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16 H 30
Akilina refoulait ses larmes. Debout dans la cabine téléphonique, avec toute l’animation de la rue alentour, elle réentendait, en écho, les hurlements atroces de Miles. Que pouvait-elle faire ? Lord lui avait interdit de s’en remettre à la police. Ou de se rendre au consulat de Russie. Descendre dans un autre hôtel, et rendez-vous au jardin zoologique, à six heures, telles étaient ses instructions. Seulement s’il n’apparaissait pas à ce rendez-vous, alerter les autorités américaines. De préférence les gens des Affaires étrangères.
Le cœur lui manquait. Quelles avaient été les paroles de ce monstre ? Il reçoit des décharges électriques. Je doute fort que son cœur puisse y résister longtemps. Paroles débitées comme si le meurtre ne signifiait rien pour lui. Son russe était correct, mais elle y avait décelé des maniérismes typiquement américains. Les autorités locales étaient-elles compromises ? Travaillaient-elles avec leurs persécuteurs ?
La main de la jeune femme agrippait toujours le téléphone. Elle ne voyait rien autour d’elle jusqu’à ce qu’une main lui touchât l’épaule droite. Elle se retourna d’un bloc alors qu’une personne âgée lui disait quelque chose. Elle ne comprit qu’un seul mot. Une question posée, semblait-il :
« … fini ? »
Des larmes coulaient sur ses joues, et l’expression de la dame s’adoucit. En s’essuyant les yeux d’un revers de manche, Akilina bégaya :
« Spacibo. »
Puis trouva la force de traduire :
« Merci. »
Elle sortit de la cabine et s’éloigna, au hasard. Elle avait déjà changé d’hôtel, mais sans confier au coffre de l’établissement l’œuf de Fabergé, les lingots d’or et le vieux journal découverts à la banque. Suivant les recommandations de Miles, elle trimbalait le tout dans un des sacs. Seule solution devant l’impossibilité de faire confiance à quiconque.
Elle errait dans les rues depuis déjà deux heures, en s’assurant, de son mieux, qu’elle n’était pas suivie. Mais où était-elle ? À l’ouest de la Commerce and Merchants Bank, bien sûr, en dehors du secteur financier. Boutiques d’antiquités, galeries d’art, bijouteries, librairies, restaurants… Où se réfugier ? La seule chose importante était de pouvoir reconnaître le chemin de son hôtel, le nouveau. Elle avait emporté leur brochure publicitaire et pourrait toujours la montrer à un chauffeur de taxi.
Ce qui l’avait amenée dans cette direction n’était autre que le clocher aperçu au tournant d’une rue. L’architecture était russe, avec un dôme caractéristique et une abondance de croix dorées. Une image du pays, quoique abâtardie par tout un tas d’influences étrangères, portail en faux bois, balustrade forgée qui ne figuraient en façade d’aucune église orthodoxe. Un titre en caractères cyrilliques donnait la traduction du nom anglais de cette CATHÉDRALE DE LA SAINTE TRINITÉ. C’était bien une église locale de confession orthodoxe, et elle était si fatiguée. Sans plus d’hésitation, elle traversa la rue et pénétra dans la cathédrale.
Décor traditionnel en forme de croix, avec le grand autel orienté vers l’est. Un massif lustre de bronze pendait du centre de la coupole. Une odeur de cire d’abeille, mêlée au parfum résiduel de l’encens, émanait des cierges allumés dans le clair-obscur. Et partout des icônes. Sur les murs, dans les vitraux, et sur le panneau destiné à séparer l’autel de la congrégation. Dans l’église de sa jeunesse, la cloison avait été plus largement ouverte sur les prêtres officiants. Mais celle-ci était recouverte d’images de pourpre et d’or représentant le Christ et la Vierge Marie. Pas de chaises ni même de bancs nulle part. Comme en Russie, les gens assistaient, debout, aux offices.
Elle s’approcha d’un autel latéral, espérant peut-être que Dieu l’aiderait à résoudre son dilemme. Ses larmes coulaient de nouveau. Elle n’avait jamais beaucoup pleuré, mais la pensée des tortures infligées à Miles lui était insupportable. Il y avait bien la police, mais il l’avait clairement mise en garde contre tout recours prématuré aux forces de l’ordre. Gouvernement n’était sans doute pas synonyme de salut. La principale leçon que sa grand-mère lui eût opiniâtrement enfoncée dans le crâne.
