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MERCREDI 28 OCTOBRE

Lord et Akilina se levèrent de bonne heure, et quittèrent leur hôtel sans s’y attarder une minute de plus. Cette nuit-là pour la première fois, ils avaient réellement dormi ensemble. Dormi seulement. Pas de sexe entre eux. Pas encore. Trop épuisés. Sûrs de rien. Mais ils avaient passé ces heures dans les bras l’un de l’autre, Lord se réveillant en sursaut, de loin en loin, au sortir de quelque cauchemar récurrent où la porte de la chambre volait en éclats, sous les coups de boutoir de Droopy et de l’inspecteur Orleg ou de Cro-Magnon.

Dès l’ouverture de l’agence Avis, ils louèrent une voiture, parcoururent cent soixante kilomètres vers le nord, jusqu’à Sacramento dont l’aéroport était probablement assez éloigné de San Francisco pour ne faire encore l’objet d’aucune surveillance. Là ils rendirent la voiture au concessionnaire local et prirent un vol des American Airlines pour Dallas. En cours de vol, Lord se plongea dans la lecture de l’USA-Today mis à la disposition des voyageurs.

À la une, figuraient les derniers échos des activités de la Commission tsariste, dont le travail touchait à sa fin. Trois finalistes confirmés. Dont Stefan Baklanov. Différé de vingt-quatre heures pour cause de deuil dans la famille d’un des membres de la Commission, le vote final n’aurait lieu que le vendredi. L’unanimité étant requise, c’était la seule solution. L’analyse donnait toujours Baklanov grand gagnant, avec une large avance. La meilleure chance de la Russie, soulignait un historien. Le parent le plus proche de Nicolas II. Le plus Romanov de tous les Romanov disponibles.

Lord contempla rêveusement le téléphone incorporé à son siège. Devait-il entrer en contact avec le ministère des Affaires étrangères ou directement avec Taylor Hayes, afin de transmettre tout ce qu’il savait ? Les infos dont disposaient Akilina et lui étaient de nature à modifier le vote de la Commission. Ou du moins à le retarder jusqu’à ce que les faits nouveaux eussent été dûment vérifiés.

Mais la prophétie spécifiait clairement qu’ils devaient aller seuls, tous les deux, jusqu’au terme de leur quête. Trois jours plus tôt, il aurait attribué ces divagations à la soif de pouvoir d’un paysan inculte, mais astucieux, qui avait réussi, par la ruse, à s’insinuer dans les bonnes grâces de la famille impériale. Mais le singe ? La bête innocente et déterminante ? Qui avait fracassé l’œuf de Fabergé. Après avoir empêché Droopy et Orleg de franchir la douve.

Linnocence des bêtesarbitre ultime de la victoiremontrera le chemin vers le succès.

Comment Raspoutine avait-il pu le savoir ? Ou n’était-ce rien de plus qu’une autre coïncidence ? Mais dans ce cas, le fruit d’un hasard qui étirait le calcul des probabilités bien au-delà de l’infini. Alors ? L’héritier légitime du trône de Russie vivait-il paisiblement en Amérique ? À Genesis, Caroline du Nord, 6 356 habitants, d’après le guide acheté à Sacramento. Siège de l’administration du comté de Dillsboro, petite ville sans histoire nichée dans un comté peu étendu des Appalaches.

S’il était vraiment là le cours de l’histoire en serait changé. Comment réagiraient les Russes en apprenant qu’un des enfants de Nicolas, deux peut-être, avaient survécu au massacre d’Ekaterinbourg et trouvé refuge dans cette Amérique dont on leur avait enseigné de se méfier, depuis toujours. À quoi ressembleraient leurs descendants, fils ou petit-fils d’Alexis ou d’Anastasia, purs produits de l’American Way of Life ? Quelles affinités les relieraient encore à une mère patrie tellement différente ?

C’était incroyable. Mais c’était son destin. Il en faisait partie. Partie intégrante. Miles Lord, le Corbeau. Akilina, l’Aigle. Leur mission était toute tracée. Poursuivre la quête et trouver ce Thorn. Alors que d’autres cherchaient ailleurs et s’acharnaient à influencer le travail de la Commission.

Des hommes qui se servaient de l’argent et du pouvoir pour dominer un processus réputé neutre. Un mensonge ourdi par des gens qui avaient convaincu Filip Vitenko de l’attirer dans le piège du consulat de Russie. Quel crédit accorder encore aux paroles de Maxim Zoubarev ? Stefan Baklanov n’était qu’un pantin. Un pantin consentant, mais un pantin. Aux mains, selon Zoubarev lui-même, d’habiles manipulateurs bien résolus à le hisser sur le trône. C’était ce que désiraient les clients de Pridgen et Woodworth. C’était ce que désirait Taylor Hayes. Pour le plus grand bien des parties intéressées.

