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GENESIS. CAROLINE DU NORD
16 H 15

À travers le pare-brise, Miles Lord admirait, sans réserve, les grands arbres qui encadraient la montée abrupte. Leur écorce d’un beau gris foncé se détachait par plaques, sous un épais feuillage verdoyant. Il avait déjà visité cette région, plus d’une fois, et reconnaissait les essences les plus communes, sycomores, hêtres et chênes. Mais il avait toujours pris ces arbres touffus pour une variété de peupliers. Aujourd’hui, il avait pleinement connaissance de son erreur.

« Ce sont des arbres de la princesse. Paulownia tomentosaJ’ai lu hier soir qu’à cette époque de l’année, les plus mûrs expulsent leurs graines, et chacun d’eux répand des millions de semences. Pas étonnant qu’il en pousse dans tous les coins.

— Tu es déjà venu par ici ?

— Je connais Asheville, qu’on a traversé en venant, et aussi Boone, plus au nord. C’est un endroit magnifique où l’on peut skier en hiver, idéal également pour des vacances d’été.

— Ça me rappelle la Sibérie de ma grand-mère. Il y avait des montagnes de faible altitude et des forêts denses, comme celles-ci. L’air y était frais et pur. Je m’y plaisais beaucoup. »

Alentour, l’automne étalait ses couleurs. Prés et vallons flambaient, rouge et or, orange et jaune, dans la brume diffuse qui s’élevait, capricieuse, des creux les plus profonds. Seuls pins et arbres de la princesse conservaient les teintes vivaces de l’été.

Ils avaient attrapé, à Dallas, la correspondance pour Nashville. De là une navette à moitié vide les avait déposés à Asheville, une petite heure plus tôt. Auparavant, à Nashville, Lord avait manqué d’argent et s’était vu forcé d’utiliser sa carte de crédit. Nécessité regrettable, dans la mesure où les reçus correspondants pourraient être si facilement repérés. Mais ni plus ni moins, en somme, que les billets des lignes aériennes.

Il fallait espérer que les vantardises de Maxim Zoubarev, au sujet de ses accointances avec le FBI et l’administration des douanes, fussent nettement exagérées. Pourquoi, Lord n’aurait su le dire, mais il était persuadé que les Russes opéraient totalement à l’écart des autorités américaines. Avec d’occasionnels coups de pouce, sans doute, mais rien d’important ni de décisif pour une recherche à l’échelle nationale d’un avocat américain et d’une acrobate russe. Une telle recherche, estimait Lord, exigerait, à la base, trop d’explications trop approfondies. Que ne donneraient jamais les Russes avant de posséder les moyens d’en juguler les conséquences.

Non, les Russes travaillaient seuls. Du moins pour le moment.

Au terme de l’agréable trajet vers le nord, par la nationale 81, au sein des montagnes émoussées du parc de Blue Ridge, Genesis était une petite ville digne d’une carte postale, tout en bois et pierre de la région, avec ses minuscules galeries d’art, ses boutiques de souvenirs et ses magasins d’antiquités. Des bancs s’alignaient sous les sycomores de l’artère principale. Un grand glacier occupait l’un des coins du carrefour central. Deux banques et un drugstore se partageaient les trois autres. Bureaux de change, agences de voyages et syndicat d’initiative émaillaient les rues adjacentes.

À leur entrée dans la ville, le soleil achevait sa descente sur l’horizon, peignant arbres et prés en violet, sur fond de ciel rose. La nuit tombait de bonne heure et en toute harmonie, dans cette région bénie des dieux.

« Nous y voilà soupira Lord. Reste à trouver l’épine de cette rose. »

Il allait stopper devant la poste afin d’y consulter l’annuaire local quand une enseigne de fer forgé attira son regard. Elle pendait sur la face latérale d’un immeuble de brique rouge au-delà duquel, à courte distance, se dressait la salle d’audience du tribunal du comté, sur une placette plantée d’arbres. CABINET DE MICHAEL THORN – AVOCAT disaient les lettres noires.

Lord traduisit les deux mots importants, au profit d’Akilina qui conclut, souriante :

« Comme à Starodug. »

Il avait déjà tiré la même conclusion.