Elle se signa, marmonnant une prière qui remontait de sa prime jeunesse.
« Est-ce que tout va bien, mon enfant ? » s’enquit une voix d’homme, en russe.
Elle se retourna pour découvrir un prêtre d’âge moyen, en robe sacerdotale orthodoxe. Il ne portait pas la coiffure traditionnelle commune au clergé russe, mais la croix d’argent qui pendait à son cou semblait sortie tout droit, elle aussi, de vieux souvenirs d’enfance. Vivement, elle sécha ses yeux. S’efforça de se maîtriser.
« Vous parlez russe, mon père.
— Je suis né là-bas. J’ai entendu votre prière. Il est rare d’entendre quelqu’un parler aussi bien cette langue. Vous êtes ici en visite ? »
Elle acquiesça.
« Quels sont ces ennuis qui vous affligent ? »
La voix du prêtre était apaisante.
« Un de mes amis court un grand danger.
— Pouvez-vous l’aider ?
— Je le voudrais plus que tout au monde. Mais je ne sais pas comment.
— Vous avez choisi le bon endroit pour y chercher conseil. »
Il désigna le panneau d’icônes.
« En temps d’affliction, Notre-Seigneur est le meilleur conseiller qui soit. »
La grand-mère d’Akilina avait été une fervente orthodoxe. Elle s’était efforcée de faire partager sa foi à sa petite-fille. Mais c’était la première fois qu’elle avait tant besoin de Dieu. Malheureusement, le prêtre ne pourrait ni l’aider ni même la comprendre, et trop en dire risquerait sans doute d’être dangereux. Prudemment, elle murmura :
« Avez-vous suivi ce qui se passe en Russie, mon père ?
— Avec le plus grand intérêt. Je suis partisan de la restauration. C’est ce qui peut arriver de mieux à la Russie.
— Qu’est-ce qui vous le fait penser ?
— Depuis des décennies, tant d’âmes y ont été détruites. L’Église avait presque totalement disparu. Peut-être les Russes vont-ils à présent regagner le troupeau. Les Soviets avaient peur de Dieu. »
Réflexion paradoxale, mais elle était d’accord. Tout ce qui pouvait fortifier l’opposition était vu comme une menace. L’Église. Une certaine poésie. Une vieille dame.
« Je vis ici depuis des années, déclara le prêtre. Ce pays n’est pas la géhenne qu’on nous a tant décrite. Tous les quatre ans, les Américains élisent leur président, en fanfare. Mais dans le même temps, ils lui rappellent qu’il n’est qu’un être humain, apte à commettre des erreurs. J’ai appris que moins un gouvernement s’autodéifie, plus il doit être respecté. J’espère que notre nouveau tsar aura compris la leçon de l’Histoire. »
Elle acquiesça. Était-ce un message ?
« Vous aimez cet ami qui court un grand danger ? »
Une question qu’elle ne s’était encore jamais posée. Elle répondit sincèrement :
« C’est un homme de bien.
— Mais vous éprouvez pour lui de l’amour ?
— Notre rencontre est très récente. »
Il désigna le sac accroché à son épaule.
« Vous allez quelque part ? Cherchez-vous à fuir ? »
Elle se rendit compte que le prêtre ne comprenait pas, ni ne pourrait comprendre. Lord lui avait bien dit de ne parler à personne, jusqu’à son éventuel faux bond à six heures. Elle avait la ferme intention de respecter ses ordres à la lettre.
« Aucune voie de repli ne nous est ouverte, mon père. Mes ennuis et les siens sont ici.
— J’ai peur de ne pas comprendre votre situation. Et l’Évangile nous rappelle que si l’aveugle conduit l’aveugle, tous deux tomberont dans le fossé. »
Elle eut un pâle sourire.
« Moi-même, je ne comprends pas vraiment. Mais j’ai un devoir à remplir. Qui m’obsède actuellement plus que je ne saurais le dire.
— Un problème qui implique cet homme que vous aimez peut-être d’amour ? »
Elle approuva d’un signe de tête.
« Aimeriez-vous que nous priions pour lui ? »
Au moins, ça ne pouvait pas nuire.
« Il se peut que cela nous aide. Ensuite, vous m’indiquerez le chemin du zoo ? »