Intéressées au sens le plus vénal du terme.

Politiques ou criminelles, politiques et criminelles, les factions qui avaient mis la Russie à genoux régissaient incontestablement les pensées, les « volontés » du futur monarque. Et non plus un potentat à la mode du XVIIIe siècle, armé de fusils et de canons ! Ce nouvel autocrate disposerait d’engins nucléaires, dont quelques-uns de volume assez réduit pour être transportés dans une valise.

Un tel pouvoir entre les mains d’une telle personne, c’était impensable et pis encore, suicidaire. Mais les Russes ne l’entendraient pas autrement. À leurs yeux, le tsar serait sacré, et représenterait leur lien direct avec Dieu et avec ce glorieux passé dont ils se sentaient privés depuis plus d’un siècle. Ils voudraient revenir à cette époque et c’est à cette époque qu’ils reviendraient. Avec les changements opérés, entre-temps, par la science et la technique. En seraient-ils plus heureux ? Ou bien échangeraient-ils simplement leurs problèmes actuels contre d’autres qui ne vaudraient pas mieux, au contraire ?

Au bord du sommeil, Lord se souvint que Raspoutine avait dit, aussi, que douze devraient mourir pour que la résurrection soit complète.

Il se livra à un rapide inventaire. Quatre le premier jour, y compris Artemy Bely. Le garde de la place Rouge et le collaborateur de Pachenko. Josif et Vassily Maks. Jusque-là toutes les prédictions du starets s’étaient réalisées.

Quels noms viendraient compléter la liste si Raspoutine avait dit vrai, cette fois encore ?

 

Taylor Hayes regardait Khrouchtchev s’agiter dans son fauteuil. L’ancien communiste et ministre à répétition des gouvernements successifs, estimé de ses pairs et pourvu des meilleures relations en haut lieu, se sentait vraiment mal dans sa peau. L’homme de Pridgen et Woodworth se rendait compte que, tout comme Maxim Zoubarev, alias Khrouchtchev, tous les Russes avaient tendance à se laisser conduire par leurs émotions.

Quand ils étaient heureux, ils bouillonnaient d’un enthousiasme disproportionné. Quand ils étaient malheureux, leur désespoir était sans borne. Ils oscillaient continuellement entre ces deux extrêmes, jamais à mi-chemin entre l’un et l’autre, et depuis deux ans qu’il traitait avec eux, Hayes avait appris que confiance et loyauté étaient à leurs yeux des notions aussi importantes qu’absolues. Avec eux, on était toujours au paroxysme de la joie ou au trente-sixième dessous. Le problème, c’était qu’il fallait des années pour qu’un Russe gagnât la confiance d’un autre Russe, et plus longtemps encore avant qu’un étranger fût pleinement accepté.

Khrouchtchev, en ce moment précis, se montrait particulièrement russe. Vingt-quatre heures auparavant, il avait fait preuve d’un optimisme inébranlable, convaincu de tenir bientôt ce Noir infernal dans sa main toute-puissante. À présent, il broyait du noir, mais uniquement au sens psychologique du terme, car le maudit tchornye courait toujours et il allait devoir, lui-même, annoncer la nouvelle aux autres membres de la Chancellerie secrète réunis en séance plénière. Comment leur expliquer qu’il avait personnellement approuvé le plan consistant à le laisser filer pour retrouver cette minable acrobate ?

Ils étaient au second étage du consulat, seuls dans le bureau de Vitenko, derrière une porte bouclée à double tour. À l’autre bout du téléphone branché sur haut-parleur, siégeait la Chancellerie et, bien que personne ne critiquât ouvertement les mesures prises, personne non plus ne les approuvait, fût-ce du bout des lèvres. Toutes ces initiatives restaient l’œuvre exclusive de qui les avait décidées, et sans formuler la moindre objection, tous le faisaient clairement sentir.

« Évidemment, reconnaissait Lénine, hypocrite, à l’autre bout du fil, qui diable aurait pu prévoir l’intervention d’un gorille ?

— Raspoutine ! s’empressa de rappeler Hayes.

— Ah ! monsieur Lincoln, vous commencez à comprendre nos problèmes intimes, ironisa Brejnev.

— Je suis persuadé que Lord, aujourd’hui, est convaincu de l’existence d’un descendant d’Alexis ou d’Anastasia, et qu’il se consacre activement à sa recherche. »

Hayes marqua une courte pause avant d’ajouter :

« La recherche d’un authentique héritier direct du trône des Romanov.