À la réception du cabinet de l’avocat, une secrétaire les informa que maître Thorn était au tribunal, en train de boucler un dossier urgent, mais qu’il ne tarderait guère à rentrer. Lord exprima le désir de lui parler immédiatement, et la secrétaire leur dit où le retrouver.

Ils entrèrent au tribunal du comté de Dillsboro, immeuble en brique et en pierre de style néoclassique, doté du portique à colonnades et de la haute coupole communs à tous ces bâtiments légaux du Sud. Une plaque de bronze précisait que l’édifice avait été construit en 1898. L’expérience de Miles, en matière de tribunaux, était plutôt restreinte. Sa pratique l’appelait toujours, de préférence, dans les salles de conseil d’administration ou les grandes institutions financières des grandes villes américaines ou des capitales d’Europe de l’Est. Il n’avait jamais eu, en fait, à témoigner devant la cour. Pridgen et Woodworth employaient, pour ces corvées, des centaines d’auxiliaires juridiques, et Miles faisait partie des élites. De ceux qui, dans la coulisse, négociaient les accords. Les éminences grises.

Jusqu’à cette journée incroyable qui l’avait projeté en pleine lumière. En première ligne du casse-pipe. Sous les feux de la rampe et le feu d’un ennemi dont quelques instants plus tôt, il n’avait même pas soupçonné l’existence.

Ils trouvèrent Michael Thorn au greffe, penché sur un énorme registre de jurisprudence. Sous l’éclairage cru des tubes fluo, Miles découvrit un homme d’âge moyen, au cheveu rare, de taille également moyenne et quelque peu replet sans être obèse. Les pommettes saillantes et le nez plutôt évident au milieu d’un visage d’apparence probablement plus juvénile que le nombre de ses années.

« Michael Thorn ? »

L’homme leva les yeux, souriant.

« Lui-même. »

Lord se présenta, ainsi que sa compagne. Il n’y avait personne d’autre dans le local sans fenêtre.

« Nous venons d’Atlanta. »

Il montra ses pièces d’identité professionnelle. Raconta la même histoire qu’à la banque de San Francisco.

« Je travaille sur le patrimoine d’un parent décédé de Mlle Petrovna.

— On dirait que vous ne pratiquez pas seulement ce genre de sport, plaisanta Thorn en désignant, de l’index, la face tuméfiée de Lord.

— C’est vrai, contre-attaqua Miles, sur l’inspiration du moment. Je pratique aussi la boxe, pendant le week-end. Lors de mon dernier entraînement, je suis tombé sur plus fort et surtout plus méchant que je ne m’y attendais. »

Thorn n’avait pas perdu son sourire.

« Et que puis-je faire pour vous, monsieur Lord ? En dehors de sparring partner dont je n’aurais pas les capacités.

— Vous exercez ici depuis longtemps ?

— Depuis toujours. »

La voix de Thorn exprimait une fierté mal contenue.

« Mes compliments. Genesis est une belle ville. J’en déduis que vous y êtes né ? »

L’expression de l’avocat se teinta de curiosité.

« Pourquoi ces questions, monsieur Lord ? Je croyais que vous travailliez sur une succession. Qui est le défunt ? Je suis à peu près certain de connaître la famille. »

Lord sortit de sa poche la cloche de l’enfer et la tendit à Thorn, en prenant grand soin d’observer sa réaction.

Aucune réaction perceptible. Mais après un examen méticuleux de l’objet :

« Impressionnant. Or massif, non ?

— Je le pense. Vous pouvez lire le texte gravé ? »

Thorn chaussa les lunettes posées, à hauteur de poitrine, sur le meuble de lecture.

« De sacrés petits caractères… »

Akilina et Lord échangèrent un regard. Elle aussi observait Michael Thorn avec une attention soutenue.

« J’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’une langue étrangère. J’ignore laquelle, mais je ne peux même pas déchiffrer les caractères. L’anglais est la seule langue que je connaisse et certains disent même, parfois, que je devrais la connaître mieux.

— “Celui qui tiendra jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé” », cita Akilina, en russe.

Thorn la regarda, interloqué. Vraiment ? Ou bien n’était-ce qu’une comédie ? Ou la simple surprise d’entendre parler une autre langue alors qu’il venait d’affirmer ne comprendre que l’anglais ?

