à lire sur les divers prétendants. Ça ne tient pas debout une seconde.
— Possible. Mais la Sainte Compagnie, elle, est toujours là.
— Quelque chose à voir avec ce que Lord a pu découvrir aux archives ?
— Tout à voir ! riposta Lénine. Et maintenant que Pachenko lui a fait par deux fois des avances, il faut absolument le rayer de la liste.
— Un nouveau contrat ?
— Impérativement. Dès ce soir. »
Hayes savait, par expérience, combien il était inutile de discuter.
« Comment pourrais-je envoyer des hommes à Saint-Pétersbourg avant l’heure du train ?
— Un transport par air est envisageable.
— Franchement, trancha Khrouchtchev, les détails importent peu. Qu’il vous suffise de savoir que ce problème risque de mettre en danger tout le travail que nous avons entrepris. Ce Lord est visiblement un esprit libre. Un esprit sur lequel, de toute évidence, vous n’exercez aucun contrôle. On ne prend plus de risque. Appelez le numéro que je vous ai donné, et envoyez des hommes là-bas. Ce nègre ne doit pas rentrer vivant à Moscou. »