— Apparemment, soupira Staline, nos pires craintes se réalisent.

— Vous avez une idée de l’endroit où il peut être à présent ? » s’enquit doucement Lénine.

Telle était aussi l’obsession de Taylor Hayes, depuis des heures et des heures.

« Son appartement d’Atlanta est sous surveillance constante. S’il y remet les pieds, on le coincera sans coup férir, et cette fois, on ne le lâchera plus.

— Bravo ! approuva Brejnev, sarcastique. Mais s’il va directement à l’endroit où ce fameux héritier n’attend que sa visite ? »

Évidemment, Taylor Hayes avait envisagé cette hypothèse. Il avait des relations au FBI, dans les douanes et dans les stups. Autant de contacts qui participeraient volontiers à la chasse au Lord, avec ou sans permis ! Surtout si Lord se servait de ses cartes de crédit là où il passait. Ces hommes auraient accès à des informations qui seraient particulièrement bienvenues.

Le revers de la médaille, c’était qu’il se placerait, ainsi, dans une position délicate, vis-à-vis de gens dont il valait mieux, en principe, éviter la fréquentation, surtout dans de telles circonstances. Ses millions étaient en sécurité, sous la protection des Alpes suisses, et il avait la ferme intention d’en profiter, ainsi que de tous ceux qu’il comptait bien gagner encore, jusqu’au dernier cent du dernier dollar.

Quand il prendrait sa retraite, ce serait avec les indemnités à sept chiffres que lui garantissait son contrat. À moins, comme c’était probable, que le conseil d’administration ne lui demandât de laisser figurer son nom sur les en-têtes de lettres, afin de conserver les nombreux clients qu’il avait personnellement recrutés. Alors, bien sûr, il se ferait violence. Moyennant une rente annuelle suffisante pour assurer l’argent de poche d’un châtelain à l’européenne.

Un vrai conte de fées, avec de manière bien réelle, quelques comptes en Suisse dont il ne laisserait personne le déposséder. Pas même Khrouchtchev. Et pour éviter tout conflit susceptible de compliquer le présent, aux dépens du futur, il improvisa calmement :

« Je dispose de recours officiels que je vais mettre en branle. Et je connais des hommes qui valent largement ceux que vous m’aviez recommandés à Moscou. »

Hayes n’avait jamais eu l’occasion d’employer de tels hommes de main, et n’était pas du tout sûr de savoir comment s’assurer les services de cette catégorie de spécialistes, mais c’était un détail que ses correspondants russes n’avaient nul besoin de connaître, et il ajouta, avec une force de conviction communicative :

« Je ne pense pas que Miles Lord demeure encore longtemps un problème. »

Khrouchtchev n’émit aucun commentaire. Ceux de Moscou non plus, par l’intermédiaire du haut-parleur. Tous, visiblement, attendaient quelque chose de plus concret.

« Quoi qu’il en soit, Lord finira par me rappeler, tôt ou tard.

— Qu’est-ce qui vous donne cette certitude ?

— Il n’a aucune raison de se méfier de moi. Je suis son employeur. En rapport direct avec le gouvernement russe. Il va falloir qu’il me consulte, particulièrement s’il a trouvé quelque chose. Dans ce cas, je suis le premier à qui il voudra en rendre compte. Il sait quels intérêts nos clients ont en jeu, et ce qu’une découverte de cette sorte signifierait pour eux, pour lui et pour moi. Il va m’appeler.

— Jusque-là, objecta Lénine, il s’en est soigneusement abstenu !

— Mais aujourd’hui, sa vie est menacée, et il n’est encore sûr de rien. Qu’il cherche donc tout son soûl. Et puis, il m’appellera. C’est une certitude.

— Plus que deux jours pour le contrecarrer, rappela Staline. Après le choix officiel de Baklanov, il sera difficile d’entraver son accession au trône. Surtout si les relations publiques sont rondement menées. Qu’il persiste à se manifester, après ça, et il nous suffira de présenter toute l’affaire comme une conspiration de plus, après tant d’autres. Personne, alors, n’y croira sérieusement.

— Sauf test ADN, le contredit Hayes, qui conclurait à la similitude du code génétique d’un personnage X ou Y, sorti du chapeau d’un prestidigitateur, avec les génomes parfaitement catalogués de Nicolas et d’Alexandra. Mais seuls, des héritiers vivants pourraient tout flanquer par terre. Il nous faut donc des cadavres dont on ferait disparaître toute trace.

— Possible, dans ce pays ? » s’informa Khrouchtchev.

Hayes n’en savait rien lui-même, mais il connaissait les enjeux, et que pouvait-il répondre, sinon :

« Tout à fait possible. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. »