« Qu’est-ce qu’elle a dit ? »

Lord traduisit. Thorn fronça les sourcils.

« Évangile selon saint Matthieu, c’est ça ? Mais qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ?

— Ces mots ne signifient rien pour vous ? »

Thorn haussa les épaules en restituant la clochette.

« Monsieur Lord, que désirez-vous au juste ?

— Je comprends que tout ceci puisse vous paraître étrange, mais j’aimerais vous poser encore deux ou trois questions. Vous m’accordez cette latitude ? »

Thorn ôta ses lunettes.

« Je vous écoute.

— Y a-t-il d’autres Thorn, ici, à Genesis ?

— J’ai deux sœurs, mais elles ne vivent pas ici. Oui, il y a d’autres Thorn, en ville, le nom n’est pas si rare. Dont une famille assez nombreuse. Aucune ne m’est apparentée.

— Tous faciles à trouver ?

— Dans l’annuaire local. Votre succession concerne un nommé Thorn ?

— D’une manière indirecte. »

Lord s’efforçait de ne pas dévisager son vis-à-vis avec trop d’insistance, mais c’était plus fort que lui. Il recherchait, dans son physique, toute trace éventuelle de ressemblance avec Nicolas II. Ce qui était encore plus absurde que tout le reste. Il n’avait vu les Romanov qu’en photos et en films de qualité douteuse, et toujours en noir et blanc. Comment, dans ces conditions, déceler une quelconque ressemblance ?

Thorn était relativement petit et replet, comme Nicolas. Au-delà commençait le travail de l’imagination. À quoi s’était-il attendu ? À voir l’héritier présumé lire le texte ciselé et se métamorphoser, subitement, en tsar de toutes les Russie ? Ce n’était pas un conte de fées. C’était une question de vie ou de mort. Et si quelque héritier supposé soupçonnait la vérité, l’imbécile était fichu de se rabattre dans l’anonymat qui lui avait servi de sanctuaire depuis sa naissance.

Lord remit la cloche de l’enfer dans sa poche.

« Désolé de vous avoir importuné, monsieur Thorn. Vous devez nous trouver un peu bizarres, et nous ne saurions vous le reprocher. »

Les traits de Michael Thorn s’éclairèrent d’un nouveau sourire.

« Pas du tout, monsieur Lord. Visiblement, vous êtes sur une affaire délicate, et vous devez justifier la confiance de votre client. Rien à dire contre ça. C’est une chose que je peux comprendre. Mais si vous en avez terminé, j’aimerais finir moi-même ce petit travail avant que le greffier ne me flanque à la porte. »

Les deux hommes se serrèrent la main.

« Ravi d’avoir fait votre connaissance, dit Lord.

— Moi de même. Et si vous avez besoin d’aide pour dénicher cet autre Thorn, mon cabinet est à deux pas d’ici. J’y serai demain toute la journée.

— Merci, je n’oublierai pas. Pouvez-vous nous recommander un endroit pour la nuit ?

— Voilà qui risque d’être un peu plus difficile. Nous sommes en pleine saison touristique, et la plupart des hôtels sont archicombles. Mais comme c’est un mercredi, il y aura probablement une chambre pour une nuit ou deux. Ce sont les week-ends qui sont les pires. Juste le temps de passer un coup de fil. »

Thorn tira son portable de sa poche et pianota un numéro. Il parla brièvement, puis raccrocha.

« Je connais le directeur d’un Bed and Breakfast qui m’a dit ce matin avoir encore deux ou trois places libres. À l’Auberge des azalées. Je vous fais un plan, c’est à deux pas d’ici. »

 

Située juste en dehors de la ville, l’Auberge des azalées était un établissement vénérable construit dans le style de la reine Anne. De grands hêtres dominaient, de très haut, un rectangle inscrit dans une enceinte de piquets peints en blanc. Le porche d’entrée s’agrémentait de fauteuils à bascule revêtus de toile verte. L’intérieur, à l’ancienne mode, offrait un florilège de patchworks, de plafonds à poutres et de cheminées garnies de grosses bûches.

Lord ne demanda qu’une seule chambre, choix qui lui valut un regard acéré de la réceptionniste d’âge mûr. Il se remémora la réaction de l’homme de Starodug, puis se rendit compte que celle-ci était différente. Un Noir avec une Blanche. Dur d’imaginer que ce n’était toujours pas accepté sans cette sorte de désapprobation tacite. Quelle naïveté d’avoir pu croire le contraire !

« Un problème à la réception ? » voulut savoir Akilina, une fois dans la chambre.

La pièce était claire et nette, avec des fleurs fraîches dans un vase et un gros édredon étalé sur le lit bateau. Baignoire sur pattes de lion à l’ancienne, et rideau en dentelle tiré devant la fenêtre.

« Certains pensent toujours que les races ne devraient pas se mélanger. »

Il jeta sur le lit les sacs que Semyon Pachenko leur avait fournis, une éternité plus tôt. Les deux derniers lingots d’or étaient restés à Sacramento, dans une consigne automatique. Avec celui de Kiev, trois petits morceaux de l’ex-puissance impériale qui attendraient paisiblement leur retour.

« Les lois peuvent contraindre les gens à changer, mais les vieilles attitudes, les vieilles habitudes demeurent. Essaie de ne pas t’en formaliser. »

Akilina haussa les épaules.

« Nous avons aussi des préjugés, en Russie. À l’égard des étrangers, surtout basanés. Des Mongols. Toujours mal accueillis, où qu’ils aillent.

— Il faudra bien qu’ils s’accommodent d’un tsar né en Amérique, élevé à l’américaine. À propos de notre recherche, je pense qu’elle avance plutôt bien.

— L’avocat m’a paru franc du collier. Il tombait des nues. »

Lord se percha sur le bord du lit.

« Oui, je ne l’ai pas quitté de l’œil pendant qu’il examinait la clochette.

— Il a dit qu’il y avait pas mal d’autres Thorn à Genesis. »

Par association d’idées, Miles Lord se releva pour aller ouvrir l’annuaire du téléphone, à la lettre T.

« Une demi-douzaine de Thorn et deux Thorne avec un e. Demain, on ira les voir tous, s’il le faut. Peut-être avec l’aide de l’avocat. Il a l’air de connaître son bled sur le bout du doigt. »

Puis il ajouta avec un sourire :

« Mais pas avant un repas correct et une bonne nuit de sommeil. »

Ils dînèrent dans un proche restaurant dont les fenêtres possédaient l’originalité de donner en direct sur un champ de citrouilles. Lord fit connaître à Akilina le poulet rôti, la purée de pommes de terre, le maïs en épi et le thé glacé. Sa surprise l’enchantait et le stupéfiait à la fois. Puis il se souvint qu’il n’avait jamais mangé de madeleines fourrées, de soupe à la betterave et de pâtés de viande sibériens avant de visiter la Russie.

Le temps était idéal. Pas un nuage dans le ciel. Et la Voie lactée déployée au-dessus d’eux, tel un tableau surréaliste…

Genesis était un de ces lieux enchantés qui ne vivent que le jour. Aucun mouvement dans les rues, en dehors de la clientèle des quelques restaurants. Mais quand ils regagnèrent l’auberge, Michael Thorn les attendait dans le hall, confortablement allongé sur un vieux sofa.

Il avait troqué son costume de ville contre un chandail et un pantalon sans plis. Il se leva à leur entrée, plus calme et détendu que jamais.

« Je peux revoir cette clochette ? »

Lord la lui remit. Il le vit alors sortir de sa propre poche un minuscule battant du même métal, et le mettre en place. Un coup de poignet ne donna rien de plus qu’un petit choc sourd.

« L’or est trop mou pour émettre un son de cloche, fit observer Thorn, mais je suppose qu’il vous en faut un peu plus pour vous prouver qui je suis ? »

Lord acquiesça d’un signe de tête.

« Où pousse larbre de la princesseà la Genèseune épine vous attendRedites bien les mots qui vous ont conduits jusquiciLa victoire sera vôtre quand vous direz vos nomset que la cloche de lenfer sera reconstituée. »

Il n’avait pas élevé la voix, mais venait de parler russe sans le moindre accent perceptible.